IV

Ah ! les belles années qui suivirent 1860 ! L’émancipation des serfs, le rêve de Tourguénef, était devenue un fait accompli : et ce n’était que l’aurore des grandes réformes. De partout le jour nouveau pénétrait à torrents dans la sombre machine vermoulue ; partout le bruit des ressorts neufs qui la remettaient en mouvement, un éveil joyeux de forces et d’espérances longtemps contenues. Ces années si décisives dans l’histoire du pays ne l’étaient pas moins dans l’histoire intime d’Ivan Serguiévitch ; il venait de donner sa vie, comme ses vierges donnent la leur, sans réserves et jusqu’à la mort. Déraciné de sa patrie par une amitié toute-puissante, il quittait la Russie, où il ne devait plus revenir qu’à de rares intervalles, pour s’établir d’abord à Bade, puis à Paris, au milieu de nous. La destinée avait comblé tous les vœux de l’homme, de l’écrivain, du patriote ; il assistait à la renaissance de son pays ; sa gloire le suivait en Occident, avec ses ouvrages traduits dans toutes les langues. On pouvait croire que s’il reprenait la parole, après ces années de silence et de repos, ce serait pour redire le cantique de Siméon.

C’eût été bien mal connaître notre pauvre nature humaine, et en particulier cette âme de poëte à jamais inassouvie. Ce qui fait la joie de notre cœur, c’est de bercer un rêve tout le long de la jeunesse, et non de le voir réalisé par les vieux ans. Qu’avons-nous à faire de la réalité décolorée ? Tourguénef rentra en scène avec Fumée, en 1868. C’était toujours le même talent, encore plus mûr et savoureux ; ce n’était plus tout à fait l’âme candide et croyante d’autrefois. Dès les premières pages du livre, le désenchantement fait explosion ; s’il s’agissait d’un autre homme, nous dirions que la poche de fiel a crevé ; en parlant de Tourguénef, le mot serait exagéré ; il n’entrait pas de fiel dans son tempérament. Ses saillies douloureuses sont d’un idéaliste déçu, étonné de voir que ses chères idées, appliquées aux hommes, ne les ont pas rendus parfaits. Le ressentiment de cette déception va quelquefois jusqu’à l’injustice ; ce crayon chagrin nous montrera désormais certaines figures poussées au noir, partant moins vraies que celles des œuvres anciennes. Le monde décrit dans Fumée, c’est ce monde russe qui vit à l’étranger et qui n’y porte pas toujours les meilleures qualités du sol natal : grands seigneurs et femmes équivoques, étudiants et conspirateurs. La scène se passe à Bade, où l’auteur avait pu l’étudier à loisir. Dans cette galerie comique de « généraux de Kursaal », de princesses en pique-nique, de slavophiles vantards, de commis voyageurs en révolutions, il y a bien des traits pris sur le vif, mais la physionomie d’ensemble est chargée ; le défaut de mesure est d’autant plus sensible que, dans la pensée de l’auteur, ces personnages ne sont pas des types d’exception, mais bien la représentation fidèle de la haute et basse société russe.

En outre, le procédé de l’artiste est modifié. Jadis, en nous montrant les batailles d’idées, il nous laissait juges du camp : maintenant il se substitue à nous et insinue son opinion. Il y a, pour le romancier et le dramaturge, deux manières d’exposer les thèses morales : avec ou sans intervention personnelle. Prenons des exemples familiers à tout le monde. Voici, dans les Misérables, deux conceptions antagonistes du devoir et de la vertu, personnifiées par Jean Valjean et Javert ; nous pourrions hésiter sur leur valeur réciproque ; mais l’auteur jette d’un seul côté tout le poids de son éloquence, il divinise l’une de ces conceptions et rabaisse l’autre, il force notre verdict. Voilà, au contraire, dans le Gendre de M. Poirier, deux façons de comprendre l’honneur, deux mondes d’idées dissemblables, le marquis de Presle et son beau-père ; l’auteur s’efface, il éclaire également ses deux personnages, leurs mérites et leurs ridicules, le fort et le faible de leurs thèses : jusqu’au bout, nous balançons à nous prononcer entre eux, l’intérêt du drame naît de ce conflit d’idées. Je préfère cette seconde manière, qui me paraît exiger plus d’art, qui est plus proche de la vie réelle, où la vérité n’est jamais claire, où le bien et le mal sont étroitement mêlés dans tous les camps. Tourguénef s’est tenu à cette méthode équitable dans ses premières études sociales ; dans les dernières, Fumée et Terres vierges, il intervient visiblement. Un personnage de second plan, une sorte d’Olivier de Jalin, comme le Potouguine de Fumée, a mission de nous révéler la pensée de l’écrivain et de clore les débats.

