CHAPITRE VI : LE NIHILISME ET LE MYSTICISME. — TOLSTOÏ.

Nous avons vu le roman de mœurs naître en Russie avec Tourguénef ; nous l’avons vu se porter du premier coup, et comme par une pente naturelle de l’esprit national, vers l’observation psychologique des types généraux ; peut-être serait-il plus juste de dire la contemplation, pour bien marquer la sérénité qui tempérait chez ce grand artiste la curiosité morale. Dostoïevsky nous a montré un génie tout contraire, inculte et subtil, échauffé par la pitié, torturé par les visions tragiques, avec une préoccupation maladive des types d’exception. Le premier de ces écrivains reste toujours en coquetterie avec les doctrines libérales ; le second est un slavophile intransigeant.

Tolstoï nous garde d’autres surprises. Plus jeune que ses prédécesseurs d’une dizaine d’années, il n’a guère subi les influences de 1848. Libre de toute attache d’école, indifférent aux partis politiques qu’il dédaigne, ce gentilhomme solitaire et méditatif ne relève d’aucun maître ni d’aucun groupe ; il est lui-même un phénomène spontané. Son premier grand roman est contemporain de Pères et fils ; mais entre les deux romanciers il y a un abîme. L’un se réclamait encore des traditions du passé et de la maîtrise européenne, il rapportait chez lui l’instrument de précision qu’il tenait de nous ; l’autre a rompu avec le passé, avec la servitude étrangère ; c’est la Russie nouvelle, précipitée dans les ténèbres à la recherche de ses voies, rétive aux avertissements de notre goût, et souvent incompréhensible pour nous. Ne lui demandez pas de se borner, ce dont elle est le moins capable, de concentrer son application sur un point, de subordonner sa conception de la vie à une doctrine ; elle veut des représentations littéraires qui soient l’image du chaos moral où elle souffre : Tolstoï arrive pour les lui donner. Avant tout autre, plus que tout autre, il est à la fois le traducteur et le propagateur de cet état de l’âme russe qu’on a appelé nihilisme.

Chercher dans quelle mesure il l’a traduit, dans quelle mesure il l’a propagé, ce serait tourner dans le vieux cercle sans issue. L’écrivain remplit la double fonction du miroir, qui réfléchit la lumière et la renvoie décuplée d’intensité, brûlante, communiquant le feu. Dans la confession religieuse qu’il vient d’écrire, le romancier, devenu théologien, nous donne en cinq lignes toute l’histoire de son âme : « J’ai vécu dans ce monde cinquante-cinq ans ; à l’exception des quatorze ou quinze années de l’enfance, j’ai vécu trente-cinq ans nihiliste, au sens propre du mot : non pas socialiste et révolutionnaire, suivant le sens détourné que l’usage a donné au mot ; mais nihiliste, c’est-à-dire vide de toute foi. »

Nous n’avions pas besoin de cet aveu tardif ; toute l’œuvre de l’homme le criait, bien que le mot redoutable n’y soit pas prononcé une seule fois. Des critiques ont appelé Tourguénef le père du nihilisme, parce qu’il avait dit le nom de la maladie et en avait décrit quelques cas ; autant vaudrait affirmer que le choléra est importé par le premier médecin qui en donne le diagnostic, et non par le premier cholérique atteint du fléau. Tourguénef a discerné le mal et l’a étudié objectivement ; Tolstoï en a souffert depuis le premier jour, sans avoir d’abord une conscience bien nette de son état ; son âme envahie crie à chaque page de ses livres l’angoisse qui pèse sur tant d’âmes de sa race. Si les livres les plus intéressants sont ceux qui traduisent fidèlement l’existence d’une fraction de l’humanité à un moment donné de l’histoire, notre siècle n’a rien produit de plus intéressant que l’œuvre de Tolstoï. Il n’a rien produit de plus remarquable sous le rapport des qualités littéraires. Je n’hésite pas à dire toute ma pensée, à dire que cet écrivain, quand il veut bien n’être que romancier, est un maître des plus grands, de ceux qui porteront témoignage pour le siècle.

