IV

Edmée se rejeta brusquement en arrière, épouvantée de ce qu’elle venait d’entendre.

— Ah ! que dites-vous-là ? balbutia-t-elle palpitante et en proie au plus violent désordre.

Miss Fanny eut un ricanement sec et strident.

— Voyons, chère enfant, poursuivit-elle, ne vous effrayez pas ainsi et n’ayez pas peur d’une pauvre femme qui n’aime que vous au monde, et qui ne veut et n’ambitionne rien autre chose que de vous voir heureuse. Écoutez-moi, répondez-moi ; il n’est pas possible que, depuis longtemps déjà, vous ne vous soyez pas aperçue d’un détail qui a frappé tous ceux qui vous ont approchée. C’est que tandis que votre père vous entourait de toute son affection et de toute sa tendresse, madame de Beaufort ne vous témoignait, elle, qu’une grande froideur, et réservait toutes ses caresses pour votre sœur. Est-ce vrai ?

— Peut-être !

— Vous l’avez remarqué !

— Quelquefois.

— Et vous ne vous êtes jamais demandé la cause de cet éloignement qu’elle paraissait éprouver pour vous ?

— Si je l’ai remarqué, je ne m’en suis jamais plainte, et j’ai pensé qu’à mon insu je lui avais sans doute donné quelque sujet de mécontentement.

— Des reproches qu’elle pourrait vous adresser, il n’y en a qu’un qu’il faille retenir.

— Lequel ?

— C’est que vous êtes la fille de M. de Beaufort et non la sienne.

— Mon Dieu !

— Et pour cela, elle vous hait. Votre présence lui est odieuse, et elle ne sera tranquille et rassurée que lorsqu’elle vous aura cloîtrée vivante ou enterrée morte.

— Ah ! cher et excellent père ! murmura Edmée avec un sanglot, comme il a dû souffrir et combien je vais l’aimer davantage !

Miss Fanny ne répondit pas.

La touchante résignation de la douce enfant la pénétrait dans ses sentiments maternels, et elle était bien près elle-même d’éclater en sanglots.

Mais elle réagit contre cette défaillance et ne tarda pas à reprendre.

Seulement, comme elle allait poursuivre, Edmée venait de faire un mouvement sous l’empire d’une sensation nouvelle et elle attendit.

Edmée hésita encore quelques secondes, puis faisant un effort sur elle-même, elle s’approcha de miss Fanny et baissa la voix.

— Vous savez donc l’histoire du passé ? interrogea-t-elle d’un accent troublé.

— Oui, chère enfant.

— Vous avez connu mon père ?

— Beaucoup.

— Il y a longtemps ?

— Il y a près de vingt années.

— Mais alors…

— Quoi ? Achevez.

— Ma mère ! Vous l’avez connue aussi ?

— Sans doute.

— Et… elle est morte ?

Edmée était à bout de force ; sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle se jeta éplorée dans les bras de miss Stevenson.

— Morte, non, pauvre âme aimée, dit celle-ci, rassurez-vous, elle vit !

— Est-ce possible ?

— Vous la verrez.

— Ne me trompez pas.

— Eh ! qui aurait la cruauté de vous tromper, chère ange ! Non, elle vit, je le répète… et un jour, bientôt peut-être, elle vous dira elle-même tout ce qu’elle a souffert de vous avoir perdue, et la joie qu’elle a ressentie quand elle vous a retrouvée !

— Mais d’où vient qu’elle m’a abandonnée ? interrogea encore Edmée, qui avait peine à se retrouver au milieu des idées confuses qui lui venaient.

— Est-ce qu’une mère peut abandonner son enfant ? répartit vivement miss Fanny.

— Cependant…

— Ah ! vous apprendrez quelque jour les tortures qui ont été son triste lot dans cette vie misérable qu’elle a menée ; elle n’était coupable que d’avoir trop aimé et d’avoir eu confiance, et on a indignement abusé d’elle. Après son abandon, dont elle ne veut plus conserver aucune amertume, il lui restait au moins sa fille. Pauvre enfant ! qui n’avait pas demandé à vivre, et à laquelle elle ne demandait qu’à consacrer ses jours !… Mais on n’a pas voulu lui laisser cette joie suprême.

— Qui cela ?

— Un jour, on la lui a ravie, et on l’a enfermée entre les murs d’une étroite prison où elle n’entendit jamais que la tempête déchaînée, où nulle voix humaine ne vint jamais lui parler de sa fille.

— C’est horrible !

— Et ce supplice, que l’on ne souhaiterait pas à son plus cruel ennemi, ce supplice a duré dix années, dix années, entendez-vous ? pendant lesquelles elle a vieilli, ne redoutant qu’une chose, qui était de mourir sans avoir revu et embrassé son enfant.