Ces réserves faites, je reconnais que les sorties de Potouguine sont le plus souvent ruisselantes de verve et de bon sens. L’ « Occidental » daube sur ses bêtes noires, les slavophiles, il ridiculise les travers nationaux, et surtout cette manie d’affirmer que les choses les plus communes prennent une vertu mystique en touchant le sol russe. Il trouve des traits bien spirituels pour caractériser cette infatuation ; par exemple, quand il parle de la « littérature en cuir de Russie », quand il dit : « Chez nous, deux et deux font quatre, mais avec plus de hardiesse qu’ailleurs. » Après avoir vidé son carquois, le romancier noue une intrigue d’amour, il s’y montre, comme toujours, maître des secrets du cœur humain. Mais, ici encore, notre auteur a changé de manière. Jadis, il ne se plaisait qu’aux émotions virginales, la femme ne l’intéressait que jeune fille, il peignait l’amour loyal, marchant le front haut, même alors qu’il brave le monde. Pour la première fois, dans Pères et Fils, il avait donné un rôle de grande coquette à une jeune veuve, et avec quelles précautions ! Maintenant, dans Fumée et les Eaux printanières, il nous montre les passions cruelles, leurs tortures, leurs mensonges, leurs abîmes sans issue. La jeune fille est toujours là, tenue en réserve pour sauver au dénoûment le pécheur repentant ; mais ce n’est qu’une pâle figure reculée sur les plans lointains.

D’aucuns préféreront peut-être ce bruit de tempêtes aux harmonies délicieuses des premiers romans ; c’est affaire de goût, et je ne veux pas diminuer le mérite de Fumée, qui reste un chef-d’œuvre d’un autre genre ; je constate seulement qu’à l’approche du soir, l’âme limpide du poëte a reflété de lourds nuages et des cieux troublés. À la fin des Eaux printanières, après cette merveilleuse scène de la séduction, vraie comme la vie, comme la faiblesse de l’homme et le pouvoir diabolique de la femme, il y a des pages pleines d’une telle rancœur, qu’on se sent pris de pitié pour l’écrivain qui a pu les trouver.

En 1877, Tourguénef publia dans le Messager d’Europe son dernier roman de longue haleine, Terres vierges. Si mes souvenirs sont exacts, la traduction française parut d’abord dans le journal le Temps, comme pour tâter le terrain ; puis l’original se risqua en Russie et y circula sans obstacle. Rien ne fait mieux mesurer le chemin parcouru depuis le jour où la censure s’émouvait si fort de la lettre sur Gogol. Avec l’œuvre nouvelle, le romancier se hasardait dans les cendres brûlantes, sur une route qui conduisait autrefois jusqu’en Sibérie. L’ambition lui était venue de décrire le monde souterrain qui commençait dès lors à inquiéter l’Empire ; après avoir signalé le premier et exploré depuis vingt-cinq ans tous les courants d’idées jaillis du sol russe, l’observateur se devait de parfaire sa tâche en nous montrant l’aboutissement logique de ces courants ; puisqu’ils disparaissaient sous terre, il fallait les suivre et tenter bravement la descente aux enfers. Il était piqué au jeu, d’ailleurs, par un rival qui l’avait devancé ; comme on le verra, Terres vierges est une réponse indirecte aux Possédés, de Dostoïevsky. La tentative ne fut pas pleinement heureuse. Absent de son pays depuis quinze ans, Tourguénef était mal placé pour guetter dans ses transformations incessantes ce monde dérobé, presque inaccessible. Là où l’étude d’après nature est rarement possible, où il faut procéder par induction, on est mal venu de chercher des représentations plastiques. Notre romancier s’était flatté de fixer dans des formes sensibles les tendances encore si confuses des nihilistes ; l’image se perdit dans la chambre obscure et refusa de venir à la lumière du plein jour.

