II

Les Veillées dans un hameau près de Dikanka, c’est toute l’enfance du jeune auteur, tout le souvenir et l’amour de la terre d’Ukraine, épanchés de son cœur dans un livre. Un vieil éleveur d’abeilles est censé conter ces histoires à la veillée ; il bavarde au hasard, et la Petite-Russie se déroule devant nous sous tous ses aspects : paysages et foules, tableaux de mœurs rustiques, dialogues populaires, légendes grotesques ou terribles. Deux éléments assez contradictoires font corps dans ces récits, la gaieté et le fantastique. Il y a beaucoup de diablerie, il y en a trop ; les sorcières, les ondines, pâles spectres de noyées, le Malin sous tous ses déguisements, passent et repassent sans cesse, effrayant les villageois. Mais on ne les prend guère au sérieux ; la gaieté l’emporte, saine et robuste. Rien encore du rire amer qui creusera bientôt son pli sur la lèvre de Gogol ; seulement le bon et franc rire d’un joyeux Cosaque, gavé d’une copieuse écuelle de gruau, et qui s’étire au soleil en écoutant les farces dont se vante son compère ; entreprises galantes de jeunes gars, bons tours joués au Juif ou aux autorités du village, soulaisons rabelaisiennes avec force gourmades. Tout cela est conté dans une langue grasse et savoureuse, chargée de mots petits-russiens, de locutions naïves ou triviales, de ces diminutifs caressants qui rendraient seuls la traduction impossible dans un idiome plus formé. Par instants, le style s’élève et s’affine ; un flot de poésie emporte l’auteur quand revient sous ses yeux un des paysages où il a grandi. Ainsi, au début de la Nuit de mai  :

« Connaissez-vous la nuit d’Ukraine ? Oh ! vous ne connaissez pas la nuit d’Ukraine ! Contemplez-la. Du milieu du ciel, la lune regarde ; la voûte incommensurable s’étend et paraît plus profonde encore ; elle s’embrase et respire. Sur la terre, une lumière argentée ; l’air est frais, et pourtant il oppresse, chargé de langueur, charriant des parfums. Nuit divine ! nuit enchanteresse ! Immobiles et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Voici des étangs silencieux ; leurs eaux sombres et froides sont tristement emprisonnées dans les murailles de verdure des jardins. La petite forêt vierge de merisiers et de prunelles risque timidement ses racines dans le froid de l’eau ; par moments, ses feuilles murmurent, comme dans un frisson de colère, quand un joli petit vent, le vent de nuit, se glisse à la dérobée et les caresse. Tout l’horizon dort. Au-dessus, là-haut, tout respire, tout est auguste et triomphal. Et dans l’âme, comme au ciel, s’ouvrent des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent avec grâce dans ses profondeurs. Nuit divine ! nuit charmante ! Soudain tout s’anime, les forêts, les étangs et les steppes. Le trille majestueux du rossignol d’Ukraine a retenti : il semble que la lune s’arrête au milieu des nuées pour l’entendre. Sur la colline, le village dort d’un sommeil enchanté. L’amas de chaumières blanches brille d’un éclat plus vif aux rayons de la lune ; leurs murailles basses surgissent éblouissantes des ténèbres. Les chants se sont tus. Tout repose chez ces braves gens assoupis. Ça et là, pourtant, une petite fenêtre scintille. Sur le seuil d’une cabane, une famille attardée achève de souper. »

Brusquement, à la ligne suivante, nous sommes tirés de cette contemplation émue par la dispute de joyeux drilles qui dansent la farandole. Les voilà partis pour administrer une volée à l’ancien du village, caché dans un sac chez sa commère. Au milieu de la folle nuit, le décor change de nouveau ; la dame de l’étang sort de son lit humide, elle embrouille, puis dénoue l’aventure par ses sortiléges. D’autres fois, entre deux éclats de rire, un soupir mélancolique échappe au vieux conteur ; c’est le trait qui achève la physionomie de ce peuple, dont Gogol dit avec justesse : « Il verse sa gaieté dans des chansons où perce toujours une note triste. » Voyez l’épilogue du premier de ces récits, la Foire de Sorotchinzy. Le long convoi de charrettes quitte le marché, les appels et les refrains bruyants meurent sur la route.