— Pauvre mère !

— Oui, plaignez-la, chère Edmée, aimez-la surtout !… car désormais elle n’a plus que vous au monde, et vous seule pourrez la consoler de toutes les souffrances qu’elle a endurées.

— Ah ! vous lui direz que je veux la voir.

— Et quel bonheur ce sera pour elle de vous appeler sa fille !

— Pourquoi n’est-elle pas venue déjà ?

— Elle était obligée à une grande prudence.

— À quel propos ?

— Madame de Beaufort fait épier toutes ses actions.

— Mais mon père ?

— Lui !

— Il est bon, généreux.

— Sans doute.

— Si vous le voulez, quand il viendra, je lui dirai…

— Non ! non ! interrompit vivement Fanny, le moment n’est pas venu, il ne faut pas qu’il sache… tout serait compromis !

— Je ne vous comprends pas.

— C’est que je ne vous ai pas tout dit.

— Qu’y a-t-il encore ?

Miss Fanny eut une seconde d’hésitation qu’elle surmonta bien vite.

Elle prit dans ses bras l’enfant qui, cette fois, s’abandonna sans crainte, et la serra follement contre sa poitrine.

— Mieux vaut vous dire toute la vérité, poursuivit-elle d’un ton âpre ; il y a des choses que vous ignorez, et ces choses sont graves. Je vous parlais de votre mère, tout à l’heure.

— Oui, oui, parlez-moi d’elle.

— Et je vous disais qu’elle était restée seule avec son enfant ; mais il y a un détail qu’il faut bien que vous connaissiez, car il peut créer à M. de Beaufort un danger terrible.

— Que dites-vous ?

— Cette femme n’était point indigne de l’amour que M. de Beaufort, qui s’appelait alors le comte de Simier, avait conçu pour elle ; elle était jeune, de caractère léger, peut-être, mais se rappelant toujours les sévères leçons de vertu qu’elle avait reçues dans son enfance ; et quand elle succomba, elle était légitimement mariée au comte.

— Mariée ! répéta Edmée en tressaillant.

— Vous comprenez bien ?

— Sans doute ; mais alors, depuis…

— Depuis, le comte put la croire morte.

— Ah !

— Et, en tout cas, l’incendie du presbytère de Smeaton, où avait eu lieu le mariage, devait lui faire croire qu’il ne restait plus aucune preuve légale de cette union.

— De sorte qu’aujourd’hui…

— De sorte que si la malheureuse abandonnée voulait aujourd’hui revendiquer ses droits incontestables, savez-vous ce qui arriverait ?

— Oh ! taisez-vous, c’est affreux ? Et mon père le sait, sans aucun doute, et voilà pourquoi il est maintenant si triste, si soucieux. Quelle épouvantable épreuve !

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains, et pendant quelques secondes elle garda le silence.

Miss Fanny l’observait avec inquiétude.

Enfin, elle releva la tête, et, à travers l’obscurité, ses regards s’attachèrent ardents et fixes à la sœur Rosalie.

— Quelle effroyable aventure ! reprit-elle d’une voix tremblante ; mais vous ne m’avez pas tout dit.

— Que désirez-vous savoir encore ?

— Ma mère ?

— Eh bien !

— Vous la voyez souvent. C’est elle probablement qui vous envoie vers moi.

— Ah ! si elle pouvait vous dire elle-même tout l’amour qui est en elle.

— Je l’aime, moi aussi, et je suis disposée à lui faire oublier tout ce qu’elle a souffert.

— Elle n’a jamais demandé autre chose à Dieu. Seulement, elle ne veut pas qu’on lui enlève son enfant ; et cela, on ne peut le lui refuser ! Aussi, quand elle a appris la séquestration dont vous étiez victime ; quand surtout elle a compris que l’on allait vous retrancher du monde pour vous enfermer dans un cloître, alors, la révolte s’est faite dans son cœur, et elle a juré de rendre le mal pour le mal.

— Sans doute.

— Qui oserait l’en blâmer ?

— Personne, assurément. Mais en agissant de la sorte, elle n’a pas pensé qu’elle allait placer sa fille dans une situation terrible.

— Que voulez-vous dire ?

— Moi, j’ai été habituée à considérer M. de Beaufort comme le meilleur et le plus affectueux des pères ; et s’il lui arrivait malheur à cause de moi, je sens bien que je n’y survivrais pas.