Voilà pourquoi Terres vierges, au moins dans la première partie, a quelque chose de gris et d’effacé qui contraste avec les reliefs puissamment modelés des œuvres antérieures. L’auteur nous introduit dans le cercle des conspirateurs à Pétersbourg. Un de ces jeunes gens s’engage en qualité de précepteur chez un riche fonctionnaire qui l’emmène en province. Niéjdanof rencontre là une jeune fille noble, traitée par les maîtres de la maison en parente pauvre, aigrie par de longues humiliations ; elle prend feu pour les idées encore plus que pour la personne de l’apôtre ; tous deux s’enfuient un beau matin et forment une de ces unions libres où l’on vit comme frère et sœur en travaillant au grand œuvre social. Ils « vont dans le peuple », avec leurs affiliés de province. Mais Niéjdanof n’est pas armé pour la terrible lutte, c’est un faible, un rêveur, un poëte qui passe en secret les nuits sur son cahier de vers. Déchiré de doutes et de découragements, il s’aperçoit bientôt que tout est malentendu dans son âme ; il n’aime pas la cause à laquelle il se sacrifie, il ne sait pas la servir ; il aime mal la femme qui s’est sacrifiée pour lui, il se sent décroître dans l’estime de cette dévouée. Las de la vie, trop fier pour reculer, assez généreux pour vouloir libérer à tout prix sa compagne avant qu’un instant d’oubli ait fait d’elle sa maîtresse, Niéjdanof se tue ; il a deviné qu’un de ses amis, mieux équilibré que lui, aime secrètement Marianne et va être aimé d’elle ; il unit en mourant les mains de ces deux êtres, animés du même courage. Le roman finit par le récit d’une échauffourée avortée, qui montre l’inanité et l’enfantillage de la propagande révolutionnaire dans le peuple. Ce Niéjdanof, si invraisemblable qu’il puisse nous paraître, est le caractère le plus vivant et le plus vrai du livre ; celui-là a été pris sur nature, dans le fin fond des misères morales de la jeunesse russe.

D’autres figures de révolutionnaires flottent dans la pénombre, elles passent en chuchotant des choses inintelligibles. Les représentants des hautes classes, du monde officiel, sont traités plus durement encore que dans Fumée : ils ont toutes les suffisances, tous les ridicules et pas un mérite ; de ce parti pris résultent des caricatures, un manque d’équilibre et un faux jour dans l’ensemble de l’œuvre. En revanche, les apôtres de la foi nouvelle ont une auréole de générosité et de dévouement. Entre l’égoïsme de la vie courante d’une part, la foi vive et l’abnégation farouche d’autre part, le choix de l’écrivain idéaliste était forcé ; la chaleur de son cœur le précipite sans précautions du côté où le désintéressement est plus visible. Il prête à ces rudes natures, toutes d’une pièce, une délicatesse de sentiments qui les poétise ; il nous cache et se cache à lui-même les contrastes révoltants, les instincts brutaux. Il avait eu une vision plus réelle, le jour où il avait aperçu l’énergique Bazarof, avec son profil de loup fuyant dans les bois. Je crois que Tourguénef a été égaré par sa sensibilité, en peignant les caractères des nihilistes ; il a été mieux servi par sa raison en faisant justice de leurs idées, de leurs déclamations puériles, de leurs espérances aveugles.

Les meilleures pages du livre sont celles où l’auteur nous démontre par les faits l’impossibilité d’un contact entre les propagandistes et le peuple. Les raisonnements abstraits se brisent sur la dure cervelle du moujik ; Niéjdanof veut prêcher dans un cabaret, les paysans le forcent à boire, il tombe ivre-mort au second verre de vodka et s’éloigne au milieu des huées ; un autre, qui tente de soulever son village, est livré les mains liées à la justice par les villageois. Par moments, Tourguénef met le doigt sur le principe même de l’erreur révolutionnaire ; ses nihilistes, dans un élan irréfléchi de solidarité, veulent soulever instantanément une populace ignorante jusqu’à l’échelon intellectuel où ils sont eux-mêmes parvenus ; ils oublient que le temps a seul pouvoir d’opérer ce miracle, ils se flattent de remplacer son action par des formules cabalistiques ; ils se brisent les poings à cet effort impossible. Le poëte voit tout cela et nous le fait très-bien comprendre ; mais comme il est poëte, il se laisse séduire par la beauté morale du sacrifice indépendamment de l’objet, et son indulgence redouble en raison même de la vanité prouvée du sacrifice.

