III

Quand sœur Rosalie passa près d’elle, elle fit un mouvement involontaire, comme si elle allait lui parler.

Fanny Stevenson l’arrêta d’un geste impérieux.

— Silence ! dit-elle d’un ton rapide ; vous ne me connaissez pas ; vous ne m’avez jamais vue ; mais je suis près de vous, je veille ! Espérez.

Puis elle ajouta à voix basse encore.

— En rentrant dans votre cellule, regardez dans le bahut qui est au pied de votre lit !

Et sur ces mots elle s’éloigna, le voile baissé, l’attitude recueillie, les bras en croix.

Edmée demeurait confondue, sans parole, sans volonté, anéantie.

Un moment, elle avait pu croire qu’elle était le jouet de quelque illusion. C’était une ressemblance inouïe, impossible, mais ce n’était pas sœur Rosalie.

Maintenant, elle ne pouvait plus douter.

Sœur Rosalie avait dépouillé ses vêtements de religieuse ; elle s’était introduite dans cette communauté sous un nom d’emprunt, en prétextant un besoin de retraite ; elle avait employé le mensonge et la ruse, et pour cette manœuvre coupable, elle avait gagné Gaston et s’en était fait un complice.

Son cœur se déchira à cette pensée, et elle se rappela les insinuations de M. de Beaufort.

Il avait donc dit vrai !

Et, en effet, sœur Rosalie ne devait avoir d’autre but que de se rapprocher d’elle et de continuer l’œuvre ténébreuse qu’elle poursuivait.

Mais qu’espérait-elle en agissant de la sorte, et quelles propositions avait-elle à lui faire ?

Elle regagna sa cellule, en proie à un désordre sans nom.

La dernière recommandation de sœur Rosalie bruissait encore à son oreille.

Quelle nouvelle surprise l’attendait en rentrant ? Qu’allait-elle faire ? devait-elle prêter les mains à ce qui se tramait ?

Son hésitation fut courte.

Il n’y avait d’ailleurs auprès d’elle personne à qui elle pût demander conseil et elle savait bien qu’on ne l’entraînerait jamais plus loin qu’elle ne voudrait aller.

Elle poussa la porte, la referma derrière elle, à double tour, et marchant au bahut qu’on lui avait désigné, elle en souleva le couvercle d’une main ferme.

Le premier objet qui frappa ses regards fut une lettre ! Et, désormais résolue, elle en déchira l’enveloppe, et courut à la signature.

Elle était de Gaston de Pradelle !

Ses yeux se voilèrent de larmes, et sa poitrine se souleva.

Mais elle surmonta promptement l’émotion qui l’avait saisie, et se mit à lire.

Voici ce que contenait cette lettre :

« Mademoiselle,

« Pardonnez-moi ! et ne vous offensez pas de mon audace ; j’aurais dû attendre, sans doute, m’adresser à M. de Beaufort, que sais-je ? – mais j’étais si désespéré de vous avoir perdue, je suis si heureux de vous avoir retrouvée, que je n’ai pu résister au désir de vous écrire ces quelques lignes ; depuis hier, je suis près de vous, je vois de ma fenêtre la cellule que vous habitez ; il me semble que je vis de votre vie même ; et si vous saviez quelle joie m’inonde et à quels espoirs je m’abandonne ! Il faut que je vous parle ! Au nom du ciel ne me repoussez pas ! Je ne vous dirai pas qu’il s’agit du bonheur de toute ma vie, mais il y va peut-être du repos et de l’honneur de votre père, – ne vous inquiétez de rien d’ailleurs ; toutes les précautions seront prises pour que personne ne puisse apprendre que je vous aurai vue ! mais vous connaîtrez au moins les dangers qui vous menacent, et vous aurez, j’en suis sûr, confiance en ma loyauté !

« Edmée ! Edmée ! ne repoussez pas l’homme qui donnerait tout son sang pour assurer votre bonheur.

« G. de Pradelle. »

Edmée lut et relut cette lettre, et elle retira de cette lecture bien des sentiments divers.

Que faire ? que décider ?

Ce que demandait Gaston était impossible.

Où le voir, à quelle heure, qu’avait-il à lui dire ?

Et puis elle ne pouvait oublier les paroles de son père ; il lui avait parlé d’ennemis acharnés à sa perte et ces ennemis qu’il lui avait nommés étaient précisément ceux-là qui venaient la solliciter jusque dans la sainte demeure où on l’avait placée !

