Ivan Serguiévitch y a logé la société russe ; il a résumé la conception qu’il s’en faisait dans quelques types généraux, toujours en scène. Considérons-les avec intérêt ; la littérature postérieure est revenue sur ces types, sans presque les modifier ; il faut croire qu’ils rendent fidèlement la physionomie de cette société, du moins telle qu’elle se voit elle-même. C’est d’abord le paysan, doux, résigné, endormi, touchant dans ses souffrances comme l’enfant qui ne sait pas pourquoi il souffre ; malin et rusé d’ailleurs, quand il n’est pas abruti par l’ivresse, soulevé de loin en loin par des fureurs animales. Au-dessus, les classes intelligentes et moyennes, les petits propriétaires de campagne, et parmi eux les représentants de deux générations : le vieux seigneur, bonhomme, ignorant, avec des traditions respectables et des vices grossiers, dur par longue habitude pour les serfs, servile lui-même, mais excellent dans les autres relations de la vie.
Tout différent est le jeune homme de cette même classe : quelquefois précipité dans le nihilisme par le vertige d’une croissance intellectuelle trop rapide ; le plus souvent instruit, mélancolique, riche en idées et pauvre en actes, « se préparant toujours à travailler », tourmenté par un idéal de bien public vague et généreux ; c’est le type de prédilection du roman russe ; nous l’avons vu naître chez Gogol, nous le reverrons encore plus développé chez Tolstoï. Le héros qu’aiment les jeunes filles et que leur disputent les femmes romanesques, ce n’est pas un brillant officier, un artiste, un grand seigneur magnifique ; c’est presque toujours ce Hamlet bourgeois, honnête, cultivé, d’intelligence tranquille et de volonté faible, qui revient de l’étranger avec des théories scientifiques sur l’amélioration de la terre et du sort des paysans, qui brûle d’appliquer ces théories dans « son bien » ; cela, c’est le grand point ; un personnage de roman qui veut conquérir des sympathies doit revenir dans « son bien », pour y améliorer la terre et le sort des paysans. Le Russe devine que là, là seulement est l’avenir, le secret de force ; mais, de son propre aveu, il ne sait comment s’y prendre.
Passons aux femmes de la même classe. Rien à dire des mères ; par un parti pris curieux, qui révèle quelque plaie ancienne du cœur, toutes les mères des romans de Tourguénef, sans une exception, sont mauvaises ou grotesques. Il réserve les trésors de sa poésie aux jeunes filles. Pour lui, la pierre angulaire de la société est cette jeune fille de province, librement élevée dans un milieu modeste, foncièrement droite, aimante, point romanesque, moins intelligente que l’homme, plus décidée : chaque roman met en jeu une volonté féminine, guidant les irrésolutions des hommes. — Tel est, à grands traits, le monde dépeint par l’écrivain. Chaque fois qu’il s’y renferme, l’accent de vérité est si frappant que le lecteur s’écrie en fermant le livre : « Si ces gens-là ont vécu, ils n’ont pas pu vivre autrement ! » Ce cri sera toujours la meilleure sanction des œuvres d’imagination.
Il nous manque les hautes classes pour compléter le tableau. Tourguénef n’y a touché qu’incidemment, dans ses dernières œuvres, par des esquisses sommaires, toutes dans la manière noire. Son regard n’était pas tendu de ce côté et son esprit était prévenu. La jeune fille si parfaite de tout à l’heure, dès que la fortune la porte sur les sommets sociaux, devient une femme frivole, pervertie, avec toutes les bizarreries de l’esprit et du tempérament ; l’homme qui s’élève aux dignités et touche aux affaires publiques va joindre à son irrésolution native la hâblerie et la sottise. Il y a lieu d’en appeler de ces jugements rapides et exclusifs. Pour nous faire une opinion, il faudra attendre Léon Tolstoï : celui-ci ne changera guère les types fixés par son devancier pour les basses et moyennes classes, mais il creusera dans les plus intimes replis l’âme complexe de l’homme d’État, du courtisan, de la grande dame ; il achèvera l’édifice dont Tourguénef a posé les assises et négligé le faîte.