C’est peut-être le lieu de toucher un point délicat que je ne veux pas éviter. Certaines revendications politiques, élevées sur la tombe de l’écrivain, ont causé un gros émoi en Russie, et le deuil national a risqué d’être troublé par d’amers ressentiments. Déjà, du vivant de Tourguénef, les feuilles de Moscou avaient mené contre lui une violente campagne, à la suite de la publication, dans un journal français, des Mémoires d’un nihiliste. Ce fragment autobiographique n’est pas une œuvre d’imagination : notre romancier le tenait d’un de ses compatriotes, échappé des prisons tusses. Comme il le dit dans sa lettre d’introduction, ce curieux opuscule se recommande par l’accent de vérité qui y règne, par l’absence de récrimination. On retrouva dans les Mémoires d’un nihiliste cette plainte voilée et passive, dont je parlais plus haut, cette curiosité psychologique du Russe qui étudie avec tant d’application les effets de la souffrance sur son âme, qu’il oublie d’incriminer les auteurs de cette souffrance. Il y a dans ce morceau un réalisme minutieux, une claire vue de soi-même dans la gradation du désespoir, qui rappellent certaines pages de Dostoïevsky. Mais la littérature du proscrit ne trouva pas grâce en Russie ; on en voulut à Tourguénef de sa lettre indulgente, on l’accusa de complicité avec les ennemis de l’État.

D’autre part, le parti extrême a essayé de tirer à lui cette grande ombre ; on a parlé de subventions accordées par l’écrivain à une feuille malfaisante. C’est parfaitement invraisemblable. Ivan Serguiévitch avait la main facile comme le cœur et donnait indistinctement à toutes les misères ; il suffisait d’être Russe pour trouver sa porte ouverte, sa bourse prête, et de bonnes paroles sur ses lèvres ; mais s’il a secouru les hommes, il n’a certainement pas coopéré à leur politique. Comment aurait-il trempé dans des complots sauvages et stériles, lui, l’Occidental, l’homme de la civilisation raffinée et des élégances de pensée ? Ses opinions flottèrent toujours dans un libéralisme vaporeux, rapporté à vingt ans des universités d’Allemagne, plus enclin à se bercer de rêves qu’à s’employer dans la pratique. Au surplus, il suffit de lire attentivement Terres vierges pour marquer le degré de latitude où Tourguénef entendait se maintenir.

Il y a là un certain Solomine, un jeune directeur de fabrique, qui représente les idées moyennes et parle évidemment pour l’auteur. Solomine a été entraîné par les propagandistes, mais son bon sens lui fait voir le néant de leurs efforts ; s’il n’a aucun goût pour les tchinovniks qui administrent la terre russe, il n’a aucune confiance dans les enfants qui la minent sourdement ; il se sépare peu à peu de ces derniers, il se tire les grègues sauves de l’échauffourée finale, et va fonder dans l’Oural une usine prospère « sur certaines bases coopératives ». Ne soyons pas indiscret, ne demandons pas au bon Ivan Serguiévitch quelles sont ces bases ; le romancier voulait que son socialiste fût conséquent et intéressant jusqu’au bout, il le lance dans la coopération et le laisse s’y dépêtrer ; les lecteurs russes n’en demandent pas davantage, et tout le monde est content.

Mais je parle bien au long, vraiment, de la politique d’un poëte. Cet homme qui fut un naïf, au plus noble sens du mot, pour tant de choses inférieures, a bien pu l’être en politique. Ceux qui disputeraient plus longtemps sur la couleur de son drapeau risqueraient eux-mêmes d’être taxés de naïveté. Il ne faut ni s’étonner ni s’émouvoir parce que les lyres délicates sonnent faux quand la politique égare ses grosses vilaines mains sur leurs cordes ; il n’y a qu’à ne pas les écouter, à garder une juste mesure entre la république de Platon, qui bannissait les poëtes, et celle de 1848, qui leur offrait des présidences.

Tourguénef écrivit encore, vers cette même époque, cinq ou six nouvelles, dont une, le Roi Lear de la steppe, rappelle les meilleures pages des Récits d’un chasseur par l’intensité de l’émotion. Je ne puis m’attarder à chacun de ces matériaux : il est temps de nous retourner pour jeter un regard d’ensemble sur le monument.

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