« Ainsi la joie, la belle visiteuse inconstante, s’envole loin de nous. Vainement une voix isolée tente d’exprimer l’allégresse : son propre écho lui rapporte le chagrin et l’ennui ; elle s’attriste en s’écoutant. Ainsi les gais amis de notre libre et turbulente jeunesse, l’un après l’autre, solitairement, se perdent par le monde et laissent à la fin leur frère tout seul, vieillissant. Triste, l’abandon ! Triste et lourd, le cœur ! Et rien pour le soutenir ! »

On devine ce que tous ces contrastes mettent de couleur et de mouvement dans les Veillées. L’effet du livre fut considérable ; il avait par surcroît le mérite de révéler un coin de Russie inconnu. Gogol se trouva classé d’emblée. Pouchkine, dont l’âme claire aimait par-dessus tout la bonne humeur, porta aux nues l’œuvre qui l’avait fait rire. Les Russes la tiennent jusqu’à présent pour un de leurs meilleurs titres littéraires. Je demande à faire quelques réserves. Serait-ce que nous sommes trop vieux pour nous plaire aux contes de nourrices, trop moroses pour nous réjouir avec les bonnes gens ? Je ne sais, mais malgré toutes les qualités incontestables que je signale, les Veillées me laissent assez indifférent. La farce y est parfois un peu grosse, et dans le sac ridicule où le Scapin cosaque s’enveloppe, moi non plus je ne reconnais pas le grand satirique des Âmes mortes. La diablerie ne nous séduit que si elle nous épouvante ; or Gogol fut très-influencé par Hoffmann, il a tenté de l’imiter dans une assez médiocre nouvelle, le Portrait ; mais il n’avait pas la fantaisie inquiétante de l’Allemand ; ses diables sont bons enfants, et le diable bon enfant m’ennuie. Enfin, à côté des pages où les émotions de jeunesse entraînent librement la plume, il y en a d’autres où je sens la rouerie du lettré, travaillant sur des thèmes populaires. Les Veillées font souvent penser aux histoires provençales de nos félibres ; elles en ont l’agrément, mais aussi la naïveté voulue, qui est l’écueil du genre. Peut-être n’y a-t-il entre nous et les lecteurs enthousiastes de 1832 qu’une question d’optique ; pour eux, ce livre était singulièrement en avance par la franchise et le naturel ; pour nous, il est en retard, encore suspect de prétentions romantiques. Rien n’est plus difficile à apprécier et à faire sentir que la mesure dans laquelle une œuvre d’art a vieilli ; quand il s’agit d’une littérature étrangère, la difficulté devient impossibilité. Que les Russes me pardonnent une indication qui n’est certes pas une comparaison : je vais résumer mes critiques et les confondre en même temps par une simple question. Vous amusez-vous à la Dame blanche ? Assurément oui, presque tous les honnêtes gens s’y divertissent. En ce cas, vous vous plairez aux dames du lac de Gogol, vous n’aurez rien à passer dans les Veillées du hameau.

En 1834, l’auteur leur donna une suite sous ce titre : Récits de Mirgorod. C’était son règlement de comptes avec le romantisme. Il prend congé de la sorcellerie dans le Viy, ce cauchemar de la légende slave : une belle demoiselle maléficie ses admirateurs, elle consume lentement et réduit en une pincée de cendres l’imprudent qui touche son petit pied ; les naïves populations de l’Ukraine font honneur de ce phénomène au démon. La possédée a distingué un bachelier en théologie ; elle exige en mourant qu’il vienne pendant trois nuits lire les prières à l’église sur son corps. Pour la première fois, Gogol a su mettre une vraie puissance de terreur dans la lutte du pauvre clerc contre le fantôme. Voilà une belle histoire de revenants et qui donne la chair de poule.

