I

Il était Petit-Russien, fils de Cosaques. Donnée à des lecteurs russes, cette simple indication n’a pas besoin de commentaires ; elle éclaire le plus particulier de l’homme, elle dessine à l’avance le trait saillant que nous relèverons dans son caractère et dans son œuvre : une bonne humeur maligne avec un dessous de mélancolie. Pour comprendre cet écrivain, il faut connaître la terre qui le porta comme son fruit naturel. Cette terre, — l’Ukraine, la frontière, — est un objet de dispute entre les influences de l’extrême Nord et de l’extrême Midi. Durant quelques mois, le soleil s’empare d’elle en maître, il y accomplit ses miracles constants. C’est l’Orient, des jours lumineux sur des plaines enchantées de fleurs et de verdure, des nuits douces dans un ciel enchanté d’étoiles. Le sol fertile porte d’incomparables moissons, la vie est facile, partant joyeuse, dans cet éveil universel de la séve et du sang. Le grand magicien fond la tristesse avec la neige, il élabore des esprits plus ardents et plus subtils, il tire de l’âme tout ce qu’elle contient de gaieté, chaleur qui monte aux lèvres en rires bruyants.

Pays de soleil, mais aussi pays de grandes plaines. L’inquiétude des horizons sans fin diminue le plaisir que les yeux trouvent autour d’eux ; on n’est pas joyeux longtemps en face de l’illimité. L’habitude du regard fait celle de la pensée, ce vide lointain l’attire, elle se poursuit dans l’espace sans parvenir à se perdre ; c’est le vol d’oiseaux parti dans la clarté, qu’on accompagne machinalement comme il décroît dans l’ombre, qu’on cherche encore évanoui dans l’éther. De là, pour l’homme de la steppe, l’inclination au rêve, la retombée sur lui-même, l’essor en dedans de l’imagination. Il y a dans le Petit-Russien du Provençal et du Breton. L’hiver le refait Russe. Cette saison revient sur le Dniéper presque aussi rigoureuse que sur la Néva ; rien n’arrête les vents et les glaces du Nord qui ressaisissent ce pays ; la mort contrarie brusquement l’œuvre du soleil ; la terre et l’homme s’engourdissent. De même qu’elle fut conquise et asservie par les armées de Moscou, l’Ukraine est reconquise chaque année par le climat de Moscou : il égalise la dure condition de toutes les provinces. Sur ce champ de luttes, l’histoire physique semble avoir tracé le plan de l’histoire politique ; et les vicissitudes de cette dernière n’ont pas moins contribué que celles du climat à former une physionomie originale à la Petite-Russie.

Elle a subi le Turc, et d’un long contact avec lui elle a gardé bien des traits orientaux. Puis la Pologne l’entraîna dans son orbite agitée ; cette Italie du Nord a laissé à son ancienne vassale quelque chose de ses mœurs magnifiques et turbulentes. Enfin, les ligues cosaques lui ont fait une âme républicaine ; de cette époque datent les traditions les plus chères au Petit-Russien, le fonds de liberté et de hardiesse qui décèle son origine. On sait ce qu’étaient les Cosaques Zaporogues : un ordre de chevalerie chrétienne, recruté parmi des brigands et des serfs fugitifs, toujours en guerre contre tous, sans autres lois que celles du sabre. Dans les familles qui descendent directement de cette souche, — et la famille de Gogol en était, — on retrouve les révoltes héréditaires, les instincts errants, le goût de l’aventure et du merveilleux.

Il fallait noter les éléments complexes de cet esprit semi-méridional, plus jovial, plus prompt et plus libre que celui du Grand-Russe ; notre écrivain va le faire triompher dans la littérature de son temps, il le représentera avec d’autant plus d’exactitude que son cœur tient plus fort à la terre natale. Il y plonge par toutes ses racines ; la première moitié de l’œuvre de Gogol n’est que la légende de la vie de l’Ukraine.

