I

Né en 1828, le comte Léon Nikolaïévitch a aujourd’hui cinquante-six ans. Sa vie extérieure n’offre aucun aliment à l’intérêt romanesque ; elle a été celle de presque tous les gentilshommes russes ; à la campagne, dans la maison paternelle, puis à l’Université de Kazan, il reçut cette éducation des maîtres étrangers qui donne aux classes cultivées leur tour d’esprit cosmopolite. Entré au service militaire, il passa quelques années au Caucase, dans un régiment d’artillerie ; transféré sur sa demande à Sébastopol, quand éclata la guerre de Crimée, il soutint le siège mémorable ; il en a retracé la physionomie dans trois récits saisissants : Sébastopol en décembre, en mai, en août. Démissionnaire à la paix, le comte Tolstoï voyagea, vécut à Saint-Pétersbourg et à Moscou dans son milieu naturel ; il vit la société et la Cour comme il avait vu la guerre, de cet œil attentif, implacable, qui retient la forme et le fond des choses, arrache les masques, perce les cœurs. Après quelques hivers de vie mondaine, il quitta la capitale, en partie, dit-on, pour échapper aux périls des coteries littéraires qui voulaient l’enrôler. Vers 1860, il se maria et se retira dans son bien patrimonial, près de Toula ; il n’en est guère sorti depuis vingt-cinq ans. Toute l’histoire de cette vie n’est que l’histoire d’une pensée travaillant sans relâche sur elle-même : nous la voyons naître, définir sa nature et confesser ses premières angoisses, dans l’autobiographie à peine déguisée que l’écrivain a intitulée : Enfance, adolescence, jeunesse ; nous en suivons l’évolution dans ses deux grands romans, Guerre et paix, Anna Karénine ; elle aboutit enfin, comme on pouvait le prévoir, aux écrits théologiques et moraux qui absorbent depuis quelques années toute l’activité intellectuelle du romancier.

Si je ne me trompe, la première composition de l’écrivain, alors officier au Caucase, dut être la nouvelle ou plutôt le fragment de roman publié plus tard sous ce titre : les Cosaques. C’est la moins systématique de ses œuvres ; c’est peut-être celle qui trahit le mieux l’originalité précoce de son esprit, le don de voir et de peindre la seule vérité. Les Cosaques marquent une date littéraire : la rupture définitive de la poétique russe avec le byronisme et le romantisme, au cœur même de la citadelle où s’étaient retranchées depuis trente ans ces puissances. L’obsession de Byron sur les romantiques était si forte, que leurs yeux prévenus voyaient l’Orient, où ils vivaient, à travers la fantaisie du poëte. Nous avons vu débuter au Caucase Pouchkine, Griboïédof, Lermontof ; mais dans le Prisonnier du Caucase comme dans le Démon, la leçon apprise transfigure les paysages et les hommes, les sauvages Lesghiennes sont de touchantes héroïnes, sœurs d’Haidée et de la fiancée d’Abydos.

Sollicité comme tant d’autres vers la montagne d’aimant, Tolstoï, — c’est-à-dire Olénine, le héros des Cosaques (je crois bien que c’est tout un), — part de Moscou une belle nuit, après un souper d’adieu avec les camarades de sa jeunesse. Rongé par le mal du civilisé, « cet éternel ennui qui a passé dans le sang, qui s’est transmis de générations en générations », Olénine jette derrière lui ses pensées habituelles comme un vieux vêtement ; la troïka l’emporte vers l’inconnu, il rêve l’apaisement de la vie primitive, de nouvelles sensations, de nouvelles amours. C’est encore la note byronienne ; Lermontof aurait pu écrire ce prologue ; mais attendez ! Voici notre voyageur installé dans un des petits postes cosaques perdus en grand’gardes sur le fleuve Térek ; il a adopté l’existence de ses nouveaux amis, il partage leurs expéditions et leurs chasses ; un vieux montagnard, qui rappelle d’assez près le Bas-de-Cuir de Fenimore Cooper, s’est chargé de son éducation. Naturellement, Olénine s’éprend de la belle Marianne, la fille de ses hôtes. Comment Tolstoï va-t-il rajeunir cet Orient usé à force d’avoir servi ? D’une façon bien simple : en lui rendant sa vraie et naturelle figure.

