I

Aux approches de 1848, la Russie n’échappait pas à la fermentation générale du monde. L’Europe n’a guère soupçonné le faible écho qui répondit là-bas à son cri de lassitude sociale. Ce grand pays muet vit comme ses fleuves gelés, en dessous, hors de la vue et de l’ouïe ; eux aussi ils semblent arrêtés pendant six mois ; mais sous la glace immobile, l’eau court, des êtres se meuvent et créent, les phénomènes de la vie se poursuivent. Ainsi de la nation ; pour qui n’eût vu que la surface, — et qui voyait autre chose en Russie à cette époque ? — elle était inerte et silencieuse sous la main de Nicolas : pas un pli du rigide uniforme ne bougeait. Pourtant les idées d’Occident cheminaient sous la grande muraille, les livres passaient en contrebande et volaient de main en main, dans les écoles, les cénacles littéraires, même dans les régiments.

Les universités russes étaient alors de maigres nourrices, elles donnaient le goût de la science et ne pouvaient le satisfaire ; leurs meilleurs élèves les quittaient avec découragement et allaient demander aux chaires d’Allemagne une nourriture plus substantielle. C’était une mode aussi, et une conviction générale, que pour parfaire les légers cerveaux slaves, il y fallait mettre un peu de plomb allemand. Le ministère de l’instruction publique lui-même envoyait à grands frais ses candidats à Berlin ou à Gœttingen. Ces jeunes gens lui revenaient bourrés de philosophie humanitaire et de ferments libéraux, armés d’idées dont ils ne trouvaient pas l’emploi dans leur patrie, mécontents et frondeurs. Le ministère éprouvait l’éternel étonnement de la poule qui a couvé des canards. On recommandait aux gendarmes ces missionnaires suspects de l’Occident, et on en renvoyait d’autres se former à la même école. C’est un des types favoris de la littérature, ce jeune bursch qui revient d’Allemagne et rapporte à ses frères les raisins trop verts de la terre promise. Pouchkine l’avait déjà esquissé, avec son ironie légère, dans le poëme d’Oniéguine, sous les traits de Lensky :

« ... Un certain Vladimir Lensky, — avec une âme purement gœttinguienne, — beau garçon à la fleur de l’âge, — sectateur de Kant et poëte. — De la brumeuse Germanie, — il rapportait les fruits du savoir, — des rêveries hardies, — un esprit enflammé et assez bizarre, — une parole enthousiaste, — et des cheveux noirs bouclés sur les épaules. »

Tourguénef nous donnera plus tard des portraits achevés de l’espèce, étudiés d’après nature durant son séjour à Berlin, où il eut pour condisciple Bakounine. — À leur retour, ces étudiants s’organisaient en cercles ; on y discutait les théories étrangères à voix basse et passionnée, on initiait les retardataires restés au pays. Tous ceux qui se piquaient de penser professaient une philosophie transcendantale, empruntée à Hegel et à Feuerbach pour l’Allemagne, à Saint-Simon, à Fourier, à Proudhon pour la France. Les plus sages lisaient Stein et Haxthausen. — « Je me passerais plutôt de souliers que des livres de ces apôtres », écrivait un étudiant.

Bien entendu, cette métaphysique masquait des préoccupations d’un ordre plus concret et d’un intérêt plus immédiat. Les deux grandes écoles intellectuelles qui se disputent la Russie contemporaine et y tiennent lieu de partis politiques se formaient à cette époque et partageaient les esprits. C’était d’une part l’école slavophile, groupée autour de Kiriéevsky, de Chamékof, des deux Aksakof ; elle se rattachait aux vues de Karamsine et protestait contre les blasphèmes antipatriotiques de Tchaadaïef ; pour elle, rien n’existait en dehors de la sainte Russie, seule dépositaire du véritable esprit chrétien et marquée d’un sceau mystique pour régénérer le monde. En face de ces lévites, grandissait l’école libérale et occidentale, le camp des Gentils, où l’on ne respirait que réformes, négations audacieuses, et bientôt révolutions.

