II

Il y a des riens, des couleurs, des bruits, qui demeurent longtemps dans l’œil ou dans l’oreille et finissent par descendre dans l’âme. Un soir d’été, dans un relais de Petite-Russie, on changeait mes chevaux. Je demandai à boire à la fille du maître de poste, une petite paysanne d’Ukraine qui portait le gracieux costume de sa province et jouait avec le vieux rouble d’argent retenu à son cou par un ruban ; elle alla chercher une carafe à demi pleine, et, dans le mouvement qu’elle fit pour verser l’eau, le ruban vint battre sur cette carafe, l’écu d’argent roula autour du col de cristal : ce fut un clair tintement, si doux et si sonore ! La fille, enchantée, se prit à rire, et essaya de répéter le bruit pour son plaisir ; en m’éloignant, j’entendais encore cette gamme perlée qui mourait longuement, comme un trille de rossignol, seule dans le sommeil du soir russe, sur le pays muet.

Plus d’une fois, en relisant des pages de Tourguénef, je me suis rappelé le timbre de ce cristal caressé par le bijou d’argent. C’est bien là le son que rendait cette âme harmonieuse quand une pensée la touchait. Merveilleux instrument trop tôt brisé ! la terre russe nous l’a repris, lui qui était presque nôtre ; elle l’a retiré dans son silence profond ; les hivers qui viennent vont rouler sur lui leur lourd linceul de neige. Cette terre de Russie, rude, immense, avec sa glace qui scelle plus vite les tombes et sa neige qui les sépare du bruit des vivants, il semble qu’elle s’entende mieux que toute autre à abolir la mémoire des morts ; ce n’est pas à elle qu’il faudrait demander, comme dans l’épitaphe de la jeune Grecque, d’être plus légère aux cendres. Et pourtant Ivan Serguiévitch se fût désespéré à l’idée de dormir ailleurs : il l’aimait tant, sa mère Russie ! Le talent de l’écrivain, dans ses meilleures productions, n’était que l’émanation directe de cette terre, une communication spontanée de la poésie des choses ; il n’est pas une page de son œuvre où l’on ne sente, suivant l’expression de Griboïédof, « la fumée de la patrie ».

Aussi sa génération l’écouta longtemps de préférence à tous ses rivaux. On se tromperait en cherchant uniquement dans ce que nous appelons le talent les causes de cette fidélité ; combien, parmi ces lecteurs primitifs et passionnés, s’inquiètent du talent, des artifices de forme, des délicatesses de pensée ? Dans les lettres comme en politique, un peuple suit d’instinct les hommes qu’il sent lui appartenir, qui sont faits de sa chair et de son génie, pétris de ses qualités et de ses défauts. Ivan Serguiévitch personnifiait les qualités maîtresses du vrai peuple russe, la bonté naïve, la simplicité, la résignation. C’était, comme on dit vulgairement, une âme du bon Dieu ; ce cerveau puissant dominait un cœur d’enfant. Jamais je ne l’ai approché sans mieux comprendre le sens magnifique du mot évangélique sur les simples d’esprit, et comment cet état d’âme peut s’allier à la science, aux dons exquis de l’artiste. Le dévouement, la générosité du cœur et de la main, la fraternité, tout cela lui était naturel comme une fonction organique. Dans notre monde avisé et compliqué, où chacun est durement armé pour la lutte de la vie, il semblait tombé d’ailleurs, de quelque tribu pastorale et fraternelle de l’Oural : grand enfant doux, distrait, suivant ses idées sous le ciel ainsi qu’un pâtre suit ses troupeaux dans la steppe.

Au physique, ce haut vieillard tranquille, avec ses traits un peu rudes, sa tête sculpturale et son regard intérieur, rappelait certains paysans russes, l’ancêtre qui préside la table dans les familles patriarcales : ennobli seulement et transfiguré par le travail de la pensée, comme ces paysans d’autrefois qui se firent moines, devinrent des saints, et qu’on voit représentés sur les iconostases des églises avec l’auréole et la majesté de la prière. La première fois que je rencontrai ce bon géant, statue symbolique de son pays, j’eus grand’peine à définir mon impression ; il me semblait voir et entendre un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie, qui aurait été enlevé sur les sommets de l’esprit sans rien laisser en chemin de sa candeur native. Il ne se fût certes pas offensé de la comparaison, lui qui aimait tant son peuple !