Nicolas Vassiliévitch naquit en 1809, à Sorotchinzy, près de Poltava, au centre des terres noires et de l’ancien pays cosaque. Son premier éducateur fut son grand-père. Ce vieillard avait été écrivain régimentaire des Zaporogues. Malgré son intitulé, cette charge d’épée n’avait rien à voir avec les lettres, c’était une des dignités de la milice républicaine. L’enfant fut bercé aux récits de l’aïeul, survivant des époques héroïques, intarissable sur les grandes guerres de Pologne, sur les hauts faits des écumeurs de la steppe. La jeune imagination s’emplit de ces histoires, tragédies militaires et féeries paysannes ; elles nous ont été transmises presque intactes, — Gogol l’a souvent répété, — dans les Veillées du hameau et surtout dans le poëme de Tarass Boulba. Ce que le grand-père racontait, l’enfant l’apprenait sous une autre forme en écoutant les kobzars, ces rhapsodes populaires qui vont chantant l’épopée ukrainienne. Tout, dans ce milieu, lui parlait d’un âge fabuleux à son déclin, d’une poésie primitive encore vivante dans les mœurs. Quand l’artiste condensera pour nous cette poésie flottante dans l’air qu’il respire, on devinera qu’elle a passé à travers deux prismes : celui de la vieillesse, qui se rappelle avec regret ce qu’elle narre ; celui de l’enfance, qui imagine avec éblouissement ce qu’elle entend.

Ce furent là, paraît-il, les premières classes du jeune Gogol et les plus profitables. On le plaça par la suite au gymnase de Niéjine, on lui montra le latin et les langues étrangères ; ses biographes nous assurent qu’il fut un détestable écolier. Les biographes agrémentent volontiers de ce trait la vie de tous les grands hommes, c’est un siége fait. Il ne faut pas le répéter trop haut, on pourrait être lu dans les colléges. D’ailleurs, si l’éducation première de l’écrivain eut des lacunes, il y pourvut plus tard ; tous ses contemporains témoignent de sa vaste lecture, de sa connaissance approfondie des littératures d’Occident. Comme il va quitter les bancs de l’école, ses lettres à sa mère nous déclarent déjà les inclinations de son esprit : une verve observatrice et satirique, exercée aux dépens de ses camarades, un fonds de piété sérieuse, le désir d’une grande destinée. Parfois un découragement subit ravale le vol de ces hautes espérances ; des affaissements de volonté, des déclamations contre l’injustice des hommes datent les lettres ; on reconnaît l’influence des premières lectures romantiques, la contagion du byronisme de l’époque. « Je me sens, écrit le jeune enthousiaste, la force d’une grande, d’une noble tâche, pour le bien de ma patrie, pour le bonheur de mes concitoyens et de tous mes semblables... Mon âme aperçoit un ange envoyé du ciel, qui l’appelle impérieusement vers le but auquel elle aspire... » Nos pessimistes de vingt ans souriront de cette rhétorique ; on sourira de la leur dans un demi-siècle, et avec moins d’indulgence. Malheur aux générations qui ne sont pas un instant crédules au mensonge de la vie, qui ne se brûlent pas à leur propre flamme et laissent refroidir la vieille humanité ! Comme tout ce qui existe, elle ne dure que par une perpétuelle combustion.

Un Russe qui voulait faire le bonheur de ses semblables sous l’empereur Nicolas n’avait pas le choix des moyens ; il devait entrer au service de l’État et gravir laborieusement les degrés de la hiérarchie administrative : depuis Pierre le Grand, ce mandarinat obligatoire aspire toutes les forces vives de la nation. Après avoir terminé les études qui y donnent accès, Gogol partit pour Pétersbourg. Ses lettres nous instruisent de son histoire morale. C’était en 1829, il avait vingt ans ; léger de bourse, riche d’illusions, il entra dans la capitale comme ses pères les Zaporogues dans les villes conquises, persuadé qu’il n’avait qu’à étendre la main avec hardiesse pour saisir toutes les félicités. Oh ! le curieux spectacle, une nature d’homme qui se forme pour l’emploi auquel elle est prédestinée ! Surprenez à l’œuvre la volonté obscure, toujours agissante, qui tisse adroitement chaque fil dans la vaste trame de l’histoire. Voici un futur écrivain, commissionné pour guider une évolution de l’esprit, pour arracher la littérature à la vie imaginaire et la ramener à la vie réelle ; à cet homme, la volonté dont je parle a donné d’abord une bonne part de rêve, une libre crue d’imagination, tout ce qu’il fallait de poésie pour lui affermir les ailes ; maintenant elle va l’astreindre au dur noviciat de la réalité. En quelques semaines, Nicolas Vassiliévitch fit son apprentissage. Non-seulement on ne lui offrait rien de ce qu’il attendait, mais on refusait partout ce provincial sans appuis. Il apprit que la grande ville était un désert plus inclément que sa steppe natale ; il connut les portes sourdes au débutant qui frappe, les vaines promesses, toute la défense inerte de l’établissement social contre l’assaut des nouveaux arrivants.

