II

Guerre et paix, c’est le tableau de la société russe durant les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815. — L’appellation de roman convient-elle bien à cette œuvre compliquée ? Il faudrait peut-être redemander à nos aïeux le vrai titre de ces compositions encyclopédiques : Guerre et paix est une somme, la somme des observations de l’auteur sur tout le spectacle humain. L’interminable série d’épisodes, de portraits, de réflexions que Tolstoï nous présente se déroule autour de quelques personnages fictifs ; mais le véritable héros de l’épopée, c’est la Russie dans sa lutte désespérée contre l’étranger. Les figures réelles, Alexandre, Napoléon, Koutouzof, Spéransky, tiennent presque autant de place que les figures imaginées ; le fil très-simple et très-lâche de l’action romanesque sert à rattacher des chapitres d’histoire, de politique, de philosophie, empilés pêle-mêle dans cette polygraphie du monde russe. Essayez de concevoir les Misérables de Victor Hugo, repris en sous-œuvre par Dickens avec son travail de termite, puis fouillés à nouveau par la plume froide et curieuse de Stendhal, vous aurez peut-être une idée de l’ordonnance générale du livre, de cette alliance unique entre le grand souffle épique et les infiniment petits de l’analyse. Je me suis laissé dire que M. Meissonier avait pensé un jour à peindre un panorama : j’ignore comment la tentative eût réussi, mais je crois bien qu’elle m’eût fourni le meilleur terme de comparaison pour faire comprendre le double caractère de l’œuvre de Tolstoï.

Le plaisir y veut être acheté comme dans les ascensions de montagne ; la route est parfois ingrate et dure, on se perd, il faut de l’effort et de la peine ; mais, lorsqu’on touche au sommet et qu’on se retourne, la récompense est magnifique, les immensités de pays se déroulent au-dessous de vous : qui n’est pas monté là-haut ne connaîtra jamais le relief exact de la province, le cours de ses fleuves et l’emplacement de ses villes. De même, l’étranger qui n’aurait pas lu Tolstoï se flatterait vainement de connaître la Russie du dix-neuvième siècle, et celui qui voudrait écrire l’histoire de ce pays aurait beau compulser toutes les archives, il ne ferait qu’une œuvre morte s’il négligeait de consulter cet inépuisable répertoire de la vie nationale.

Aussi les esprits passionnés pour l’histoire ne seront-ils pas sévères à ce fouillis de personnages, à cette succession d’incidents banals qui encombrent l’action. En sera-t-il de même pour ceux qui ne cherchent dans la fiction romanesque qu’un divertissement ? Ceux-là, Tolstoï va dérouter toutes leurs habitudes. Cet analyste minutieux ignore ou dédaigne la première opération de l’analyse, si naturelle au génie français ; nous voulons que le romancier choisisse, qu’il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde ; il n’oublie jamais que tout est conditionné par tout. Imaginez le Latin et le Slave devant une lunette d’approche : le premier met l’instrument au point, c’est-à-dire qu’il raccourcit volontairement son champ de vision et voit plus petit pour voir plus net ; le second développe toute la puissance des lentilles, agrandit l’horizon, et voit trouble pour voir plus loin.

En un passage d’Anna Karénine, Tolstoï définit très-bien le procès éternellement pendant entre ces deux natures d’esprit et l’attrait que l’une a pour l’autre. Lévine, le songeur, rencontre un de ses amis, intelligence méthodique : — « Lévine pensait que la netteté des conceptions de Katavassof découlait de la pauvreté de nature de son ami ; Katavassof pensait que l’incohérence d’idées de Lévine provenait d’un manque de discipline dans l’esprit ; mais la clarté de Katavassof plaisait à Lévine, et la richesse d’une pensée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l’autre. » — Ces lignes résument tous les reproches que les Russes font à notre génie et tous ceux que nous faisons au leur ; elles expliquent le plaisir que trouvent les deux races dans leurs échanges littéraires.

Il est facile de prédire aux lecteurs de Guerre et paix, d’Anna Karénine, les impressions qui se succéderont en eux ; j’en ai vu la progression, dans un ordre constant, chez tous ceux qui ont goûté ces livres. Au début, et pendant un temps assez long, l’esprit sera désorienté ; ne sachant pas où on le mène, il éprouvera de la fatigue, tranchons le mot, de l’ennui. Peu à peu, il sera entraîné, captivé par le jeu complexe de tous ces intérêts ; il se reconnaîtra parmi tous ces personnages, il trouvera des amis et se passionnera pour le secret de leurs destinées. En fermant le livre, on ressentira le vrai chagrin d’un départ, après des années d’habitude dans une famille d’adoption. C’est l’image fidèle de l’existence, c’est l’expérience du voyageur jeté dans une société nouvelle ; gêne et ennui d’abord, puis curiosité, enfin longs attachements.