Et maintenant, au moment de parler de son œuvre littéraire, l’envie me prend de jeter la plume. J’ai dit que cet homme était parfaitement bon ; pourquoi, grand Dieu ! ajouter d’autres éloges, et qu’est-ce que le surcroît des habiletés de l’esprit dont nous faisons tant d’état ? Mais ce cœur a cessé de battre : ceux qui l’ont connu sont rares, et ce sont des hommes ; ils vont vite oublier et mourir. Il faut bien montrer aux autres, à tous, ce que le cœur éteint a laissé de lui-même dans l’œuvre d’imagination.

Cette œuvre est considérable ; elle témoigne d’un labeur persévérant. La dernière édition complète ne renferme pas moins de dix volumes : romans, nouvelles, essais dramatiques et critiques. De ces volumes, les plus dignes de survivre ont été traduits chez nous avec grand soin sous la direction de l’auteur ; Tourguénef est le seul écrivain russe duquel il y ait plaisir à parler en France, devant des lecteurs initiés. Nul étranger ne fut aussi lu, aussi goûté à Paris : cette haute gloire a un versant français.

Le nom des Tourguénef a conquis sa notoriété littéraire dès le commencement du siècle. Un cousin du romancier, Nicolas Ivanovitch, après avoir marqué dans le service de l’État sous Alexandre Ier, fut impliqué dans la conspiration de décembre 1825 et exilé par l’empereur Nicolas ; il vécut le reste de ses jours à Paris, où il publia son grand ouvrage la Russie et les Russes. C’était un esprit honnête, distingué, un peu étroit et illusionné ; l’un des plus sincères de cette riche génération qui se réveilla libérale après 1812. Resté fidèle à ses amis qui expiaient leur entraînement en Sibérie, le proscrit se fit de loin leur avocat et leur théoricien ; surtout il continua à plaider avec chaleur la grande cause de l’émancipation des serfs ; son jeune parent n’eut qu’à ramasser une tradition de famille le jour où il sonna le glas du servage avec son premier livre.

Ces Tourguénef vivaient en gentilshommes terriens dans leur bien du gouvernement d’Orel. Ce fut là que Ivan Serguiévitch naquit, en 1818, et qu’il grandit en toute liberté et solitude. Ce pays d’Orel, si souvent et si complaisamment décrit par le romancier, est un bon pays. C’est encore la Grande-Russie, mais on sent que le ciel du sud n’est pas loin ; la nature du nord, jusque-là rude et extrême, y entre en contact avec le midi ; elle fait quelques efforts pour se modérer et sourire. La terre noire commence ; elle allonge à l’infini des plaines ses gras labours, changés l’été en mer de froment. Le chêne apparaît et donne un aspect plus robuste aux maigres lisières de bouleaux. À l’orient, du côté d’Eletz et des sources du Don, il y a des vallées charmantes, emplies la nuit de grands feux et de bruits de chevaux ; Orel est un des centres d’élevage, les petits paysans et leurs poulains vaguent tout l’été dans ces pâtis de marais. À l’occident, la Desna s’engage dans les vieilles forêts de Tchernigof ; la jolie rivière réfléchit les monastères de Briansk, et puis des pins et des trembles, tant que les siècles en ont pu mettre, pendant des lieues et des lieues, d’éternelles lieues russes. Sur le sol humide de ces forêts, le printemps jette une profusion d’herbes et de fleurs comme je n’en ai vu nulle part au monde. À peine la neige fondue au soleil des longues journées, cette riche terre entre en amour, en folie ; la séve s’y précipite comme le sang dans de jeunes artères ; la vie triomphante éclate sous bois en couleurs, en parfums, en murmures ; cette ivresse de la nature étourdit l’homme ; le chasseur ou le bûcheron égarés dans ces halliers semblent si chétifs, si tristes !...