Je fais grâce au lecteur français de divisions et de subdivisions où il se reconnaîtrait à grand’peine ; d’autant plus qu’elles changent à chaque instant avec les idées mobiles de ces découvreurs de mondes, et qu’elles désignent en réalité tout autre chose que ce qu’elles paraissent signifier au pied de la lettre. Quand on lit les biographies des hommes de ce temps, on les voit évoluer sans cesse de la « droite hégélienne » à la « gauche hégélienne ». C’est la terminologie consacrée ; nous dirions, je crois, plus simplement : du libéralisme au radicalisme. Mais comme les discussions politiques et sociales étaient proscrites en Russie, elles devaient se couvrir du manteau de la philosophie et lui emprunter un langage hiéroglyphique. Pour comprendre les débats littéraires et métaphysiques de l’époque, il faut toujours recourir à la clef secrète ; dans leur for intérieur, les disputeurs ne pensent qu’au fruit défendu de la politique, ils le déguisent de mille façons pour le dissimuler au censeur, en commentant une page de Feuerbach ou un vers du second Faust. Ces subtilités de Byzantins ne contribuent pas à rendre plus claires des idées déjà fort obscures, alors même qu’elles n’ont pas de double fond. En lisant les polémiques de ce temps, et en général toutes les polémiques russes, on croit assister à une de ces figures de ballet où des formes indistinctes s’agitent derrière un triple voile de gaze noire, tiré sur le devant de la scène, pour simuler les nuages qui cachent les déesses.

Les libéraux russes de 1848 continuaient la tradition des décembristes de 1825, comme les jacobins celle des girondins. Rien ne fait mieux mesurer la marche du temps et des idées que la différence de l’idéal révolutionnaire dans ces deux générations. Les décembristes étaient des aristocrates qui rêvaient une révolution élégante, qui convoitaient uniquement les joujoux à la mode de Londres et de Paris, charte, parlement, tribune. Ces colonels de la garde avaient vu passer dans leurs songes le cheval blanc et le panache constitutionnel de M. de La Fayette ; ces universitaires, nourris du Contrat social, des théorèmes des physiocrates, ambitionnaient pour leur énorme et pesante Russie un de ces mécanismes fragiles que fabriquait l’abbé Sieyès. Ils jouèrent au conspirateur en enfants ; le jeu finit tragiquement ; les conjurés allèrent expier leur espoir chimérique en Sibérie ou en exil.

L’esprit de bouleversement se rendormit pour vingt ans : quand il se réveilla, il avait fait de nouveaux rêves ; il projetait cette fois la refonte totale de notre pauvre vieux monde. Les Russes recevaient d’Europe la foi démocratique et socialiste ; ils l’embrassaient avec d’autant plus de véhémence qu’elle répondait à tous les instincts de leur race, à tous les penchants de leur cœur ; ils ne s’apercevaient pas que l’alliage étranger dénaturait le meilleur de ces inclinations. Égarés par les écrits socialistes d’Occident, les révolutionnaires de 1848 s’enivrèrent de mauvaise encre, ils s’expatrièrent moralement dans un désert stérile d’abstractions et de négations. La théorie internationale leur fit perdre de vue la réalité russe. Leurs déclamations en faveur du peuple sonnent faux, parce que ces jacobins de Moscou sont tout pénétrés de l’esprit du dix-huitième siècle, rationaliste et irréligieux ; ils n’ont rien de commun avec la grave pitié d’un Dostoïevsky, d’un Tolstoï, tout évangélique et dédaigneuse des rengaines d’opposition libérale. Ceux-ci sont des réalistes aimants ; les autres étaient des idéologues haineux, l’amour de l’humanité ayant tourné chez eux en haine contre la société. C’est là, je crois, le principe de distinction d’après lequel il faut classer les écrivains russes en deux camps, celui du dehors, celui du dedans.

Toutefois, les séparations tranchées ne se firent que plus tard ; avant 1848, les nuances sont quelquefois difficiles à saisir ; l’accès de fièvre a secoué tous ces jeunes gens, ceux-là mêmes qui se reprendront le plus fortement avec l’âge. Aux premiers rangs de l’aile gauche, nous trouvons Biélinsky, Herzen, Bakounine.

