Tandis que Gogol s’éteignait dans le silence et l’abandon, durant ces années qui vont de 1843 à la guerre de Crimée, son esprit se répandait sur la Russie, fécondait les intelligences et enfantait une légion de romanciers. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple, dans l’histoire littéraire, d’une poussée aussi vigoureuse, aussi spontanée. Tous les écrivains qui ont brillé depuis quarante ans se lèvent à la même heure et partent sous le même drapeau, celui de l’ « école naturelle ». Malgré les divergences d’idées et l’originalité propre de chaque tempérament, ces artistes obéissent à une discipline commune, ils restent fidèles au programme que Gogol et Biélinsky leur ont tracé. Quelles que soient par la suite leurs évolutions, on les reconnaît toujours à leur air de famille et à un signe indélébile ; ce sont les hommes des « années quarante ». (Qu’on me permette cet idiotisme ; il a passé du russe dans le français courant de Pétersbourg et de Moscou ; il évite une périphrase ; on l’emploie sans cesse pour évoquer d’un mot la physionomie d’une génération, d’une décade, auxquelles la Russie actuelle rattache toutes ses origines.) Ils ont respiré l’illusion généreuse, puis souffert la compression de ces années ; leur cœur en est resté dilaté et endolori. La génération de poëtes de 1820 avait puisé son inspiration dans le sentiment de la personnalité ; la génération de romanciers de 1840 trouva la sienne dans le sentiment humain, dans ce qu’on pourrait appeler la pitié sociale.
Avant d’isoler, pour les étudier en détail, les écrivains du premier rang que cette époque a légués à la nôtre, il faut marquer les éléments communs de leur formation. Accordons un regard d’ensemble au curieux mouvement qui les a préparés ; nous retiendrons, parmi leurs compagnons de seconde ligne, des noms moins favorisés du talent ou de la fortune, sur lesquels la justice nous commandera de revenir dans la suite de ces études.