De loin en loin, dans les plaines cultivées, des « nids de seigneurs », des habitations toujours semblables ; un corps de bâtiment en bois ou en briques, élevé sur perron, surmonté d’un attique en zinc, flanqué d’une tourelle à clocheton ou, plus modestement, d’une aile en retour ; quelquefois, quand le « seigneur » est riche et peut réparer, toute cette bâtisse est d’un blanc de chaux éclatant sous les toits verts ; le plus souvent, les hypothèques de la banque de district rongent le seigneur et sa maison, on s’en aperçoit aux lézardes, aux bâillements des briques ou des revêtements de sapin, à la folle avoine qui poursuit l’ortie sur les marches du perron. Derrière la maison, une allée de tilleuls joint la grande route ; devant, un verger de cytises et de saules descend en pente douce vers l’étang, l’immuable étang aux eaux mortes, dans le creux du ravin ; on croirait qu’aucun vent n’a jamais ridé cette eau sous les joncs. Calme et muette comme l’existence de la famille qui végète là, elle subit la couleur du nuage qui passe, rose le matin, grise le jour ; il semble que si la maison disparaissait, ce vieux miroir figé en garderait l’image par habitude, et aussi les souvenirs, les pensées des enfants qui ont grandi sur ses bords. C’est pour cela peut-être que l’homme russe s’attache si fort à cet humble berceau ; quand, plus tard, il court le monde, et bien qu’il ait l’âme naturellement errante, quelque chose le tire toujours vers ce monotone horizon.

L’enfance de Tourguénef s’écoula dans un de ces « nids de seigneurs », qui serviront de cadres à presque tous ses romans. Il eut, suivant la mode d’alors, des gouverneurs français et allemands, de pauvres hères recrutés au hasard, qui enseignaient ce qu’ils ne savaient pas, et qu’on gardait dans les familles nobles comme une domesticité d’apparat. La langue maternelle n’était pas en honneur ; ce fut avec un vieux valet de chambre que le petit garçon lut en cachette des vers russes pour la première fois. Heureusement pour lui, sa vraie éducation se fit sur la bruyère, avec ces chasseurs dont les récits sont devenus plus tard un chef-d’œuvre, sous la plume de l’écrivain. En courant les bois et les marais à la poursuite des gélinottes, le poëte faisait sa provision d’images, il amassait à son insu les formes dont il devait un jour revêtir ses idées. Dans certaines imaginations d’enfants, tandis que la pensée sommeille encore, les impressions se déposent goutte à goutte, comme la rosée durant la nuit ; vienne l’éveil à la lumière, le premier rayon du soleil fera luire ces diamants.

À l’âge des études plus sérieuses, Ivan Serguiévitch fréquenta les écoles de Moscou et l’université de Pétersbourg. Comme la plupart de ses contemporains, il alla achever de se former en Allemagne ; nous le trouvons en 1838 à Berlin, digérant la philosophie de Kant et de Hegel.

Il a noté son état d’esprit à cette époque dans un fragment autobiographique publié en tête de ses œuvres. Sous les formes embarrassées que revêt la pensée russe, quand elle confie à la presse certains aveux délicats, ce morceau nous livre le secret de toute une génération et nous apprend dans quel camp l’écrivain plantera d’abord son drapeau.