L’œuvre capitale dans ce recueil, celle qui assura la célébrité de l’écrivain, c’est Tarass Boulba. Tarass est un poëme épique en prose, le poëme de la vie cosaque d’autrefois. Gogol se trouvait dans d’heureuses conditions, refusées à tous les modernes faiseurs d’épopées. En empruntant le cadre et les procédés consacrés depuis le vieil Homère, il les appliquait au pays, aux hommes, aux mœurs qui offrent la plus exacte ressemblance avec le monde homérique. Il avait eu l’impression directe de ce qu’il chantait ; il avait vu mourir autour de lui ces débris attardés du moyen âge. Comme il l’a dit, il ne faisait que rédiger les récits de son aïeul, témoin et acteur de cette Iliade. À l’époque où le poëte écrivait, il ne s’était guère écoulé plus d’un demi-siècle depuis la dissolution du camp des Zaporogues, depuis la dernière guerre de Pologne, où Cosaques et Polonais avaient fait revivre les exploits, la licence et la férocité des grands compagnons du temps de Bogdan.

Cette guerre forme le nœud de l’action dramatique : le vieux Tarass y incarne, dans la rudesse héroïque de ses traits et de son âme, le type légendaire des aventuriers de la steppe. Les Zaporogues se sont levés pour la foi et pour le pillage, ils partent contre l’ennemi héréditaire ; Tarass rappelle ses deux fils de l’université de Kief, il les conduit au camp, dans l’île du Dniéper. Nous entrons avec lui dans la vie quotidienne de la sauvage république ; nous le suivons à travers les batailles, les siéges et le sac des villes polonaises ; il nous mène dans Varsovie, où un Juif l’introduit sous un déguisement, pour y assister à l’exécution de son fils prisonnier ; il nous épouvante par les vengeances qu’il tire de ce meurtre ; sa mort symbolique nous montre la gloire et la liberté des Cosaques disparaissant dans la tombe avec leur dernier ataman. Sur ce canevas, le poëte a prodigué les descriptions pittoresques, les divers ingrédients qui entrent dans la composition d’une épopée.

Nous devons à M. Viardot une honnête version de Tarass Boulba ; elle révèle du moins à l’étranger un des mérites de l’œuvre, la vivacité du sens historique. Cette représentation animée nous en apprend plus, sur la république du Dniéper, que toutes les dissertations des érudits. Ce que la traduction ne pouvait rendre, c’est la magnificence de la prose poétique. Imaginez les Martyrs traduits, trahis dans un autre langage ; il faudrait beaucoup de courage pour les lire ; il en faut déjà un peu pour aborder l’original, ajouteraient les gens irrévérencieux. Ici il s’agit d’une langue dont Mérimée disait avec raison : « Elle est le plus riche des idiomes de l’Europe. Douée d’une merveilleuse concision qui s’allie à la clarté, il lui suffit d’un mot pour associer plusieurs idées qui, dans une autre langue, exigeraient des phrases entières. Le français, renforcé de grec et de latin, appelant à son aide tous ses patois du Nord et du Midi, la langue de Rabelais enfin, peut seule donner une idée de cette souplesse et de cette énergie. » — Je dois pourtant faire entrevoir quelques-unes de ces pages classiques ; on les apprend en Russie dans toutes les écoles. J’essaye, en serrant le texte d’aussi près que possible.

Les fils de Tarass sont revenus au logis, pour une nuit seulement. À l’aube, leur père doit les emmener au. camp.

« Seule, la pauvre mère ne dormait pas. Penchée sur le chevet de ses chers fils, qui reposaient côte à côte, elle peignait ces jeunes boucles de cheveux, frisant en désordre, elle les regardait à travers ses larmes ; tout son être, ses sentiments et ses facultés se concentraient dans ce regard ; elle ne pouvait s’en rassasier. Elle les avait nourris de son lait, élevés, choyés ; et voilà qu’on lui accorde une seule minute pour les voir ! « Mes fils, mes fils bien-aimés ! qu’arrivera-t-il de vous ? qu’est-ce qui vous attend ? » murmurait-elle ; et ses larmes s’arrêtaient dans les rides qui avaient changé son visage, si beau jadis.

