CHAPITRE II : LE ROMANTISME. — POUCHKINE ET LA POÉSIE.

Ce fut un beau printemps de siècle, en Russie et dans toute l’Europe : la trêve des poëtes, une trêve de vingt-cinq ans après les grandes guerres politiques, avant les grandes luttes sociales et industrielles. L’homme, ayant démoli sa vieille maison, se reposa un instant pour chanter avant de la reconstruire, comme fait l’ouvrier qui interrompt son travail. Durant ces années du romantisme, si courtes et si remplies, qu’on peut circonscrire entre 1815 et 1840, la Russie intelligente sembla ne vivre que d’idée, de passion et d’harmonie. La soudaineté est le caractère de toutes les éclosions dans ce pays ; il se couvrit de poëtes comme ses prairies se parent de fleurs, en quelques jours, au premier rayon qui fond les neiges. Un temps, les vers furent la langue universelle : tout homme cultivé la parla naturellement. De ces poëtes, beaucoup sont aimables, un seul est admirable, celui qui les absorbe tous dans son rayonnement, qui a donné son nom à cette époque, le glorieux Pouchkine.

Voilà pourtant une grande injustice et un exemple frappant de cette vérité, qu’en littérature la priorité des titres n’est rien, leur beauté est tout. Joukovsky, plus âgé de vingt ans, a précédé Pouchkine et lui a longtemps survécu ; qu’il soit le véritable initiateur du romantisme, aucun critique ne le conteste ; le premier, il apporta d’Allemagne la doctrine nouvelle, et lui resta fidèle pendant un demi-siècle. Son œuvre est considérable : une version d’Homère où la langue russe, grâce à ses affinités avec la langue grecque, rend chaque nuance et chaque effet de cette dernière, aussi fidèlement qu’un surmoulage de cire molle ; des imitations nombreuses de Schiller, de Gœthe, d’Uhland ; des compositions personnelles, élégies ou ballades, poésie mélancolique et languissante, toute colorée du bleu allemand, qu’on dirait empruntée au doux Novalis. Joukovsky prélude à la plupart des thèmes que reprendra Pouchkine, dans le même ton, sur le même instrument ; c’est le Pérugin de ce Raphaël ; à l’heure où l’élève est à peine au collége, son maître écrit déjà des ballades sur des sujets russes, Ludmila (1808), Svétlana (1811) ; prenez dans ces pièces une des bonnes strophes, glissez-la dans Rousslan ou dans le Prisonnier du Caucase ; il faudra un œil bien exercé pour apercevoir la supercherie ; néanmoins, d’un consentement unanime, les Russes vous diront que la poésie nouvelle date de Pouchkine et reste identifiée avec son nom. Joukovsky fut de ces esprits timides qui naissent et demeurent satellites, astres de reflet, alors même qu’ils se lèvent les premiers ; si vive et si pareille à l’aube que soit la clarté de la lune, nous ne comptons le jour que de l’instant où le soleil la remplace.

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