À partir de 1843, Biélinsky dérive progressivement vers un radicalisme athée et chagrin ; on l’appelait alors le Marat russe. Sans la maladie de poitrine qui l’enleva en 1847, il eût probablement fini en Sibérie avec bon nombre de ses amis. — Herzen avait montré la hardiesse de sa pensée dans un roman philosophique, À qui la faute ? Il quitte Saint-Pétersbourg à la veille du 24 février, assiste en amateur aux révolutions de Rome et de Paris, et écrit de cette ville au Contemporain les Lettres de l’avenue Marigny ; en 1849, il collabore à la Voix du peuple de Proudhon, et publie son plus retentissant ouvrage, De l’autre rive, réquisitoire passionné contre le gouvernement de son pays ; mis au ban de l’Empire, dépouillé de ses biens, il devient membre pour la Russie du Comité révolutionnaire européen, avec Mazzini, Kossuth, Ledru-Rollin, Orsini. Herzen était un agitateur de plume auquel l’action répugnait ; son spirituel pamphlet la Cloche, inquiéta et amusa longtemps les classes dirigeantes ; la nature trop fine de son talent ne lui donnait pas beaucoup de prise sur le peuple russe.

Un vrai Russe, c’est Bakounine, amoureux de la Révolution pour elle-même, comme Barbes, conspirateur par vocation, pour le plaisir. Il avait adopté cette devise : « La passion de la destruction est une passion créatrice. » Hégélien de droite, puis de gauche, il passe en Allemagne vers 1841, trouve les Allemands trop théoriciens, vient à Paris, manifeste avec les Polonais, se fait expulser par M. Guizot ; pour justifier cette mesure devant la Chambre, le grave homme d’État prononce un de ces mots qui feraient adorer le parlementarisme : « C’est une personnalité violente», dit-il en parlant du Russe. Je le crois bien ! Bakounine revient à Paris au lendemain de 1848 et se mêle aux groupes les plus avancés ; il arrache ce cri d’admiration à Caussidière, bon connaisseur : « Quel homme ! le premier jour d’une révolution, c’est un trésor ; le lendemain, il faudrait le faire fusiller. » — Il va agiter d’autres peuples, à Prague, où il prêche le panslavisme socialiste et combat avec l’émeute contre les soldats de Windischgrætz. Échappé à la police autrichienne, il court prendre part à la révolution de Dresde. Un jour, en se rendant de Paris à Prague, Bakounine aperçoit des paysans soulevés qui assiégent un château. Sans demander pourquoi, il saute à bas de sa voiture, organise les rebelles (il avait été officier d’artillerie), les aide à mettre le feu au château et reprend sa route. Condamné à mort, commué et emprisonné, la Saxe le cède à l’Autriche, qui l’enferme dix mois à Olmutz sans réussir à tirer de lui les révélations espérées. L’Autriche le recède à la Russie, on le jette dans les casemates de la citadelle à Pétersbourg ; à l’avénement d’Alexandre II, il fut envoyé à Irkoutsk, où il mourut. M. Guizot avait raison, Bakounine était une personnalité violente.

D’autres le sont moins, qui semblent pourtant se confondre avec l’avant-garde révolutionnaire, dans le vertige de ces « années quarante ». — À deux ou trois ans d’intervalle, tous les jeunes écrivains de l’école naturelle débutent par un roman socialiste ; œuvres amères et tendancieuses, qui doivent beaucoup pour le fond à l’influence de George Sand et d’Eugène Sue, tandis qu’elles restent fidèles par la forme au réalisme de Gogol. Saltykof (Chtchédrine), le satirique dont les écrits humoristiques ont eu depuis tant de succès en Russie, commence sa réputation avec l’Affaire embrouillée, où l’on voit une femme pauvre qui se vend pour gagner le pain de son mari et de son fils. Grigorovitch dramatise la condition du moujik dans son Anton Goremuika ; il refait en prose les tableaux navrants que Nékrassof met en vers. Tourguénef les retouche d’une main plus discrète dans les Récits d’un chasseur. Dostoïevsky donne les Pauvres Gens. La première nouvelle de Pisemsky, le Temps des boyars, est un plaidoyer pour l’amour libre, visiblement inspiré par l’auteur d’Indiana, tout comme le roman d’Herzen, À qui la faute ?