Ce n’est pas cependant que rien fût venu altérer la confiance qu’elle avait en Gaston ; elle l’aimait plus que jamais, au contraire, dans la détresse où elle était réduite, et ne pouvait penser et elle ne pensait pas qu’il y eût quelque perfide machination dissimulée sous ses paroles.

Mais sœur Rosalie !

Quelle était cette, femme ? d’où venait cette obstination de sa part ? à quel sentiment attribuer la recherche à laquelle elle se livrait ?

L’ennemie, c’était elle, à coup sûr, et elle avait abusé de Gaston pour lui faire accepter une complicité coupable dans l’œuvre qu’elle préparait.

Au bout d’un instant, Edmée déchira lentement et comme à regret le billet qu’elle venait de recevoir : puis elle s’approcha de la fenêtre.

Elle était fort perplexe.

Elle ne s’était jamais sentie aussi découragée.

Toute la journée se passa sans qu’elle eût pris un parti, sans que rien fût venu éclairer les ténèbres qui l’enveloppaient.

Vers le soir cependant, il lui sembla qu’une apparence de lumière dissipait en partie cette obscurité.

Elle reprenait, pour ainsi dire, possession d’elle-même.

C’était un sentiment confus encore qui se faisait jour à travers ses hésitations, et s’emparait avec autorité de son esprit.

Elle se sentait soutenue par son affection pour son père, par son amour pour Gaston, et à aucun prix elle ne voulait être victime.

Ce fut, en quelque sorte, un commencement de révolte calme et froide autant que résolue…

Mais le moyen lui échappait, et elle cherchait sa voie.

La nuit venait.

Le silence commençait à envahir le couvent ; de nouvelles impressions la reprenaient.

Aux approches de la nuit, elle avait comme des frissons ; son esprit s’exaltait ; elle éprouvait un ardent besoin de prier.

Quand elle priait, à genoux sur la pierre, un grand apaisement se faisait en elle : mais ce soir-là l’effet ne se produisait pas.

Après s’être agenouillée, quand elle eut joint les mains et levé son regard suppliant vers le ciel, le désordre de son cœur ne se calma point : sa poitrine battait au contraire avec plus de force ; mille pensées l’assaillaient à la fois, et il lui fut impossible de se retrouver.

L’image de Gaston ne la quittait plus, mélancolique, attendrie, murmurant à son oreille des paroles passionnées.

Elle se releva mécontente, presque irritée contre elle-même, et elle allait se jeter sur son lit, quand tout à coup un bruit presque imperceptible qui se fit derrière sa porte attira son attention de ce côté.

Il était tard ; tout dormait au couvent. Qui donc pouvait venir jusqu’à elle à une pareille heure ?

Elle n’attendit pas longtemps.

La clef tourna discrètement dans la serrure, la porte s’ouvrit et sœur Rosalie entra.

Edmée recula épouvantée jusqu’à l’extrémité de la cellule.

Fanny Stevenson n’y prit pas garde.

D’un pas rapide elle marcha vers la cheminée, souffla la lampe qui y brûlait, et revint droit à l’angle sombre où Edmée s’était réfugiée.

— Edmée ! dit-elle alors d’une voix caressante et douce.

Mais l’enfant était plus morte que vive ; son épouvante n’avait fait qu’augmenter ; elle repoussa vivement la main dont Fanny Stevenson cherchait à se saisir.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle d’une voix défaillante.

— Vous me repoussez ?

— Que me voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venue me chercher jusqu’ici ?

— Je viens vous dire que Gaston vous attend.

— Jamais ! jamais !

— Vous refusez de le voir, de l’entendre. Ah ! qui donc vous a inspiré de pareils sentiments pour les seuls êtres qui vous aiment et qui donneraient leur vie pour assurer votre bonheur.

— Vous le demandez ! dit Edmée, en reprenant courage ; mais c’est mon père qui seul a le droit de veiller sur moi et de me conseiller.

— Votre père ! répliqua miss Fanny d’un ton incisif ; je devais m’en douter ; mais il est une autre personne dont il ne vous a pas parlé, et qui, elle aussi, a bien les mêmes droits sacrés sur vous.

— Une autre personne ?

— Votre mère.

— Madame de Beaufort !

Et il y eut dans l’accent dont Edmée prononça ce nom une pointe d’ironie qui alla droit au cœur de Fanny Stevenson.

Avidement, elle se pencha vers la jeune fille tout émue.

— Et si madame de Beaufort n’était pas votre mère ! murmura-t-elle en lui prenant cette fois les deux mains avec une autorité farouche.

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