Est-ce qu’on dit ces énormités d’un contemporain qui n’est même pas mort, qu’on peut voir tous les jours avec sa redingote, sa barbe, qui dîne, lit le journal, reçoit de l’argent de son libraire et le place en rentes, qui fait, en un mot, toutes les choses bêtes de la vie ? Comment parler de grandeur avant que la dernière pincée de cendres soit pourrie, avant que le nom se soit transfiguré dans le respect accumulé des générations ? Tant pis, je le vois si grand qu’il m’apparaît comme un mort ; je souscris volontiers à cette exclamation de Flaubert parcourant la traduction que Tourguénef venait de lui remettre, et criant de sa voix tonnante, avec des trépignements : « Mais c’est du Shakspeare, cela, c’est du Shakspeare ! »

Par une singulière et fréquente contradiction, cet esprit troublé, flottant, qui baigne dans les brumes du nihilisme, est doué d’une lucidité et d’une pénétration sans pareilles pour l’étude scientifique des phénomènes de la vie. Il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’homme ; les réalités sensibles d’abord, puis le jeu des passions, les plus fugitifs mobiles des actions, les plus légers malaises de la conscience. On dirait l’esprit d’un chimiste anglais dans l’âme d’un bouddhiste hindou ; se charge qui pourra d’expliquer cet étrange accouplement : celui qui y parviendra expliquera toute la Russie. Tolstoï se promène dans la société humaine avec une simplicité, un naturel, qui semblent interdits aux écrivains de notre pays ; il regarde, il écoute, il grave l’image et fixe l’écho de ce qu’il a vu et entendu ; c’est pour jamais, et d’une justesse qui force notre applaudissement. Non content de rassembler les traits épars de la physionomie sociale, il les décompose jusque dans leurs derniers éléments avec je ne sais quel acharnement subtil ; toujours préoccupé de savoir comment et pourquoi un acte est produit, derrière l’acte visible il poursuit la pensée initiale, il ne la lâche plus qu’il ne l’ait mise à nu, retirée du cœur avec ses racines secrètes et déliées.

Par malheur, sa curiosité ne s’arrête pas là ; ces phénomènes qui lui offrent un terrain si sûr quand il les étudie isolés, il en veut connaître les rapports généraux, il veut remonter aux lois qui gouvernent ces rapports, aux causes inaccessibles. Alors, ce regard si clair s’obscurcit, l’intrépide explorateur perd pied, il tombe dans l’abîme des contradictions philosophiques ; en lui, autour de lui, il ne sent que le néant et la nuit ; pour combler ce néant, pour illuminer cette nuit, les personnages qu’il fait parler proposent les pauvres explications de la métaphysique ; et soudain, irrités de ces sottises d’école, ils se dérobent eux-mêmes à leurs explications.

À mesure qu’il avance dans son œuvre et dans la vie, de plus en plus branlant dans le doute universel, Tolstoï prodigue sa froide ironie aux enfants de son imagination qui font effort pour croire, pour appliquer un système suivi ; sous cette froideur apparente, on surprend le sanglot du cœur, affamé d’objets éternels. Enfin, las de douter, las de chercher, convaincu que tous les calculs de la raison n’aboutissent qu’à une faillite honteuse, fasciné par le mysticisme qui guettait depuis longtemps son âme inquiète, le nihiliste vient brusquement s’abattre aux pieds d’un Dieu, de quel Dieu, nous le verrons tout à l’heure. Je devrai parler en terminant ce chapitre de la phase singulière où est entrée la pensée de l’écrivain ; j’espère le faire avec toute la réserve due à un vivant, avec tout le respect dû à une conviction sincère. Je ne sais rien de plus curieux que les dépositions actuelles de M. Tolstoï sur le fond de son âme ; c’est toute la crise que traverse aujourd’hui la conscience russe, vue en raccourci, en pleine lumière, sur les hauteurs. Ce penseur est le type achevé, le grave influent d’une multitude d’intelligences ; il essaye de dire ce que ces intelligences ressentent confusément.

Share on Twitter Share on Facebook