Il ne faut pas demander à notre romancier les intrigues compliquées, les aventures extraordinaires dont l’ancien roman français était si friand. Il ne montre pas la lanterne magique, il montre la vie ; les faits en eux-mêmes l’intéressent peu ; il ne les voit qu’à travers l’âme humaine et dans leur contre-coup sur l’individu moral. Son plaisir est d’étudier des caractères et des sentiments, aussi simples que possible, pris dans la réalité quotidienne ; mais, et c’est là son secret, il voit cette réalité avec une telle émotion personnelle que ses portraits ne sont jamais prosaïques, tout en restant absolument vrais. Il disait de Niéjdanof, dans Terres vierges : « C’est un romantique du réalisme. » On peut lui retourner le mot.
En vérité, je ne lui connais pas de rival pour la sûreté du goût, la tendresse, je ne sais quelle grâce tremblante également répandue sur chaque page, qui fait penser à la rosée du matin. Il eût pu s’appliquer cette phrase d’un personnage de G. Eliot, dans Adam Bede : « Les mots m’arrivaient comme viennent les larmes, quand notre cœur est plein et que nous ne pouvons les empêcher. » Nul n’eut plus de sentiment et plus d’horreur du sentimentalisme : nul ne sut mieux indiquer d’un seul mot toute une situation, toute une crise du cœur. Cette retenue fait de lui un phénomène unique dans la littérature russe, toujours noyée ; il avait le droit de railler les écrivains de son pays, qui, « ayant à dire que le propre de la poule est de pondre des œufs, ont besoin de vingt pages pour développer cette grande vérité et ne parviennent pas à s’en tirer. » — On devine dans la moindre production d’Ivan Serguiévitch un travail de réduction acharné, le souci de l’art tel que l’entendaient les maîtres classiques.
De pareilles qualités, rehaussées par la magie du style, par une langue toujours exacte et parfois magnifique, assurent à Tourguénef une place éminente dans la littérature contemporaine. M. Taine me permettra de citer ici une opinion qui emprunte un grand poids à l’autorité de son nom ; je lui ai souvent entendu dire qu’à son estime, Tourguénef était un des artistes les plus parfaits que le monde ait possédés depuis ceux de la Grèce. La critique anglaise, qui regarde froidement et n’est pas suspecte d’exagération, lui accorde le premier rang ; je voudrais souscrire à cet arrêt, quand je relis l’enchanteur ; mais je me reprends et j’hésite en pensant à ce prodigieux Tolstoï, qui enchaîne mon admiration et terrasse mon jugement. Aussi bien, il faut laisser le dernier mot à l’avenir dans ces questions de préséance.
Après Terres vierges, le repos du déclin commença. Le talent restait entier, l’intelligence vigoureuse et curieuse ; mais cette intelligence flottait en quelque sorte, elle semblait chercher une voie perdue, comme il arrive pour d’autres au début de la vie. Il y avait bien des causes à ce découragement. L’écrivain russe a retiré de son long séjour parmi nous de grands avantages et quelques inconvénients. À l’origine, l’étude de nos maîtres, l’amitié et les conseils de Mérimée lui furent d’un précieux secours ; il dut peut-être à ces fréquentations littéraires la discipline intellectuelle, la clarté, la précision, mérites si rares chez les prosateurs de son pays. Plus tard il s’éprit d’enthousiasme pour Flaubert ; je rencontre dans les œuvres complètes d’excellentes traductions d’Hérodiade et de la Légende de saint Julien l’Hospitalier. Enfin, après les pères du naturalisme, ses amitiés le rattachèrent aux successeurs du second degré ; il se figurait innocemment qu’il appartenait à leur école, il écoutait leurs doctrines et faisait des efforts inquiets pour concilier ces doctrines avec son ancien idéal.