« Le mouvement qui emportait les jeunes gens de ma génération à l’étranger faisait penser aux anciens Slaves allant chercher des chefs chez les Varègues, au delà des mers. Chacun de nous sentait bien que sa terre (je ne parle pas de la patrie en général, mais du patrimoine moral et intellectuel de chacun) était grande et riche, mais désordonnée . En ce qui me concerne, je puis dire que je ressentais vivement tous les désavantages de cet arrachement du sol natal, de cette rupture violente de tous les liens qui m’attachaient au milieu où j’avais grandi,... mais il n’y avait rien d’autre à faire. Cette existence, ce milieu, et en particulier la sphère à laquelle j’appartenais, la sphère des propriétaires campagnards et du servage, — ne m’offraient rien qui pût me retenir. Au contraire : presque tout ce que je voyais autour de moi éveillait en moi un sentiment d’inquiétude, de révolte, — bref, de dégoût. Je ne pouvais balancer longtemps. Il fallait, ou bien se soumettre, cheminer tranquillement dans l’ornière commune, sur la route battue ; ou bien se déraciner d’un seul coup, repousser de soi tout et tous, même au risque de perdre bien des choses chères à mon cœur. Ce fut le parti que je pris... Je me jetai la tête la première dans la « mer allemande », qui devait me purifier et me régénérer, et quand enfin je sortis de ses eaux, je me trouvai un « Occidental », ce que je suis toujours resté... Je ne pouvais respirer le même air, vivre en face de ce que j’abhorrais : peut-être n’avais-je pour cela pas assez d’empire sur moi-même, de force de caractère. Il me fallait à tout prix m’éloigner de mon ennemi, afin de lui porter de loin des coups plus assurés. À mes yeux, cet ennemi avait une figure déterminée, il portait un nom connu : mon ennemi, c’était le droit de servage. Sous ce nom, je rangeais et je ramassais tout ce contre quoi j’avais résolu de lutter jusqu’au bout, — avec quoi j’avais juré de ne jamais faire de paix. Ce fut mon serment d’Annibal, et je n’étais pas le seul à le faire alors. J’allais à l’Occident pour mieux remplir ce serment... »

Voilà le gros mot lâché : l’écrivain sera un « Occidental », il tiendra pour Japhet contre Sem, pour la méthode de Pierre le Grand contre les patriotes retranchés derrière la grande muraille chinoise. Il faut être au courant des polémiques russes et de la terminologie des partis pour comprendre quels orages peut soulever cette appellation inoffensive, quels flots d’encre et de bile elle fait couler chaque jour. « Occidental », cela signifie, suivant le camp où l’on se place, un fils de lumière ou un traître maudit. Je me garderai bien de juger le procès ; d’autant plus qu’à mon sens, il y a là surtout une querelle de mots ; les batailleurs aveuglés par la fumée tomberaient facilement d’accord, s’ils pouvaient se retrouver de sang-froid ; la raison, les bonnes lois et les bonnes lettres n’ont pas de patrie déterminée ; chacun prend son bien où il le trouve, dans le fonds commun de l’humanité, et l’accommode à sa façon.

En lisant ce fragment de confession, on est tenté de s’inquiéter pour l’avenir du poëte ; on entend derrière ces phrases comme un mauvais grondement de politique ; est-ce que la grande suborneuse va le détourner de sa vraie voie ? Il n’en sera rien heureusement. Tourguénef était bien trop littéraire, trop contemplatif et trop détaché, pour se jeter dans cette mêlée où l’on entre avec des convictions et d’où l’on sort avec des intérêts. Sur un seul point il tint son serment, il porta son coup, un coup terrible, au droit de servage ; contre cet ennemi, la guerre était sainte, et tous étaient déjà de connivence.

Revenu en Russie, Tourguénef publia dans les revues du temps ses premiers essais, des vers, naturellement. Il mérita les encouragements et l’amitié de Biélinsky. Pourtant la voix de cette jeune muse ne perça guère et s’éteignit vite ; l’écrivain fit le sacrifice héroïque, il le fit complet ; dans les éditions définitives de ses œuvres, ce maître prosateur n’a pas donné asile à un seul des vers de sa jeunesse. Il a été moins sévère pour quelques saynettes et comédies, composées vers cette époque ; mais, en permettant à ses éditeurs de les publier, il nous prévient modestement qu’il ne se reconnaît pas le talent dramatique. L’aveu est fondé : cette voix contenue et nuancée, si éloquente dans l’intimité du livre, n’était pas faite pour les sonorités du théâtre. Quelques-unes de ces pièces furent jouées dans le temps, aucune n’est restée au répertoire. Reparti pour les pays étrangers, Ivan Serguiévitch envoya de loin à une revue de Pétersbourg les premiers de ces petits récits qui allaient illustrer son nom : les Récits d’un chasseur.