Tandis que les conteurs séduisent l’imagination, Pétrachevsky monte une machine de guerre plus sérieuse, le Dictionnaire des termes étrangers ; engin de destruction emprunté à la tactique du siècle dernier, et dont on espérait les grands effets produits par le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Le nom de Pétrachevsky est resté attaché à la conspiration dont il fut l’âme, en 1848 ; tentative avortée, à laquelle vint aboutir toute cette effervescence d’idées. En retraçant la biographie de Dostoïevsky, j’aurai une occasion naturelle de revenir sur cet épisode.

Il mit fin au rêve agité des « années quarante » : la Russie retomba dans son sommeil ; une répression impitoyable suspendit jusqu’aux moindres apparences de la vie intellectuelle. Elle ne devait ressusciter qu’après la mort de l’empereur Nicolas. Les révolutionnaires les plus compromis avaient pris leurs sûretés à l’étranger ; les écrivains suspects, et tous l’étaient, furent frappés ou dispersés ; plusieurs d’entre eux suivirent Pétrachevsky en Sibérie ; parmi les plus heureux, Tourguénef fut exilé dans ses terres, Saltykof relégué à Viatka. Les slavophiles eux-mêmes n’échappèrent pas à la bourrasque ; Samarine séjourna à la citadelle pour avoir écrit les Lettres de Riga, où il préconisait la politique adoptée depuis lors dans les provinces baltiques, la lutte contre l’élément germanique. On fit défense à Chamékof d’imprimer et de lire à haute voix ses vers, « sauf à sa mère ». Tcherkasky, Aksakof, furent placés sous la surveillance de la police ; les longues barbes, qui faisaient partie du programme patriotique des Moscovites, n’eurent pas un sort meilleur que leurs écrits : on leur signifia l’interdiction de les porter.

Le gouvernement supprima les missions scientifiques et les pèlerinages aux universités d’Allemagne qui lui avaient si mal réussi. Pierre le Grand poussait ses sujets au dehors, pour qu’ils respirassent l’air d’Europe ; Nicolas retint les siens par force : les passe-ports, mis au prix exorbitant de cinq cents roubles, ne furent délivrés qu’avec les plus grandes difficultés. Dans les universités de l’Empire, où le chiffre des admissions avait été limité, et jusque dans les séminaires, on proscrivit l’enseignement de la philosophie. Les études classiques subirent le même ostracisme ; les publications historiques furent l’objet d’un contrôle équivalant à une prohibition ; pour le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, on n’en tolérait aucune.

Quant à la presse, on devine que son histoire est sommaire durant cette période. Il n’y avait que sept journaux pour toute la Russie ; ces petites feuilles vivaient sur les faits divers les plus inoffensifs. On y trouve à peine quelques allusions à la guerre de Hongrie, et plus tard à celle d’Orient. Le premier article de fond parut en 1857, dans l’Abeille du Nord ; cette innovation était si audacieuse qu’elle prit au dépourvu les censeurs. Les rigueurs et les enfantillages de la censure fourniraient la matière d’un long et amusant chapitre. Le mot « liberté » fut rayé partout et dans toutes ses acceptions, comme le mot « Roi » sous la Terreur ; puérilités identiques du despotisme, qu’il vienne d’en haut ou d’en bas. On changea le titre malsonnant et les couplets de certains opéras. La douane saisit des mouchoirs jugés d’un emploi irrespectueux, parce qu’ils portaient imprimés les portraits du Pape et des souverains étrangers.

Ces années, qu’on a appelées l’époque de la « terreur censoriale », ont défrayé depuis les plaisanteries des Russes ; mais ceux qui les traversèrent, tout chauds encore des enthousiasmes et des illusions de leur jeunesse, en ont toujours gardé, avec la défiance à exprimer clairement leurs idées, le fond de tristesse que nous retrouvons dans leurs œuvres ultérieures. D’ailleurs, le relâchement qui se produisit dans la censure sous le règne d’Alexandre II ne laissa d’abord aux écrivains qu’une liberté fort relative ; ceci explique comment à leur réveil, quand ils se rassemblèrent et reprirent courage après 1854, ces écrivains revinrent d’instinct au roman, comme au seul mode d’expression qui permettait de tout sous-entendre. C’est dans ce cadre complaisant qu’il faut rechercher en Russie la somme des idées contemporaines sur la philosophie, l’histoire, la politique. Je dois revenir sur cette constatation ; elle justifiera l’extension que j’ai cru pouvoir donner à ces études et l’attention que je sollicite du lecteur pour des œuvres d’imagination pure. Dans le roman, et là seulement, il trouvera l’histoire de Russie depuis un demi-siècle. En lisant les œuvres romanesques à ce point de vue, nous entrons dans les dispositions du public pour lequel elles sont écrites.