C’est qu’elle était profondément à plaindre, comme toutes les femmes de ce siècle turbulent. Elle avait vécu de l’amour un instant, la durée du premier éclair de passion, du premier bouillon de jeunesse ; puis son farouche séducteur l’avait abandonnée pour le sabre, les compagnons de guerre, les aventures. Elle voyait son époux deux ou trois jours par an, parfois elle n’entendait plus parler de lui pendant des années. Et quand elle le retrouvait, quand ils vivaient ensemble, quelle était sa vie ? Il fallait subir les outrages, les coups même : les rares caresses n’étaient qu’une aumône de pitié pour la pauvre créature, égarée dans cette horde de soldats célibataires, dont les mœurs brutales donnaient au camp des Zaporogues sa rude physionomie. Elle avait vu fuir sa jeunesse sans bonheur ; ses joues fraîches et ses lèvres délicates s’étaient flétries sans baisers, couvertes de rides prématurées. Amour, instincts, tout ce qu’il y avait de tendre et de passionné dans la femme s’était concentré dans le sentiment maternel. Elle couvait ses enfants avec fièvre, avec passion, avec larmes, elle planait sur eux comme la mouette des steppes. Et on les lui prend, ces fils adorés, on les lui prend pour jamais. Qui sait ? Peut-être qu’à la première rencontre, un Tartare leur coupera la tête ; elle ne saura jamais où gisent leurs corps abandonnés, sur quelle route les oiseaux de proie les dévorent. Et pour chaque goutte de leur sang, elle aurait donné tout le sien ! Secouée par les sanglots, elle contemplait leurs yeux, que le tout-puissant sommeil commençait à fermer ; elle pensait : « Peut-être que Boulba, quand il s’éveillera, retardera son départ d’un jour ou deux : peut-être n’a-t-il décidé de partir aussi vite que parce qu’il avait beaucoup bu ! »

« Du haut du ciel, la lune éclairait depuis longtemps toute la cour, les groupes de serviteurs endormis, les épaisses touffes des saules, les folles avoines où disparaissait la palissade de l’enceinte. La mère était toujours assise au chevet de ses fils, elle ne les quittait pas des yeux une minute, elle ne pensait pas au sommeil. Déjà les chevaux, flairant l’aurore, dressaient leurs têtes dans l’herbe et cessaient de manger ; les feuilles commençaient de trembler au sommet des saules, insensiblement le frisson murmurant descendait, gagnant les branches basses. De la steppe arriva le hennissement sonore d’un poulain ; des bandes rouges illuminèrent tout à coup le ciel.

« ... Quand la mère vit ses fils déjà en selle, elle se précipita vers le plus jeune, dont le visage laissait paraître quelque expression de tendresse ; elle saisit l’étrier, se cramponna à l’arçon ; le désespoir dans les yeux, elle ne voulait plus lâcher prise. Deux vigoureux Cosaques l’enlevèrent avec précaution et l’emportèrent dans la maison. Mais dès qu’ils eurent repassé le seuil, elle s’élança derrière eux avec une agilité de chèvre sauvage qu’on n’eût pas attendue de la vieille femme ; elle arrêta le cheval d’un effort surhumain, elle embrassa son fils d’une étreinte folle, convulsive ; on l’emporta de nouveau...

« Les jeunes Cosaques chevauchaient en silence, retenant leurs larmes, craignant leur père ; lui aussi, il était un peu troublé, quoiqu’il s’efforçât de n’en rien laisser voir. Le jour était gris ; la verdure se découpait nettement ; des oiseaux criards chantaient sans unisson. Quand les cavaliers furent à quelque distance, ils se retournèrent. Leur hameau semblait descendu sous terre ; on ne voyait plus à l’horizon que les deux cheminées de leur humble toit et les cimes de quelques arbres, aux branches desquels ils avaient tant de fois grimpé comme des écureuils. Plus rien sous leurs yeux que la grande prairie, où était écrite toute l’histoire de leur vie : depuis les années où ils se roulaient sur son herbe trempée de rosée, jusqu’à celles où ils venaient attendre la fille cosaque aux yeux noirs, dont les petits pieds rapides couraient en tremblant dans cette herbe. Voilà la perche, au-dessus du puits, avec la roue de télègue qui sert de poulie, attachée là-haut : c’est le dernier objet qui surnage dans le ciel vide ; le ravin qu’ils viennent de franchir semble de loin une montagne et masque tout... Adieu enfance, jeux, souvenirs ; adieu tout, tout ! »

À la suite de ce passage vient la description fameuse de la steppe : je ne la reproduis pas, elle a été citée maintes fois. Je détache encore un tableau très-vivant de la foule polonaise, assemblée à Varsovie pour assister au supplice des Cosaques. Ce morceau fait penser aux toiles historiques de MM. Brosicz et Matejko, chargées de personnages, aveuglantes de couleur. Il est intéressant parce qu’on y saisit bien le procédé de Gogol, cette extrême curiosité du détail qui sera de plus en plus sa marque de facture et celle de toute l’école sortie de lui.