Les petits brûlots se glissèrent un à un, de 1847 à 1851, sans malice apparente, abrités sous leur pavillon poétique ; le public n’en comprit pas d’abord le sens caché, la vigilante censure elle-même fut prise en défaut. On ne vit là qu’une tentative littéraire de premier ordre, une note nouvelle en Russie. Sans doute l’influence de Gogol était sensible dans le style du jeune écrivain, dans sa compréhension de la nature ; les Veillées du hameau avaient donné le modèle du genre. C’était toujours la grande et triste symphonie de la terre russe ; mais cette fois l’interprétation de l’artiste était autre. Ce n’était plus l’âpre humour de Gogol, le caractère franchement populaire de ses tableaux, ses chaudes fusées d’enthousiasme subitement rabattues par des rappels d’ironie ; chez Tourguénef, ni joyeusetés ni enthousiasme ; une note plus discrète, une émotion dérobée ; les paysages et les hommes sont vus sous la pâle lumière du soir, à travers une vapeur idéale, nettement retracés pourtant, et comme concentrés dans la prunelle de l’infatigable observateur. La langue, elle aussi, est plus riche, plus souple, plus moelleuse, telle qu’aucun écrivain ne l’avait encore portée à ce degré d’expression. Ce n’est pas la prose nette et limpide de Pouchkine, qui avait beaucoup lu Voltaire, et qui se souvenait. La phrase de Tourguénef coule, lente et voluptueuse, comme la nappe des grandes rivières russes sous bois, attardée, harmonieuse entre les roseaux, chargée de fleurs flottantes, de nids entraînés, de parfums errants, avec des trouées lumineuses, de longs mirages de ciels et de pays, et soudain reperdue dans des fonds d’ombre ; cette phrase s’arrête pour tout recueillir, un bourdonnement d’abeille, un appel d’oiseau de nuit, un souffle qui passe, caresse et meurt. Les plus fugitifs accords du grand registre de la nature, elle les traduit avec les ressources infinies du clavier russe, les épithètes flexibles, les mots soudés entre eux à la fantaisie du poëte, les onomatopées populaires.

J’insiste sur ce qui fait la puissance de ce livre : ce n’est qu’un chant de la terre et un murmure de quelques pauvres âmes, directement entendus par nous ; l’écrivain nous a portés au cœur de son pays natal, il nous laisse en tête-à-tête avec ce pays ; il disparaît, ce semble ; pourtant, si ce n’est lui, qui donc a tiré des choses et condensé à leur surface cette poésie mystérieuse qu’elles recèlent, mais que si peu savent voir, et que nous voyons clairement ici ? Les Récits d’un chasseur ont charmé bien des lecteurs français ; qu’ils sont décolorés cependant à travers le double voile de la traduction et de l’ignorance du pays ! Je me figure un lettré de Kief ou de Kazan, n’ayant jamais passé la frontière et lisant en russe les romans rustiques de George Sand, qui ont quelques affinités avec ceux de Tourguénef : que peuvent dire à cet homme la Petite Fadette et François le Champi ? Comment sentirait-il le parfum de terroir de notre Berry ? Il faut avoir vécu dans les campagnes décrites par Ivan Serguiévitch pour admirer comme il nous rend à chaque page la contre-épreuve exacte de nos impressions personnelles, comme il nous fait remonter à l’âme chaque émotion ressentie, aux sens chaque odeur subtile respirée sur cette terre.