D’autre part, il se sentait de plus en plus séparé de son pays natal, de son vrai fonds d’idées. On le lui reprochait parfois en Russie, on le traitait de déserteur, de distancé. Les tendances de ces derniers romans avaient soulevé des récriminations sincères et des calomnies intéressées. Quand il revenait à Pétersbourg ou à Moscou, de loin en loin, les ovations de la jeunesse l’accueillaient ; mais d’autres cercles lui témoignaient de la froideur ; il voyait une partie de son public lui échapper, courir aux idoles nouvelles. Alors même qu’on le saluait respectueusement comme un ancêtre, ce Parisien d’esprit et de langue dut se dire plus d’une fois tout bas : « On me traite en vieux bonze. » — Ah ! comme on passe vite vieux bonze en littérature ! Lors de sa dernière apparition en Russie, pour les fêtes de Pouchkine, les étudiants de Moscou dételèrent sa voiture ; mais je me souviens qu’un jour, à Pétersbourg, en revenant de chez un haut personnage, Ivan Serguiévitch nous dit, sur un ton de plaisanterie non exempt d’amertume : « Il m’a appelé Ivan Nikolaiévitch. » Cette inadvertance paraîtrait bien vénielle chez nous, où l’on n’est heureusement pas obligé de savoir le nom du père de chacun : dans les habitudes russes et vis-à-vis d’une célébrité nationale, l’erreur était blessante ; elle faisait mesurer la crue de l’oubli.
À cette même époque, j’eus la bonne fortune de passer une soirée entre Tourguénef et Skobélef. Le jeune général parlait avec sa chaleur et son éloquence habituelles, il racontait ses longs espoirs, ses vastes pensées ; le vieil écrivain l’écoutait en silence, l’enveloppant de ce regard doux et voilé qui semblait attirer à soi les formes, les couleurs ; il était facile de voir que le modèle posait pour le peintre, et que celui-ci étudiait cette physionomie étrange pour la graver dans quelque livre ; la mort guettait à la porte, elle n’a permis ni au héros de vivre son roman, ni au poëte de l’écrire.
Nous reparlions de ces souvenirs, un jour du printemps de 1883, la dernière fois que j’eus l’honneur de voir Ivan Serguiévitch ; il me disait : « Je vais le rejoindre », et l’on sentait trop qu’il disait vrai, en regardant ce corps miné par de cruelles souffrances, alangui sur le lit de repos. Toute la vie avait reflué dans la tête, superbe sous son désordre de cheveux blancs, secouée avec des fiertés de lion blessé. Ses yeux s’arrêtaient sur un tableau de Rousseau, qu’il aimait entre tous, parce que Rousseau avait compris comme lui l’âme et la force de la terre : un chêne décimé, usé par les hivers, jetant au vent de décembre ses dernières feuilles rousses. Entre cette peinture et le noble vieillard qu’elle consolait, il y avait comme un lien fraternel, un entretien résigné sur les arrêts communs de la nature.
Déjà atteint par son mal rare et terrible, un cancer de la moelle épinière, Tourguénef publia encore trois nouvelles : le Chant de l’amour triomphant, brillante fantaisie dans le goût de Boccace, ciselée avec un art minutieux, comme un bijou florentin ; Clara Militch, une histoire inspirée sans doute par un drame récent qui venait d’occuper Paris ; l’auteur y raconte la mort volontaire d’une jeune actrice et essaye de nous faire comprendre pourquoi l’épidémie du suicide sévit sur la jeunesse russe dans d’effrayantes proportions. Dans une autre nouvelle intitulée Désespoir, l’écrivain s’efforçait de concentrer en quelques pages cette tristesse nationale qu’il avait étudiée et reproduite dans toute son œuvre ; il mettait à nu le fatalisme inconscient qui gouverne certaines volontés slaves, qui donne à ces vagabonds moraux un air de famille avec les victimes du fatum antique dans Eschyle et dans Sophocle.