Voici, je crois, la différence entre le conteur classique et l’imitateur scrupuleux des procédés de la vie, comme Tolstoï ; un livre, c’est un salon rempli d’inconnus : le premier vous y introduit d’office et vous dévoile d’emblée les mille intrigues qui s’y croisent ; avec le second, vous devez vous présenter vous-même, pénétrer à force d’usage les gens marquants, les rapports et les passions de tout ce monde, vivre enfin dans cette compagnie de fiction comme vous avez vécu dans la compagnie réelle. Pour juger le mérite respectif des deux méthodes, il faut s’interroger sur une des lois fondamentales qui régissent nos humeurs ; est-ce un grand plaisir, celui qu’on n’a pas payé d’un peu de peine ? Aime-t-on mieux ce qu’on a conquis tout seul, par un effort ? Souvenez-vous et répondez. — Quel que soit le sentiment de chacun sur la meilleure façon de chercher le plaisir intellectuel, je crois qu’on peut convenir d’un point : dans nos vieux sentiers littéraires, la médiocrité est tolérable ; un auteur qui sait son métier peut toujours amuser ; sur les routes nouvelles, la demi-réussite est insupportable ; il faut assembler le drame comme Shakspeare, le roman comme Tolstoï, pour nous donner vraiment l’impression majestueuse du passage de la vie.

Guerre et paix nous la donne ; donc le procès est jugé en sa faveur, le succès a décidé. En voyant ces camps, ces soldats, cette Cour, ces salons qui se règlent sur la Cour et n’ont guère changé depuis un demi-siècle, en voyant les cœurs des hommes qui ne changent jamais, je les reconnais, je m’écrie à chaque page : « Comme c’est cela ! » À mesure qu’on avance, la curiosité se change en étonnement, l’étonnement en admiration, devant ce juge impassible, qui évoque à son tribunal toutes les actions humaines et fait rendre à l’âme tous ses secrets. On se sent entraîné au courant d’un fleuve tranquille, dont on ne trouve pas le fond ; c’est la vie qui passe, ballottant les cœurs des hommes, soudain mis à nu dans la vérité et la complexité de leurs mouvements.

Parmi tous les phénomènes sociaux, il en est un qui éveille plus particulièrement l’attention du romancier philosophe : c’est la guerre. Tolstoï est persécuté par ce mystère. Il va sans cesse du conseil des généraux au bivouac des soldats, il scrute l’état moral de chacun, les raisons du commandement, celles de l’obéissance et du sacrifice. Dès le début du livre, par un artifice habile, il nous peint la physionomie de l’armée russe ; cette armée se tasse dans le désordre d’une retraite sur le pont de Braunau ; un des personnages du roman, pris dans la presse, regarde le défilé et, comme on dirait dans le métier, passe la revue de détail. Je ne sais de comparable à ce chapitre que l’admirable évocation du Camp de Wallenstein. Quand vient la première affaire, le premier coup de canon à mitraille, le premier soldat tombé, on attend depuis longtemps cette minute solennelle, on en a l’angoisse.

Et les batailles impériales se déroulent au cours de ces volumes, Austerlitz, Friedland, Borodino. Oh ! ce ne sont pas ce que nous appelons des « tableaux de batailles». Tolstoï parle de la guerre en homme qui l’a faite, il sait qu’on ne voit jamais une bataille ; souvent il suspend son récit pour prendre à partie M. Thiers et railler doucement les agréables compositions de cet artiste. Sa méthode est celle inaugurée par Stendhal dans le Waterloo de la Chartreuse de Parme ; comme le jeune Fabrice del Dongo, le comte Bézouchof, égaré dans la redoute centrale de Borodino, cherche naïvement la bataille. Le soldat, l’officier, le général même que le romancier met en scène, ne voient jamais qu’un point du combat ; mais à la façon dont quelques hommes se battent, pensent, parlent et meurent sur ce point, nous devinons tout le reste de l’action et de quel côté penche la victoire. Quand Tolstoï veut nous donner une description d’ensemble, il la légitime par quelque artifice ; ainsi, dans l’affaire de Schöngraben, l’aide de camp qui porte un ordre tout le long des lignes engagées.