Dans cet ordre d’idées, je citerai entre tous le petit récit intitulé Biéjin loug. Le Biéjin loug, c’est la prairie où les jeunes paysans mènent paître les troupeaux de chevaux, durant les chaudes nuits d’été. Notre chasseur s’est égaré dans la brume du soir ; il erre longtemps par les landes solitaires, jouet des illusions de l’ombre ; enfin il aperçoit un feu dans les marais ; c’est le campement des petits pâtres ; l’étranger vient s’étendre à leur foyer, et, feignant d’être endormi, il écoute leurs propos. Accroupis autour du brasier, ces enfants se racontent des histoires, de ces histoires qu’on raconte après minuit. Ce n’est pas qu’ils aient peur, oh ! non : seulement des bruits douteux les font penser, des voix de nuit qui montent de la rivière, des appels d’orfraies, des hurlements de chiens quand le loup vient flairer les chevaux. La présence de l’invisible agit sur ces âmes simples, et les voilà se remémorant toutes les croyances du village russe ; on cause des roussalki, les dames des eaux, de l’esprit des bois, du domovoï, le génie de la maison, et du camarade Vania, qui se noya l’an passé, qui appelle les petits pêcheurs dans les courants profonds. Cela tient le milieu entre un conte de nourrice et un conte d’Hoffmann, et c’est encore autre chose, c’est plus naturel, plus sérieux ; le poëte nous a amenés au diapason voulu avec une habileté infinie, il a fait parler la terre avant de faire parler ces enfants, et il se trouve que la terre et les enfants disent les mêmes choses ; ces petits ne sont que les interprètes du vieux monde slave ; ils refont à leur manière le Chant d’Igor, cette épopée panthéiste des anciens âges d’où toute la poésie russe est sortie. Cependant la nuit passe, l’esprit se détend, la lumière renaît et allége l’âme, une admirable description du soleil levant jette une note éclatante à la fin de cette symphonie fantastique en mineur.

Préférez-vous une corde plus humaine, plus intime ? Relisez les Reliques vivantes. Entrant d’aventure dans un hangar abandonné, le chasseur aperçoit un être misérable, sans forme et sans mouvement ; il reconnaît une ancienne servante de sa mère, une belle et rieuse fille jadis, maintenant paralysée et consumée par on ne sait quel mal étrange. Ce squelette oublié dans cette ruine n’a plus aucun lien qui le rattache au monde ; nul n’en prend souci ; de bonnes gens remplissent parfois sa cruche d’eau, et il n’a pas d’autres besoins ; il vit, si c’est vivre, par le regard et un souffle de voix, « pareil au susurrement de la laiche des marais ». Mais dans ce vain reste d’un corps, il y a une âme, épurée par la souffrance, divinement résignée, soulevée, sans rien perdre de sa naïveté paysanne, sur les hauteurs du renoncement absolu. Loukéria raconte son malheur, comment le mal inconnu la saisit après une chute qu’elle fit, la nuit, en allant écouter les rossignols ; comment toutes les fonctions et toutes les joies de la vie l’ont quittée l’une après l’autre. Son fiancé a eu beaucoup de chagrin, et puis, naturellement, il en a épousé une autre : que pouvait-il faire ? Elle espère bien qu’il est heureux. Depuis des années, ses seules distractions sont d’écouter la cloche de l’église et le bourdonnement des abeilles dans le rucher voisin. Quelquefois une hirondelle vient voleter sous le hangar, c’est un gros événement, de la pensée pour plusieurs semaines. Les gens qui lui apportent de l’eau sont si bons, elle leur est si reconnaissante ! Et tout doucement, presque gaiement, elle revient avec le jeune maître sur les souvenirs d’autrefois, elle lui rappelle avec quelque vanité qu’elle était la première au village pour les danses et les chansons ; à la fin, elle veut faire effort pour fredonner une de ces chansons.

« L’idée que cette créature à demi morte allait chanter éveilla en moi un effroi involontaire. Avant que j’eusse pu prononcer une parole, un son traînant, à peine perceptible, mais pur et juste, tremblota à mon oreille... Un second suivit, puis un autre... Loukéria chantait : « Dans la prairie... » Elle chantait sans que rien fût changé dans l’expression de son visage pétrifié, les yeux toujours fixes. Cette pauvre petite voix forcée, vacillante comme un filet de fumée, résonnait si douloureusement, elle se donnait tant de peine pour exprimer l’âme tout entière !... Ce n’était plus de l’effroi que je ressentais ; une pitié indicible me poignait le cœur. »

Loukéria raconte encore ses mauvais rêves, comment sa mort lui est apparue en songe : non pas que sa mort fût effrayante, au contraire, c’est qu’elle s’éloignait et refusait la délivrance. La malade repousse toutes les offres de service du maître ; elle ne désire rien, elle n’a besoin de rien, elle est contente de tout et de tous. Comme le visiteur se retire, elle le rappelle d’un dernier mot, bien féminin ; la malheureuse a conscience de l’horrible impression qu’elle doit produire, elle cherche ce qui pourrait survivre en elle de la femme. — « Vous vous souvenez, Barine, de la belle tresse que j’avais ?... Vous savez, elle descendait jusqu’aux genoux... J’ai hésité longtemps ; mais qu’en faire, dans mon état ? Je l’ai coupée, oui... Adieu, Barine. »