Ce public raisonne et se passionne d’après des lois particulières qui ne sont plus les nôtres. Nous ne demandons à un roman que ce qu’on demande à toute œuvre d’art, dans l’état de civilisation où nous sommes parvenus : un passe-temps raffiné, une diversion aux vrais intérêts de la vie, une impression rapide et extérieure ; nous lisons les livres comme un passant regarde un tableau dans la devanture du marchand, un instant, du coin de l’œil, en allant à ses affaires. Ils écoutent autrement leurs maîtres, là-bas. Ce qui est pour nous un régal de luxe est pour eux le pain quotidien de l’âme. C’est l’âge d’or de la grande littérature, celui qu’elle a traversé chez tous les peuples très-jeunes, en Asie, en Grèce, au moyen âge. L’écrivain est le guide de sa race, le maître d’une multitude de pensées confuses, encore un peu le créateur de sa langue ; poëte, au sens ancien et total du mot, — vates, poëte, prophète. Des lecteurs naïfs et sérieux, nouveaux arrivés dans le monde des idées, avides de direction, pleins d’illusions sur la puissance du génie humain, demandent à leur guide intellectuel une doctrine, une raison de vivre, une révélation complète de l’idéal. En Russie, la petite élite d’en haut a atteint depuis longtemps et dépassé peut-être notre dilettantisme ; mais les classes inférieures commencent à lire, elles lisent avec fureur, avec foi et espérance, comme nous lisions le Robinson à douze ans. « Terres vierges », disait d’elles un de leurs romanciers. Des imaginations sensibles reçoivent de plein choc l’impulsion du livre ; elle ne s’amortit pas, comme chez nous, sur un vaste établissement intellectuel ; le journalisme n’a pas dispersé les idées et la puissance d’attention ; on ne compare pas, donc on croit. Après avoir lu Pères et Fils ou Guerre et Paix, nous disons : Ce n’est qu’un roman. Pour le marchand de Moscou, le fils du prêtre de village, le petit propriétaire de campagne, sur l’étagère où quelques volumes de Pouchkine, de Gogol, de Nékrassof représentent l’encyclopédie de l’esprit humain, ce roman est un des livres de la Bible nationale ; il prend l’importance et la signification épique qu’avaient l’histoire d’Esther pour le peuple de Juda, l’histoire d’Ulysse pour le peuple d’Athènes, les romans de la Rose ou de Renart pour nos ancêtres.

On me pardonnera ces considérations générales ; elles étaient nécessaires avant d’approcher les trois grandes figures qui ont mérité en dernier lieu l’adoption populaire. Beaucoup d’autres sollicitent notre curiosité, dans cette génération des « années quarante », repartie après 1854 pour de glorieuses destinées. Il y faudrait distinguer en première ligne Gontcharof, l’auteur de ce roman si caractéristique, Oblomof ; Pisemsky, dont on vient de traduire pour nous les œuvres capitales, Mille Âmes et Dans le tourbillon ; Ostrovsky, romancier et auteur comique, le maître de la scène russe depuis trente ans ; tout de suite après eux, Solhogoub, Grigorovitch, Petchersky, le chroniqueur de la vie ecclésiastique et conventuelle, Potiéchine et ses émules du groupe des Narodniki, les peintres des mœurs populaires. Ils valent mieux qu’une analyse de quelques lignes dans un volume consacré à leurs chefs de file ; je leur demande un crédit de temps. Nous serons déjà avertis de leurs tendances en étudiant les représentants les plus originaux des deux groupes entre lesquels ces écrivains oscillent ; Dostoïevsky nous apprendra ce que pensent les tenants de l’école slavophile et nationale ; Tourguënef va nous montrer comment d’autres savent rester Russes sans rompre avec l’Occident, réalistes avec le souci de l’art et le tourment de l’idéal. Il est sorti de l’école libérale, qui le réclame ; mais cet incomparable artiste, dégagé peu à peu de toute attache, plane bien au-dessus des petites querelles de régiments.

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