Après cette même affaire, les chefs de corps font leurs rapports ; ces rapports racontent, non ce qui s’est passé, mais ce qui aurait dû se passer. Pourquoi ? « Le colonel avait tant désiré exécuter ce mouvement, il regrettait tellement de n’avoir pas réussi à l’exécuter qu’il lui semblait que tout s’était réellement passé ainsi. Et peut-être bien qu’en vérité cela s’était passé ainsi ! Est-ce qu’on peut jamais démêler dans cette confusion ce qui a été et ce qui n’a pas été ? » — Quelle justesse dans cette explication ironique ! J’en appelle à tous ceux qui, ayant assisté à un fait de guerre, l’ont entendu raconter par les autres acteurs.

Ne demandez pas à l’écrivain réaliste la convention classique, une armée respirant l’héroïsme à l’exemple de ses chefs, vivant pour les grandes choses qu’elle accomplit, toute tendue vers ces choses. Tolstoï s’en tient à la vérité humaine : chaque soldat faisant du sublime comme un métier, inconscient, occupé de niaiseries, et les officiers de leurs plaisirs ou de leur avancement, et les généraux de leurs ambitions, de leurs intrigues : tout ce monde accoutumé et indifférent à ce qui nous paraît extraordinaire, grandiose. Néanmoins, à force de simplicité, le narrateur nous tire parfois des larmes pour ces héros qui s’ignorent, par exemple pour l’émouvante figure du capitaine Touchino, un frère du capitaine Renault de Servitude et grandeur militaires. Pour les chefs des armées russes, Tolstoï est sévère ; il fait revivre les conseils de guerre, d’après les procès-verbaux contemporains ; il daube sur les stratégistes allemands et français qui entouraient Alexandre ; et son nihilisme historique se donne voluptueusement carrière en peignant ces Babels de langues et d’opinions.

Un seul homme a ses secrètes sympathies, le généralissime Koutouzof. Sait-on pourquoi ? Idée bien russe ! parce qu’il ne commandait pas, ne regardait pas les plans, et dormait au conseil, s’en remettant de l’événement à la fatalité. Tous ces récits militaires convergent vers cette idée, développée dans l’appendice philosophique du roman : l’action des chefs est vaine et nulle, tout dépend de l’action fortuite des petites unités ; le seul facteur décisif, c’est l’élan imprévu qui soulève, à certaines heures, cette collection d’âmes en équilibre instable, une armée. Les dispositifs de bataille ? Qui en tient compte sur le terrain, devant les milliers de combinaisons possibles ? Le coup d’œil du génie ? Mais le génie lui-même ne voit que de la fumée, ses informations lui arrivent et ses ordres partent toujours trop tard. Le chef qui entraîne ses troupes ? Il entraîne dix, cinquante, cent hommes sur cent mille, dans un rayon de quelques mètres, et le reste le lendemain, dans les bulletins ! Au-dessus des trois cent mille combattants qui s’égorgent dans la plaine de Borodino, il ne faut invoquer que le vent du hasard, soufflant la victoire ou la défaite. Que voilà bien le nihiliste mystique, tel que nous le retrouverons devant tous les problèmes de la vie !

Après la guerre, ce que Tolstoï étudie avec le plus de passion et de bonheur, c’est l’intrigue des hautes sphères de la société et de leur centre de gravitation, la Cour. Comme les différences de race et de pays s’effacent à mesure qu’on s’élève, ici le romancier ne crée plus seulement des types russes, il crée des types humains, universels et éternels. Depuis Saint-Simon, nul n’a aussi curieusement démonté la mécanique de la Cour, comme eût dit l’observateur de Versailles. Presque toujours, quand les écrivains d’imagination entreprennent de peindre ces milieux fermés, nous leur refusons notre confiance ; nous devinons, à mille fausses notes, qu’on a écouté aux portes, vu à travers le trou de la serrure. La supériorité de l’auteur russe, c’est qu’il est dans son élément natal, il a vu et pratiqué la Cour comme l’armée ; il parle de ses pairs avec leur langage, leur éducation ; de là une information abondante et sûre, celle du comédien qui divulgue les secrets des planches. Entrez dans le salon de la vieille dame d’honneur, Anna Schérer ; écoutez les papotages des émigrés, les jugements sur Bonaparte, les manœuvres des courtisans et cet « accent de tristesse respectueuse » avec lequel on prononce les noms des membres de la famille impériale ; asseyez-vous à la table de Spéransky, dans l’intérieur de l’homme d’État, « qui rit comme on rit sur la scène » ; suivez la trace du souverain dans les bals à cette aurore qui se lève sur tous les visages dès qu’il entre dans une salle ; surtout approchez-vous du lit de mort du vieux comte Bézouchof, regardez la tragédie qui se joue sous les masques de l’étiquette, la querelle des bas intérêts autour de ce mourant sans voix, l’agitation de toutes ces âmes. Ici le sinistre, comme ailleurs le sublime, emprunte une énergie sans pareille à la sincérité, à la simplicité du tableau, à la contention que le savoir-vivre impose aux physionomies et aux paroles.