Tout cela ne laisse rien à l’analyse, autant prendre des ailes de papillon ; la trame même du récit est si ténue, si simple ; c’est peu de chose, et c’est une merveille par tout ce qu’il y a, plus encore par tout ce qu’il n’y a pas. Étant donné le sujet, j’imagine comment diverses écoles littéraires l’auraient compris. Un romantique du bon temps nous eût montré la fatalité acharnée sur cette créature ; il en eût fait une protestation vivante contre l’ordre de l’univers, un monstre douloureux, la femelle de Quasimodo. D’autres, les illustres amis de la vieillesse de Tourguénef, n’eussent pas manqué de nous faire un cours de pathologie ; ils se seraient complu dans la dissection de ces membres roidis, de ces plaies secrètes ; ils auraient indiqué toutes les parties abolies du système nerveux et conclu à l’idiotisme. Un écrivain d’une dévotion ardente eût transfiguré cette martyre ; elle nous serait apparue dans un nimbe, abîmée dans la contemplation mystique, uniquement soutenue par les secours célestes. Rien de semblable chez Tourguénef ; il glisse discrètement sur les misères physiques, à mots couverts, il voile le cadavre ; nous comprenons assez qu’il y a un cadavre en voyant cette âme toute nue, hors de sa chair. Nulle déclamation, nulle antithèse, l’auteur ne tente rien pour grossir le cas et frapper notre imagination ; c’est un accident de la vie, voilà tout. Pour ce qui est de Dieu, l’humble femme sait qu’il a d’autres affaires que ce petit malheur ; elle le prie comme à son habitude, sans insister autrement, avec la piété ordinaire d’une paysanne, fort étrangère à la mysticité. Le point mis en lumière, dans ce récit comme dans presque tous les autres, c’est la résignation stoïque, un peu animale, de ce paysan russe toujours préparé à tout souffrir. Le talent est dans la proportion exquise entre le réel et l’idéal ; chaque détail reste réel, dans la moyenne humaine, et l’ensemble baigne dans l’idéal. Voyez plus loin cette autre figure angélique de malade qui passe à travers l’épisode du Médecin de village ; c’est la même juste mesure, l’homme maintenu dans son attitude naturelle, les pieds à terre et le regard au ciel.

Quand ces fragments furent réunis en volume, le public, indécis jusqu’alors, comprit la signification de l’œuvre ; quelqu’un était venu qui osait développer le sens caché dans la sinistre plaisanterie de Gogol sur les âmes mortes. Quel autre nom donner à la galerie de portraits rassemblés par le chasseur : petits propriétaires de campagne naïvement égoïstes et durs, intendants sournois, fonctionnaires désœuvrés et rapaces ; sous ce monde de fer, des ilotes chétifs, quasi déchus de la condition humaine, touchants à force de misère et de soumission ? Le procédé, — si bien déguisé qu’il soit, il y a toujours un procédé, — était invariablement le même ; l’auteur faisait repasser dans sa lanterne et nous montrait sous toutes les faces une créature falote, tour à tour risible et pitoyable, sans besoins, sans ressources, condamnée à la vie crépusculaire ; à côté du serf apparaissait le maître, fantoche à demi civilisé, bon diable au demeurant, inconscient du mal commis, perverti par la fatalité du milieu. Ce tableau, qui eût dû être laid, repoussant, l’écrivain l’avait revêtu de grâce et de charme, en quelque sorte contre sa volonté, par la vertu intime de sa poésie.