« Sur la place des exécutions, le peuple affluait de partout. En ce siècle de mœurs violentes, un supplice était le plus attrayant des spectacles, non-seulement pour la populace, mais pour les classes supérieures. Personne ne résistait à la curiosité : ni les vieilles dévotes, qu’on voyait là en grand nombre, ni les timides jeunes filles ; le cauchemar de ces corps ensanglantés les poursuivra toute la nuit d’après, elles se réveilleront en sursaut, avec des cris de hussard ivre. « Ah ! quelle horreur ! » s’écrient beaucoup d’entre elles avec un frisson de fièvre ; elles ferment les yeux, détournent la tête, mais ne s’en vont pas. Un homme, la bouche et les mains tendues en avant, semble vouloir sauter sur les épaules de ses voisins pour mieux voir. De la masse des têtes communes, étroites et indistinctes, saillit la grosse face d’un boucher ; il examine toute l’opération de l’air d’un connaisseur, il échange ses impressions avec un armurier qu’il nomme son compère, parce que tous deux s’enivrèrent dans le même cabaret à l’une des dernières fêtes. Quelques-uns discutent avec chaleur, d’autres engagent des paris ; mais la majorité est formée de ces gens qui regardent tout l’univers et tout ce qui s’y passe en se fourrant les doigts dans le nez. Au premier rang, tout contre les sergents moustachus de la milice urbaine, on distingue un jeune gentillâtre, du moins il paraît tel sous son habit militaire ; celui-ci s’est mis sur le dos à la lettre tout ce qu’il possède ; dans son logement vide il ne reste qu’une chemise trouée et de vieilles bottes. Deux chaînes, l’une sur l’autre, pendent à son cou, soutenant un ducaton. Il est venu avec sa dame, Yuzicée : celle-ci fort occupée à regarder si quelqu’un ne tache pas sa robe de soie. Il lui explique tout avec tant de détails qu’il serait impossible d’y rien ajouter : « Tenez, ma petite âme Yuzicée, tout ce peuple que vous voyez là est venu à cette fin, pour voir comme on va supplicier les condamnés. Cet homme que vous voyez par ici, petite âme, qui tient dans ses mains une hache et d’autres instruments, c’est le bourreau ; c’est lui qui exécutera. Quand on commencera à rouer et à faire les autres tourments, le criminel sera encore vivant ; mais quand on lui tranchera la tête, alors, petite âme, il mourra tout de suite. Avant cela vous l’ouïrez crier, se démener ; mais aussitôt qu’on le décollera, il ne pourra plus crier, ni manger, ni boire, parce que, voyez-vous, petite âme, il n’aura plus de tête. » Yuzicée écoute toutes ces explications avec épouvante et curiosité.

« Les toits des maisons sont noirs de peuple. Par les lucarnes, d’étranges figures regardent, avec de longues moustaches sous une coiffe semblable à un bonnet. Sur les balcons tendus d’étoffes le monde aristocratique est assis. La jolie petite main d’une panna , souriante, éclatante comme du sucre candi, est appuyée sur la balustrade. Les illustrissimes panes, d’une belle prestance, regardent majestueusement. Un serviteur chamarré de galons, les manches flottantes par derrière, passe des friandises et des rafraîchissements. Parfois une petite gamine aux yeux noirs prend à poignées des gâteaux, des fruits, et les jette au peuple. La foule des chevaliers meurt-de-faim tend adroitement ses bonnets ; un hobereau de haute taille dépasse les autres de la tête ; il est vêtu d’une casaque rouge râpée, aux brandebourgs d’or noircis ; grâce à ses longs bras, il attrape le premier la manne, baise galamment son butin, le met sur son cœur et le porte à sa bouche. Un épervier, prisonnier sous le balcon dans une cage dorée, prend sa part du spectacle ; le bec incliné sur son aile, une serre levée, lui aussi il considère attentivement le peuple. Soudain un frémissement court dans la foule et des cris éclatent de toute part : « On les amène ! on les amène ! les Cosaques ! »

