CHAPITRE III : L’ÉVOLUTION RÉALISTE ET NATIONALE. — GOGOL.

Le roman eut en Russie d’humbles commencements ; son histoire avant 1840 n’est ni longue ni brillante. Le premier ouvrage de ce genre fut publié en 1799 par un certain Ismaïlof ; cela s’appelait Eugène, ou les Suites d’une mauvaise éducation ; les personnages étaient russes par les noms et l’habit, les scènes empruntées aux mœurs locales. Bientôt après, Karamsine donna ses nouvelles, maigres et touchantes fictions ; nous avons vu quel fut le succès de la Pauvre Lise et combien il était obtenu à bon compte. La fortune prodigieuse de Walter Scott ne pouvait manquer de susciter des imitations ; nous les rencontrons vers 1820, dans les romans historiques de Boulgarine, de Gretch, de Zagoskine. Le moins ignoré fut le Youri Miloslavsky de ce dernier. Ces tentatives n’eurent qu’un moment de faveur ; la poésie lyrique les fit oublier et prit toute la place au soleil. Les créateurs du romantisme ne touchèrent qu’incidemment à la fiction en prose. Les petites nouvelles de Pouchkine, tirées le plus souvent de l’histoire nationale, appartiennent encore à l’ancienne école narrative ; ce sont des modèles de composition classique, des épisodes vivement imaginés, plutôt que l’étude de la réalité contemporaine. Dans le Héros de notre temps, Lermontof s’approcha davantage de notre idéal moderne ; mais comme tous ceux de sa génération, Petchorine est trop occupé de ses gémissements pour observer de bien près le monde qui l’entoure. Au-dessous de ces maîtres, je trouve Marlinsky et ses émules, les romanciers ingénus qui eurent le privilége de faire pleurer les jeunes filles russes, entre 1830 et 1840 ; il faut toujours que quelqu’un fasse pleurer les jeunes filles, mais le génie n’y est pas nécessaire. Marlinsky avait pris pour modèles Ducray-Duminil et le vicomte d’Arlincourt ; ses inventions sentimentales ne visent pas plus loin. Pour les relire aujourd’hui, il faut une fraîcheur d’illusions qu’on ne rencontre plus que dans les cabinets de lecture de Tambof.

On était las du roman historique et pseudo-populaire, autant que de la débauche lyrique et des héros surhumains. Des observateurs moins suspects allaient venir, qui prendraient plaisir au spectacle de la vie et l’étudieraient attentivement en dehors d’eux-mêmes. De légers symptômes les annonçaient déjà ; l’héritage du romantisme leur était si nécessairement dévolu qu’ils apparurent partout en même temps, pour accomplir la même tâche, sans se connaître ni s’imiter. Ce furent Dickens et Balzac en Occident ; en Russie, ce fut Gogol.

Nous allons voir ce dernier se dégager lentement des influences ambiantes. Il ne créera pas du premier coup le roman de mœurs et de caractères, tel que nous le comprenons aujourd’hui, tel que ses rivaux le façonnent déjà en d’autres pays ; mais il en assemblera les matériaux pour ses successeurs, dans des compositions originales et difficiles à classer. Vieux cadres, portraits nouveaux, où la Russie va enfin reconnaître son esprit et sa physionomie.

Mérimée a révélé à la France le nom de Gogol, il a dit, avec la sagacité habituelle de son jugement, ce qu’il fallait admirer dans le premier des prosateurs russes. Toutefois, Mérimée ne connaissait qu’une partie de l’œuvre de son ami ; et dans cette œuvre, il a surtout étudié une rareté littéraire. Nous exigeons davantage aujourd’hui ; notre curiosité s’attache à l’homme ; à travers l’homme elle poursuit le secret de la race. L’écrivain consacré par les suffrages de ses compatriotes nous apparaît comme un gardien à qui tout un peuple a confié son âme pour un moment. Que veut cette âme dans ce moment ? Quel est le rôle historique du gardien ? Dans quelle mesure a-t-il préparé les transformations ultérieures ? C’est ce que j’essayerai de chercher dans les livres de Gogol, dans les polémiques passionnées soulevées par ces livres depuis bientôt un demi-siècle.

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