Pourquoi les ressorts de la vie étaient-ils brisés chez tous les héros du livre ? D’où venait cette malaria sur la campagne russe ? Quel était le nom de cette peste ? — On laissait au lecteur le soin de répondre. Il n’est pas très-exact de dire que Tourguénef attaqua le servage ; les écrivains russes, par suite des conditions qui leur sont faites aussi bien que par le tour particulier de leur génie, n’attaquent jamais ouvertement, ils n’argumentent ni ne déclament : ils dépeignent sans conclure et font appel à la pitié plus qu’à la colère. Quinze ans plus tard, quand Dostoïevsky publiera les Souvenirs de la maison des morts, ses terribles souvenirs de dix années en Sibérie, il procédera de même, sans un mot de révolte, sans une goutte de fiel, semblant trouver ce qu’il décrit tout naturel, un peu triste seulement. C’est le trait national en toutes choses. — Un jour, je couchais à l’auberge d’Orel, dans la patrie de notre auteur ; un roulement de tambours me réveilla ; je regardai sur la place du marché ; au milieu d’un carré de troupes et de peuple on avait dressé le pilori, une grande colonne de bois noir sur une plate-forme d’échafaud ; on y attachait trois pauvres diables qui portaient au cou des écriteaux avec la mention de leurs méfaits. Ces larrons avaient l’air très-doux, très-inconscients de ce qui leur arrivait ; ils étaient très-beaux, liés à cette colonne, avec leurs têtes de Christs slaves. L’exposition dura longtemps, le clergé vint les bénir, et quand la charrette les ramena à la prison, les soldats et le peuple se précipitèrent derrière eux, en les comblant de provisions, de menue monnaie, en les plaignant de tout cœur. — En Russie, l’écrivain qui veut réformer agit comme la justice, par démonstration mélancolique, avec des retours d’indulgence sur les maux qu’il dévoile. Le public entend à demi-mot.

Il entendit cette fois ; la Russie du servage se regarda avec effroi dans le miroir qu’on lui tendait ; un long frémissement la secoua ; du jour au lendemain, l’auteur fut célèbre et sa cause à moitié gagnée. La censure comprit la dernière, mais enfin elle comprit, elle aussi. On s’étonnera peut-être de sa susceptibilité : j’ai dit que le servage était condamné jusque dans le cœur de l’empereur Nicolas. Il faut savoir que la censure ne veut pas toujours ce que veut l’Empereur ; du moins elle veut en retard, elle est parfois en arrière d’un règne. Elle renonça à sévir contre le livre, mais elle guetta l’auteur. Gogol étant mort sur ces entrefaites, Tourguénef consacra au défunt un article chaleureux. Cet article paraîtrait bien inoffensif aujourd’hui ; il figure dans l’édition complète, et nous aurions peine à y découvrir le crime, si le criminel ne nous avait révélé le secret dans une note fort gaie :

« À propos de cet article, je me souviens qu’un jour, à Pétersbourg, une dame très-haut placée critiqua le châtiment qu’on m’avait infligé, le jugeant immérité, ou du moins trop rigoureux. Comme elle prenait chaudement ma défense, quelqu’un lui dit : — Vous ignorez donc que dans cet article il nomme Gogol un grand homme ? — Ce n’est pas possible ? — Comme je vous l’assure. — Ah ! dans ce cas, je n’ai plus rien à dire ; je regrette, mais je comprends qu’on ait dû sévir. »

Ce qualificatif impertinent, donné à un simple écrivain, valut à Tourguénef un mois d’arrêts, puis le conseil d’aller méditer dans ses terres. J’imagine qu’il trouva alors la société très-mal faite, tant nous sommes injustes pour le pouvoir qui veut notre bien. Il faut pourtant l’avouer, ce pouvoir sert quelquefois nos intérêts mieux que nous-mêmes, et les lettres de cachet sont généralement d’accord avec les vues de la Providence. Trente ans plus tôt, un ordre d’exil avait sauvé Pouchkine en arrachant le poëte aux dissipations de Pétersbourg, où il perdait son génie, en l’envoyant au soleil d’Orient, où ce génie devait s’épanouir. Si Tourguénef fût resté dans la capitale, la chaleur de la jeunesse et les amitiés compromettantes l’eussent peut-être entraîné dans quelque stérile échauffourée politique ; rendu à la solitude de ses bois, il y vécut des années laborieuses, étudiant l’humble vie de la province russe et en fixant les traits dans ses premiers grands romans.

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