Tarass, caché dans la foule, a vu mourir son fils ; il retourne traîner son chagrin dans les solitudes du Sud : « Tarass sortit pour aller chasser dans les prairies et les steppes ; mais la charge de poudre ne devait pas servir. Il posa son fusil, et plein de tristesse, il s’assit sur le rivage de la mer. Il y demeura longtemps immobile, la tête inclinée, disant toujours : « Mon Ostap ! « mon Ostap ! » Devant lui brillait à perte de vue la mer Noire ; dans un buisson lointain, une mouette criait ; sur la moustache blanche comme l’argent, les larmes tombaient l’une après l’autre. »

La fin du poëme, la mort du Roland de l’Ukraine, accablé sous le nombre, son apostrophe prophétique à la Russie, qui recueillera l’âme du peuple cosaque et vengera sa défaite, — cette fin est d’un très-grand souffle. Mais tout n’est pas du même aloi. La partie amoureuse est franchement mauvaise ; c’est du placage littéraire, sans l’ombre d’un sentiment personnel, le dernier mot du genre troubadour. La belle Polonaise, pour qui le jeune Boulba trahit ses frères, est copiée sur une estampe de 1830 ; les scènes de passion ont été vues sur les tapisseries de l’époque, où Roméo fait pendant à Juliette. L’exercice littéraire ! voilà ce qui nous met en défiance contre les meilleurs tableaux de l’épopée. Ces combats singuliers, ces prouesses de chefs cosaques dans la mêlée, nous les connaissions ; quand deux armées s’arrêtent pour regarder des héros qui se battent, on a beau les russifier à grand renfort de couleur locale, nous les appellerons toujours Achille ou Hector, Énée ou Turnus. Le malheur est peut-être que le moule a trop servi. Un des hommes les plus compétents en cette matière, M. G. Guizot, disait naguère qu’à son avis Tarass Boulba est le seul poëme épique vraiment digne de ce nom chez les modernes. Je le crois aussi ; mais est-il bien nécessaire de faire un poëme épique ? Le plaisir que nous prenons à ce chef-d’œuvre de style est un plaisir de raison, celui que nous imposait notre régent de rhétorique quand il nous faisait admirer les beautés des auteurs : nous sommes émus dans notre seconde âme, celle qu’on acquiert au collége ; le fond de l’homme se dérobe, ce fond sauvage qu’un mot bien simple trouble et qui se glace devant les apprêts magnifiques.

Les descriptions de paysages elles-mêmes, ce qu’il y a de plus sincère dans Tarass, ne correspondent plus tout à fait à notre sentiment de la nature. Il les faut comparer à celles de Tourguénef pour mesurer le chemin parcouru. Tous deux admirent et sentent la nature ; mais pour le premier de ces artistes, c’est un modèle qui pose devant le chevalet et dont on choisit certaines attitudes ; pour le second, le modèle est devenu une maîtresse despotique, dont on exécute humblement toutes les fantaisies. On comprendra mieux les nuances que je signale par des exemples pris en terrain connu. Rappelez-vous comment le paysage est vu dans Atala ; regardez ensuite comme il est subi dans tel livre récent, disons dans Dominique. Entre ces deux points de repère, le pouvoir du monde extérieur sur l’âme humaine a grandi presque autant qu’il avait grandi de Phèdre à cette même Atala. Le classique avait fait de la nature un décor ; le romantique en fit une lyre où chantaient toutes ses passions ; nous avons renversé les rôles ; aujourd’hui c’est l’homme qui est la lyre passive, résonnant au moindre souffle du grand Pan. Le moderne se rapproche en ce point de l’homme primitif ; il se subordonne et se livre chaque jour davantage à la puissance mystérieuse de la terre.

J’ai insisté sur Tarass Boulba un peu par scrupule. Je comprends l’orgueil que ce livre donne aux Russes, je vois bien comme il en faut démontrer les mérites dans une chaire de littérature ; j’ai essayé de le faire, mais je ne suis pas conquis. Serait-ce que nous sommes trop près, en pleine réaction contre le genre ? Serait-ce tout simplement que j’ai peu de penchant pour l’épopée ? C’est peut-être là le dernier mot de toute critique, une idiosyncrasie, terme commode inventé par les savants pour justifier un éloignement qu’on ne peut pas expliquer.