Ce fut une lugubre ironie du sort que la suprême production du romancier portât ce titre : Désespoir. Il avait dit son dernier mot sur cette âme russe qu’il fouillait depuis quarante ans : il se tut. Pourtant l’artiste survivait à l’homme ; durant les crises finales, saturé d’opium et de morphine, il narrait à ses amis les rêves étranges qui le hantaient et regrettait de ne pas pouvoir les écrire :
« Ce serait un curieux livre », disait-il. Il en avait écrit quelques-uns dans une de ses dernières œuvres, les Poëmes en prose ; courtes symphonies de paroles, rattachées tantôt à une idée, à un nom flottant dans la mémoire du vieillard, tantôt à des visions douloureuses ou fantastiques, de celles qui assiégent l’âme quand elle se débat pour fuir. Peu de jours avant de fermer les yeux, il prit encore la plume et rédigea un testament touchant, une lettre adressée à son ami Léon Tolstoï : avec cet adieu, Tourguénef expirant léguait à son rival, à son héritier, le souci et l’honneur des lettres russes. Voici les dernières lignes de cette lettre :
« Très-cher Léon Nikolaiévitch, je ne vous ai pas écrit depuis longtemps ; j’étais et je suis sur mon lit de mort. Je ne puis guérir, il n’y a plus à y penser. Je vous écris expressément pour vous dire combien j’ai été heureux d’être votre contemporain, et pour vous exprimer ma dernière, instante prière. Mon ami, revenez aux travaux littéraires ! Ce don vous est venu de là d’où tout nous vient. Ah ! combien je serais heureux si je pouvais penser que vous écouterez ma prière !... Mon ami, grand écrivain de notre terre russe, exaucez cette prière ! Répondez-moi si ce papier vous est parvenu ; je vous serre une dernière fois sur mon cœur, vous et tous les vôtres... Je ne puis pas davantage... Je suis las ! » — Espérons que ce vœu sera entendu par le seul écrivain digne de ramasser la plume tombée de ces vaillantes mains. Comme un soldat frappé, Ivan Serguiévitch avait remis ses pouvoirs sur les âmes à un autre capitaine ; rien ne le retenait plus, il partit pour faire ailleurs d’autres songes, plus tranquilles, plus beaux.
Ceux qu’il fit ici-bas sont laborieux et tristes. Nous les avons tous, ramassés dans quelques volumes, raccourci d’une longue, d’une puissante vie humaine. Une œuvre littéraire, c’est une vie ; et de même qu’il y a dans chaque existence des jours qu’on voudrait effacer, il reste dans toute œuvre des pages qu’il eût fallu détruire. Tourguénef en a laissé échapper quelques-unes ; mais l’ensemble de son legs est bon, est sain. Disons-le bien en quittant cet homme, — parce que, en dépit des doctrines contraires, cela seul importe, cela seul est l’honneur de quiconque tient une plume, — dans presque tous ses livres, un noble souffle passe, élève et réchauffe le cœur. C’est peu de chose et c’est beaucoup, ce souffle léger resté d’une ombre, qui nourrira à jamais des milliers d’âmes. Ivan Serguiévitch a disparu comme ces paysans de son pays d’Orel, qui vont semant le grain dans les labours d’automne ; la plaine de blé est immense, le sillon noir fuit à l’infini ; l’homme le remonte, décroît, s’évanouit dans la brume et va s’asseoir, épuisé de fatigue, là-bas derrière les versants ; s’il est trop vieux, si quelque mal le prend cet hiver, on le couchera sous son labour, on l’oubliera. Qu’importe ? Disparais, pauvre homme de peine qui agitais tes bras dans le vide, sur la terre nue. La semence demeure et vit ; aux soleils de l’été prochain, le blé va sortir, mûrir, rouler sur la steppe des vagues d’or, et dispenser aux multitudes le bon pain, le pain de force et de courage.