Il faut lire tous les passages où Tolstoï fait agir et parler l’empereur Napoléon, l’empereur Alexandre ; on comprendra la place qu’il y a dans l’esprit russe pour le nihilisme, en tant que négation des grandeurs et des respects consacrés par l’assentiment commun. Le ton de l’écrivain est plein de déférence, on ne peut même dire qu’il rapetisse la majesté du pouvoir ; seulement, en la montrant aux prises avec les menues exigences de la vie, il la détruit. On trouvera, disséminés dans le récit, dix ou douze petits portraits de Napoléon, achevés avec un soin minutieux ; aucune hostilité, pas un trait de caricature ; mais, par cela seul qu’on l’abstrait un moment de la légende, l’homme prodigieux s’écroule. Le plus souvent, c’est un détail d’observation physique, habilement glissé, qui semble incompatible avec le sceptre et le manteau impérial. À Tilsitt, Napoléon donne une croix de la Légion d’honneur à un grenadier russe, désigné au hasard par le colonel du régiment ; l’Empereur prend cette croix, sur le coussin qu’on lui présente, « d’une petite main blanche, grassouillette ». — La veille de Borodino, il est à sa toilette ; Fabvier lui rend compte des prisonniers faits dans la journée, et « un valet de chambre éponge ce corps gras et nu ». — Mais avec Napoléon, Tolstoï prend des libertés franches : le procédé est plus curieux à étudier quand il l’applique au souverain de son pays. Ici les précautions sont infinies, la convenance parfaite, et néanmoins le prestige est aussi sûrement atteint par la disproportion entre les actes habituels de l’homme et le rôle formidable qu’il joue. Je cite un exemple entre cent : Alexandre est à Moscou ; il reçoit les ovations de son peuple au Kremlin, en 1812, à l’heure solennelle où l’on proclame la guerre sainte.

« Après le dîner du Tsar, le maître des cérémonies dit, en regardant à la fenêtre :

« — Le peuple espère encore contempler Votre Majesté.

« L’Empereur se leva, achevant de manger un biscuit, et sortit sur le balcon. Le peuple se précipita vers le perron.

« — Notre ange ! Notre père ! Hurrah ! criait la foule. Et de nouveau les femmes et quelques hommes plus faibles pleuraient de bonheur. Un assez gros morceau du biscuit que l’Empereur tenait à la main se brisa, tomba sur la balustrade du balcon et de là sur le sol. L’homme le plus rapproché, un cocher vêtu d’une blouse, se jeta sur le morceau de biscuit et le ramassa. D’autres se ruèrent sur le cocher. Ce que voyant, l’Empereur se fit apporter une assiette de biscuits et se mit à les jeter du balcon sur la foule. Les yeux de Pierre se remplirent de sang, le danger d’être écrasé le surexcitait encore plus, il se précipita en avant. Il ne savait pas pourquoi, mais il fallait qu’il recueillît un des biscuits tombés de la main du Tsar...»

Dans le même ordre d’idées, rien de plus vrai que le récit de l’audience accordée par l’empereur d’Autriche à Bolkonsky, dépêché en courrier à Brünn, avec la nouvelle d’un succès des alliés. Quelle étude savante dans ce désenchantement graduel du jeune officier, qui voit sa bataille s’évanouir dans l’opinion des hommes ! Il l’a quittée en plein rêve, il va remuer le monde avec l’annonce de l’exploit qu’il apporte ; arrivé à Brünn, c’est une cascade de seaux d’eau froide sur son rêve ; l’aide de camp « si poli » du ministre de la guerre, le ministre, le diplomate Bilibine, l’Empereur enfin, qui lui adresse quelques paroles distraites, les questions d’usage sur l’heure, le lieu de l’affaire, et le compliment banal de rigueur. Quand il sort de là, après avoir mesuré l’objet qui l’occupe aux points de vision des hommes, divers suivant leurs intérêts, le pauvre Bolkonsky cherche ce qui lui reste de sa bataille, et il la trouve bien diminuée, enfoncée dans le passé. — « André sentit que tout l’intérêt et le bonheur nés pour lui de la victoire s’effaçaient derrière lui, qu’il les avait livrés aux mains indifférentes du ministre de la guerre et de l’aide de camp « si poli » ; tout le cours de ses pensées s’était insensiblement modifié ; la bataille ne lui apparaissait plus que comme un ancien, lointain souvenir. »