Nous en avons fini avec la période douteuse où Gogol se cherchait ; dans ce même volume, une courte nouvelle éclaire la transformation de son talent et garantit la voie où il va s’engager. Cela s’appelle les Petits Propriétaires d’autrefois. C’est une histoire très-simple, la vieille histoire de Philémon et Baucis. Ces deux bonnes gens servent de prétexte à de nouvelles peintures de la vie petite-russienne ; nous attendons quelque joyeuseté, quelque fantaisie démoniaque : rien de tel n’arrive, seulement l’observation minutieuse d’une existence sans incidents, avec un grain de tristesse ; élément si essentiel de l’âme russe qu’elle ne retrouve toute sa force qu’en y touchant. La femme meurt, on amène l’autre vieux sur la tombe, on ne lui arrache que ce mot : « Ainsi, vous l’avez enterrée ! Pourquoi ? « Demeuré seul, il ne sait plus vivre, il décline ; l’étude du chagrin gâteux de ce vieillard est de trente ou quarante ans en avance ; Tolstoï pourrait signer les dernières pages.

Celui qui les a écrites nous appartient désormais ; il a déposé son panache romantique et triomphé dans la délicate épreuve où l’on juge les forts. Épreuve inévitable, qui attend tout écrivain aux époques de transition, — autant dire à toutes les époques, — sous la forme d’un cruel sacrifice. Par cela même qu’un homme est né pour les lettres et qu’il en a l’amour, il s’attache aux doctrines régnantes à l’aurore de sa jeunesse ; les premiers chefs-d’œuvre qu’il a admirés lui sont sacrés. Aux jours de la maturité, quand il voit les générations nouvelles inquiètes d’autres dieux, c’est déjà beaucoup s’il peut les suivre : comment lui demander de les devancer ? Telle est pourtant la condition de sa gloire : oublier et détruire ce qu’il a aimé, partir pour l’inconnu en tête de l’esprit de son temps. C’est presque le déchirement d’une religion que l’on quitte. La plupart s’y refusent, et parmi ceux qui fournissent l’étape, plus d’un avance à contre-cœur, tourné encore vers les chères admirations. Autant de vaincus. Le flot ne porte bien que ceux qui l’ont déchaîné.

Gogol fut de ces derniers. Tout ce que la terre natale lui avait suggéré, tout ce qu’il avait senti et entendu dans sa jeunesse, tout cela est maintenant sorti de lui, pieusement embaumé dans les Veillées et dans Tarass, avec les rites de l’ancien culte. La vie va lui montrer d’autres expériences, qui nécessitent un langage nouveau ; il continuera de les enregistrer, avec l’ardeur et la docilité de la machine que l’on transforme pour un labeur différent. Je connais peu d’auteurs chez qui l’on discerne mieux que chez ce Russe la nature particulière et, si l’on peut dire, la nutrition spéciale à l’écrivain. Il ne reçoit pas les impressions pour les garder, comme les autres hommes. Chez ceux-ci, elles pénètrent une fois pour toutes, elles s’incorporent à l’individu ; ce trésor, lentement grossi, ne se dissipera qu’avec la dernière poignée de la poussière dont il fait partie. Pour le serviteur de la plume, rien de pareil ; comme le miroir, il a derrière le cristal de son âme je ne sais quel rideau d’argent, qui défend aux images de passer outre et les réfléchit intactes, aussitôt reçues. Il sent, il aime, il souffre à titre de prêt, il est comptable de toutes ses acquisitions à la communauté humaine. Rien n’est à lui, et il n’est à personne ; il doit remplir et vider sans trêve sa besace de moine mendiant. Ses flatteurs lui disent que c’est là une condition supérieure ; ils mentent. C’est une infériorité, la misère navrante du comédien qui vit pour les autres, du débiteur qu’on saisit. Mais c’est peut-être une excuse ; quand on considère sa fonction organique, on est moins tenté de le blâmer que de le plaindre, s’il use plus vite et change plus souvent que les autres ses idées, ses opinions et ses amours.

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