Aux visions lyriques de ses aînés il substitue la vue philosophique des âmes et des choses. Dès son premier contact avec les Asiatiques, l’observateur a compris combien il est puéril de prêter à ces êtres instinctifs nos raffinements de pensée et de sentiment, notre mise en scène théâtrale de la passion. L’intérêt dramatique de son roman, il le placera dans le malentendu fatal entre le cœur du civilisé et le cœur de la créature sauvage, dans l’impossibilité de fondre en une communion d’amour ces deux âmes de qualité différente. Olénine a beau vouloir simplifier ses sentiments, on ne change pas sa nature parce qu’on met un bonnet circassien, on ne redevient pas primitif ; son amour ne se sépare pas de toutes les complications intellectuelles que notre éducation littéraire prête à cette passion. — « Ce qu’il y a de terrible et de doux dans ma condition, c’est que je sens que je la comprends, Marianne, et qu’elle ne me comprendra jamais. Elle ne me comprendra pas, non qu’elle me soit inférieure, au contraire ; elle ne doit pas me comprendre. Elle est heureuse ; elle est comme la nature : égale, tranquille, toute en soi. » — La figure de cette petite Asiatique, mystérieuse et farouche comme une jeune louve, est dessinée avec un relief extraordinaire ; j’en appelle à tous ceux qui ont pratiqué l’Orient et constaté la fausseté des types orientaux fabriqués par la littérature européenne ; ceux-là retrouveront dans les Cosaques l’évocation surprenante de cet autre monde moral.

Si Tolstoï a pu nous rendre ce monde visible, c’est qu’il nous le montre baignant dans la nature qui l’explique ; la légère idylle sert de prétexte à d’exactes et magnifiques descriptions du Caucase ; la steppe, la forêt, la montagne vivent comme leurs habitants ; leurs grandes voix couvrent et appuient les voix humaines, comme l’orchestre dirige la partie de chant dans un chœur. Plus tard, l’écrivain, acharné à fouiller les âmes, ne retrouvera jamais au même degré ce profond sentiment de la nature, ce débordement du panthéisme qui fait dire à Olénine : « Mon bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de lui parler. »

Panthéisme et pessimisme, telles paraissent être au début les deux tendances maîtresses entre lesquelles oscille l’esprit de Tolstoï. Trois Morts, le fragment dont j’ai donné ailleurs une traduction, nous offre le résumé de cette philosophie : le plus heureux, le meilleur, est celui qui pense le moins, qui meurt le plus simplement ; à ce titre, le paysan vaut mieux que le seigneur, l’arbre vaut mieux que le paysan, et la mort d’un chêne est pour la création une plus grande tristesse que la mort d’une vieille princesse. C’est le mot de Rousseau élargi : l’homme qui pense n’est pas seulement un animal dépravé, il est une plante enlaidie. Mais le panthéisme, c’est encore une tentative d’explication rationnelle du monde : le nihilisme va bientôt en faire justice. Le monstre a déjà dévoré tout l’intérieur de cette âme, sans qu’elle-même en ait bien conscience.