C’est un des phénomènes les plus finement observés par Tolstoï, cette influence variable des milieux sur l’homme ; il se plaît à plonger successivement un de ses personnages dans des atmosphères diverses, celle du régiment, de la campagne, du grand monde, et à nous montrer les mutations morales correspondantes. Quand le personnage, après avoir agi un certain temps sous l’empire de pensées ou de passions étrangères, est ressaisi, baigné par son milieu habituel, ses vues sur toutes choses changent aussitôt. Suivez le jeune Nicolas Rostof, revenant de l’armée au foyer de famille ou retournant à son escadron de hussards ; ce n’est plus le même homme, il a deux âmes de rechange ; dans la voiture de poste qui le ramène à Moscou ou qui l’en éloigne, nous le voyons lentement dépouiller ou reprendre l’âme de sa profession.

Je ne veux pas multiplier les exemples de cette curiosité psychologique sans cesse en éveil : j’en ai dit assez pour faire comprendre quel est le trait principal du génie de Tolstoï. Il s’amuse à démonter le pantin humain dans toutes ses parties. Un inconnu entre dans un salon ; l’auteur étudie son regard, sa voix, sa démarche, il nous fait descendre dans le fond de cette âme ; il décompose un coup d’œil échangé entre deux interlocuteurs, il y trouve de l’amitié, de la crainte, le sentiment de la supériorité que l’un d’eux s’attribue, toutes les nuances des rapports de ces deux hommes. Jamais attendri, ce médecin tâte à chaque minute le pouls de tous les passants qu’il rencontre, il enregistre froidement l’état de leur santé morale. Il procède objectivement ; presque jamais il ne nous dit, en nous présentant une de ses créatures : Cet homme est un dissipateur, un joueur, un ambitieux ; mais il le fait agir aussitôt d’une façon typique qui décèle les habitudes. Ainsi le vieux comte Rostof : on ne nous a pas dit qu’il était dissipateur ; mais en l’entendant, après qu’il a constaté l’embarras de ses affaires, demander des roubles tout neufs à son intendant, nous sommes fixés sur son caractère. Ce précepte fondamental de l’art classique, l’écrivain réaliste l’a retrouvé dans son souci d’imiter la vie réelle, où nous devinons les gens à des indices semblables, sans qu’on nous ait instruits de leur condition et de leurs qualités. C’est qu’il y a bien de l’art dans ce chaos apparent, bien du choix dans cette formidable accumulation de détails. Observez comme, durant une conversation, un récit épisodique, Tolstoï a soin de nous rendre toujours présents et visibles les acteurs, en notant un de leurs gestes, un de leurs tics, en leur coupant la parole pour nous montrer la direction de leurs regards : cela met en scène perpétuellement.

Il y a également bien de l’esprit dans ce style sérieux, qui ne sourit jamais ; non pas l’esprit tel que nous l’entendons, la saillie et la paillette, le choc imprévu des antithèses ; mais ce que Pascal appelle l’esprit de finesse, des aperçus d’une subtilité pénétrante, des comparaisons d’une propriété unique. Je rassemble quelques traits au hasard. — Après un long séjour à la campagne, Bolkonsky rentre dans le tourbillon de Saint-Pétersbourg. — « Il ne faisait rien, ne pensait guère et n’avait pas le loisir de penser ; seulement il parlait avec succès, dépensant en paroles la réserve de pensées qu’il avait eu le loisir d’accumuler à la campagne.» Le prince André est présenté à Spéransky : — « Il regarda les mains du ministre ; on regarde toujours involontairement les mains de l’homme qui tient le pouvoir. » — « La figure de Bilibine était sillonnée de grosses rides, qui semblaient soigneusement et profondément lavées, si bien qu’elles rappelaient l’extrémité des doigts après un bain. » — La noblesse de Moscou donne un dîner au Club anglais en l’honneur de Bagration :— « Ces trois cents personnes s’assirent à la table d’après leurs grades et leur importance, les plus considérables plus près de l’hôte qu’on fêtait ; cela se fit tout naturellement, comme l’eau répandue se nivelle et devient plus profonde là où le sol est plus bas. » — « Oblonsky aimait lire son journal comme il aimait fumer son cigare après dîner, à cause du léger brouillard que cela faisait flotter dans son cerveau. »

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