Alors, dans son cœur pris de désespoir, le sang du Cosaque, de l’aventurier errant, s’attesta par un brusque retour d’atavisme. Un jour, il reçoit de sa mère une petite somme destinée à libérer la maison paternelle d’une hypothèque ; au lieu de porter cet argent à la banque, Gogol se jette sur un bateau en partance, sans but, comme l’enfant qui s’est grisé du Robinson, pour fuir n’importe où devant soi, dans le vaste monde. Ce bateau le laisse à la première escale, à Lubeck ; il débarque là indifféremment, comme il eût débarqué aux Indes, il vagabonde trois jours dans la ville, et revient à Pétersbourg, soulagé de son trésor, guéri de sa folie, résigné à tout supporter.

Après bien des démarches, il obtint une modeste place d’expéditionnaire au ministère des apanages. Il ne passa qu’une année dans les bureaux ; elle exerça une influence décisive sur son esprit. Tandis qu’il copiait la prose de son chef de division, la bureaucratie russe posait devant lui ; les silhouettes des tchinovniks se gravaient dans sa mémoire, il étudiait le monstre qui devait hanter toute son œuvre ; Akaky Akakiévitch, le triste héros qui personnifiera dans le Manteau ce monde de misère, lui apparut là en chair et en os. Bientôt las de ce métier, Gogol en essaya quelques autres. Il se croyait un grand talent d’acteur, il offrit ses services à la direction des théâtres ; on ne lui trouva pas assez de voix. Le comédien rebuté se fit précepteur ; il entreprit sans grand succès des éducations dans des familles de l’aristocratie pétersbourgeoise. Enfin, des amis lui procurèrent une chaire d’histoire à l’université : le professeur dépensa tout son feu dans un brillant discours d’ouverture ; dès la seconde leçon, ses élèves ne le reconnurent plus, il ne réussissait qu’à les endormir. Au bout de tant de naufrages, cette épave ne pouvait manquer d’arriver à la littérature ; c’est le refuge habituel, le tombeau des propres à rien et le tremplin des propres à tout. Plus souvent le premier.

De timides essais, publiés dans les journaux sous le couvert de l’anonyme, avaient procuré au jeune homme quelques relations. Pletnef l’encourageait, Joukovsky l’introduisit chez Pouchkine. Gogol a raconté avec quelles palpitations il sonna un matin à la porte du grand poëte. Celui-ci dormait encore, ayant veillé toute la nuit ; comme le visiteur ingénu s’excusait de troubler un pareil travailleur, le valet de chambre lui certifia que son maître avait passé la nuit à jouer aux cartes. C’était une désillusion, l’émule de Byron ne les épargnait pas à ses admirateurs ; mais l’accueil fut si cordial ! Si Pouchkine a tant fait pour les lettres russes, c’est peut-être plus encore par sa bonté que par ses chefs-d’œuvre. Exempt d’envie, libéral de son trop-plein d’idées et de gloire, il aimait naturellement le succès d’autrui, comme on aime le soleil sur les fleurs ; c’est la vraie marque du génie, celle qui est au cœur. Son ardente sympathie, prodigue d’encouragements et d’éloges, a fait lever des légions d’écrivains ; entre tous, Gogol demeura son préféré. Je dirai plus loin quelle part revient au poëte dans les maîtresses œuvres du prosateur ; pour commencer, Pouchkine l’engagea à traiter des scènes tirées de l’histoire nationale et des mœurs populaires. Gogol suivit le conseil ; il écrivit les Veillées du hameau.

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