Il est facile de s’en convaincre en lisant les notes intimes, rédigées entre 1851 et 1857, et réunies sous ce titre : Enfance, adolescence, jeunesse. C’est le journal de l’éveil d’une intelligence à la vie ; il nous livre tout le secret de la formation morale de Tolstoï. L’auteur essaye sur sa propre conscience cette analyse pénétrante, inexorable, qu’il promènera plus tard dans la société ; il se fait la main sur lui-même avant de la porter sur les autres. Curieux livre, long, insignifiant parfois ; Dickens est rapide à côté de l’écrivain russe ; en nous racontant le plus ordinaire des voyages de la campagne à Moscou, Tolstoï compte les tours de roue, ne nous fait pas grâce d’un passant, d’un poteau kilométrique. Mais cette observation maladive, fastidieuse quand elle s’attache aux menus faits, devient un instrument merveilleux quand elle s’applique à l’âme et s’appelle psychologie. Ce sont des projections de lumière sur le for intérieur, sans aucune faiblesse pour l’amour-propre ; l’homme se voit et se peint laid, avec toutes ses sottes vanités, ses ingratitudes, ses méfiances d’enfant morose ; nous retrouverons plus tard cet enfant dans les principaux personnages des grands romans, et sa nature n’aura pas changé. — Je veux citer deux passages qui nous montrent le nihilisme à sa source, dans un cerveau de seize ans :

« De toutes les doctrines philosophiques, celle qui me séduisait le plus était le scepticisme ; pendant un temps, il me conduisit à un état voisin de la folie. Je me figurais qu’en dehors de moi il n’existait rien ni personne dans le monde, que les objets n’étaient pas des objets, mais de vaines apparences, évoquées par moi durant le moment où je leur prêtais attention, évanouies quand je cessais d’y penser... Il y avait des minutes où, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’égarement, que je me retournais brusquement et regardais derrière moi, dans l’espoir d’apercevoir le néant là où je n’étais pas. — Mon faible esprit ne pouvant pénétrer l’impénétrable, perdait l’une après l’autre, dans ce travail accablant, des certitudes auxquelles je n’eusse jamais dû toucher pour le bonheur de ma vie. De toute cette fatigue intellectuelle je ne recueillais rien, rien qu’une agilité d’esprit qui affaiblissait en moi la force de la volonté, et une habitude d’incessante analyse morale qui ôtait toute fraîcheur à mes sensations, toute netteté à mes jugements... »

Ceci pourrait être à la rigueur un cri parti d’Allemagne, de quelque disciple de Schelling ; Amiel ne s’exprime pas autrement. Mais écoutez ce qui suit : c’est bien un Russe qui parle, et pour tous ses frères :

« Quand je me souviens de mon adolescence et de l’état d’esprit où je me trouvais alors, je comprends très-bien les crimes les plus atroces, commis sans but, sans désir de nuire, comme cela, par curiosité, par besoin inconscient d’action. Il y a des minutes où l’avenir se présente à l’homme sous des couleurs si sombres, que l’esprit craint d’arrêter son regard sur cet avenir, qu’il suspend totalement en lui-même l’exercice de la raison et s’efforce de se persuader qu’il n’y aura pas d’avenir et qu’il n’y a pas eu de passé. En de pareilles minutes, quand la pensée ne contrôle plus chaque impulsion de la volonté, quand les instincts matériels demeurent les uniques ressorts de la vie, — je comprends l’enfant inexpérimenté qui, sans hésitation, sans peur, avec un sourire de curiosité, allume et souffle le feu sous sa propre maison, où dorment ses frères, son père, sa mère, tous ceux qu’il aime tendrement. — Sous l’influence de cette éclipse temporaire de la pensée, — je dirais presque de cette distraction, — un jeune paysan de dix-sept ans contemple le tranchant fraîchement aiguisé d’une hache, sous le banc où dort son vieux père : soudain il brandit la hache et regarde avec une curiosité hébétée comment le sang coule sous le banc de la tête fendue. Dans ce même état, un homme trouve quelque jouissance à se pencher sur le bord d’un précipice, et à penser : Si je me jetais la tête la première ? ou à appuyer sur son front un pistolet chargé et à penser : Si je pressais la détente ? ou à dévisager quelque personnage considérable, entouré du respect de tous, et à penser : Si j’allais à lui et que je le prisse par le nez en lui disant : — Eh ! mon bon, viens-tu ? »

Pur enfantillage, dira-t-on. Oui, dans nos cerveaux mieux gouvernés, où ces larves de cauchemar n’arrivent presque jamais à la vie de l’action, mais pas dans les cerveaux russes, où ces coups de folie se continuent fréquemment par l’acte correspondant. Tourguénef, dans son Désespéré, Dostoïevsky, en maint endroit de ses romans, nous ont déjà fait connaître la maladie nationale ; la Maison des morts nous en a montré plusieurs cas identiques avec ceux que Tolstoï nous cite ; rien ne distingue plus ces écrivains si différents, quand ils se rencontrent sur ce chapitre et se complaisent à nous décrire cet accès au nom intraduisible, l’otchaïanié. Si vous consultez le dictionnaire, il vous donnera pour équivalent notre mot de désespoir ; mais le dictionnaire est un pauvre changeur, qui n’a jamais la monnaie exacte, et vous rend des pièces françaises contre les pièces étrangères, sans tenir compte de l’écart des valeurs. En réalité, pour traduire ce terme, il faudrait fondre ensemble des parties de vingt autres : désespoir, fatalisme, sauvagerie, ascétisme, que sais-je encore ? Un certain entrain triste et fou, l’entrain du conscrit ivre qui part en chantant, avec des larmes au fond des paupières. L’otchaïanié, c’est le sentiment, unique en sa racine, qui jette toutes ces jeunes filles, selon le hasard de l’instant, au suicide, à l’ambulance, au cloître, à la propagande, au meurtre, au désordre ; c’est lui qui conduit cet étudiant tranquille, parti pour tuer, et ce bohémien de postillon qui pousse sa troïka ventre à terre, la nuit, dans les fondrières, enivré d’aller très-vite dans l’inconnu dangereux ; c’était peut-être le nom qu’il fallait donner à la maladie d’Hamlet, quand il transperçait de son épée le père de sa maîtresse, tout en débitant ses lazzi ; c’est la séduction et l’épouvante du pays de folie froide, où l’on ne veut de la vie que les extrêmes, où l’on sait tout supporter, excepté les sorts médiocres, où l’on aime mieux s’anéantir que se modérer. Pauvre Russie ! c’est ton âme d’oiseau de mer, léger dans la tempête, et chez lui sur l’abîme !

Le nihilisme et le pessimisme, — est-il besoin de deux mots, et l’un peut-il aller sans l’autre ? — inspirent à partir de cette époque toutes les productions de Tolstoï, les petites nouvelles par lesquelles il prélude à ses romans de longue haleine. Un de ces récits est intitulé : Bonheur de famille ; c’est l’étude de la dégradation de sentiments qui mène deux époux de l’amour à l’amitié. Le début est un peu long, un peu traînant ; mais à la fin, la vérité, la simplicité du tableau donnent une poignante impression de mélancolie, par la seule force de la vie reflétée, sans un incident romanesque. Si l’on traduisait ce récit, le public français s’y méprendrait sans doute, il croirait reconnaître l’œuvre d’un des jeunes romanciers qui lui enseignent aujourd’hui la vue désenchantée des choses ; on serait surpris d’apprendre que la reproduction simple et amère des réalités bourgeoises a été inventée en Russie il y a trente ans. Tolstoï a appliqué les procédés du réalisme, dès ses premiers essais, avec toute l’âpreté que nous leur connaissons chez nous. Je n’aurais que l’embarras du choix pour citer ; par exemple, dans Enfance, adolescence, jeunesse, la scène tragique de la mort de sa mère, et l’odeur du cadavre qui éloigne le fils du cercueil ; ou bien cette description de la chambre des bonnes, qui pourrait soutenir la comparaison avec des pages un moment achalandées dans la littérature naturaliste ; il ne manque à la ressemblance qu’une petite chose, la grossièreté appuyée : sous ce rapport, Tolstoï est inférieur. Mais je devance des rapprochements qui s’imposeront à nous plus tard ; je dois d’abord étudier les deux œuvres capitales de l’écrivain, celles où il a mis tous ses dons et toute sa pensée. Nous arrivons à l’heure où ce talent, dépensé jusque-là dans des ébauches et des compositions fragmentaires, va se ramasser dans un effort supérieur.

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