— Edmée !…

— Vous le lui direz, n’est-ce pas ? Et, ce qui vaut mieux, vous la prierez de venir. On ne lui refusera pas de me voir ! et elle connaîtra mon âme tout entière. Voyez-vous, je suis bien jeune encore, et j’ignore bien des choses ; mais il est impossible qu’elle ne soit pas touchée par les prières que je lui adresserai ! Tenez, laissez-moi ajouter quelques mots encore. Si la révélation que vous venez de me faire ne m’a pas étonnée autant que vous vous y attendiez sans doute, c’est qu’il y avait en moi, depuis longtemps déjà, un pressentiment de ce qui arrive. Il me semblait que madame de Beaufort ne m’aimait pas comme une mère doit aimer son enfant. Vaguement j’avais l’instinct de la vérité, et dans mon isolement je m’étais fait un idéal que je pusse aimer avec toutes les tendresses, tous les abandons de l’amour filial : et si vous saviez quel trésor d’affection je conservais au fond de mon cœur à celle qui fut ma mère ! Oh ! elle peut être assurée que du jour où je l’aurai retrouvée je ne la quitterai plus jamais, et son désespoir, sa haine, sa jalousie, se fondront sous les caresses que je lui prodiguerai. Croyez-vous que cela ne vaille pas mieux que la vengeance qu’elle médite, et qui ne ferait pas seulement le malheur de M. de Beaufort, mais qui me tuerait infailliblement. Voilà ce qu’il faut lui dire, entendez-vous, et vous y ajouterez les baisers de sa fille qui ne sera tout à fait heureuse que lorsqu’elle pourra les lui donner elle-même.

En parlant ainsi, Edmée prit à son tour miss Fanny dans ses bras, et la serra tendrement contre sa poitrine.

Mais presque aussitôt, elle se dressa inquiète et troublée.

— Eh quoi ! vous pleurez ! dit-elle, frappée de surprise.

— Ce n’est rien, balbutia miss Fanny les joues baignées de larmes ; ce que vous venez de me dire m’a attendrie ; je n’ai pas été maîtresse de me contenir ; cela a été plus fort que moi. Mais je suis forte, voyez, et je saurai…

— Mon Dieu ! fit Edmée, c’est bizarre !

— Quoi donc ?

— Ce que j’éprouve.

— Qu’avez-vous ?

— Depuis que vous m’avez parlé de ma mère, depuis que je sais qu’elle vit, que je vais la voir, il me semble parfois que son image se présente à moi, et alors…

— Alors ?…

— Mais qui êtes-vous donc vous-même, qui me parlez avec tant de bonté, qui vous intéressez à moi avec tant de dévouement ?

— Qu’importe ?

— Ne me cachez rien. Voyons, vous m’avez dit naguère que vous aviez une enfant.

— C’est vrai.

— Qu’on vous l’avait enlevée, et que depuis vous la pleuriez toujours. C’était une fille, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Quel âge aurait-elle aujourd’hui ?

— Mais…

— Mon âge peut-être ?

— En effet.

— C’est qu’alors… si vous saviez les idées qui me viennent.

— Edmée !

— Il y a si longtemps que je suis privée de ses caresses, et ce serait une si douce joie de la presser contre mon cœur, en l’appelant ma mère.

— Ne parlez pas ainsi, ne m’ôtez pas le peu de force qui me reste.

— Mais c’est donc vrai ?

— Quoi ?

— Vous ! C’est vous ! Vous ne répondez pas ? Ah ! vous êtes ma mère ! Et que béni soit Dieu, qui m’envoie la plus douce consolation que je pouvais attendre de lui, ma mère !…

— Tais-toi ! tais-toi, mon enfant bien-aimée, murmura miss Fanny, à bout de courage et donnant un libre cours à son amour maternel. Oui ! oui ! c’est moi. Tu l’as compris et je n’ai pas la force de repousser le bonheur qui m’est offert. Pauvre chère ? Ah ! il y a longtemps que moi aussi j’attendais cette heure bénie. Ils t’ont bien fait souffrir ! Ils avaient peur et voulaient te séparer du monde, te jeter dans un couvent, pour que l’écho du passé ne pût venir jusqu’à toi. Mais je veillais, vois-tu, et je suis arrivée à temps pour empêcher une pareille infamie.

— Que voulez-vous faire ? interrogea doucement Edmée.

— Tu ne me quitteras plus. Je ne veux pas que tu restes entre leurs mains.

— Que craignez-vous donc ?

— Tout… Il faut tout craindre.

— Mais je ne consentirai jamais…

Miss Fanny eut un geste violent.

— Eh, sans doute ! répliqua-t-elle d’une voix stridente, je ne doute ni de ton amour ni de ta résolution, à cette heure… parce que je suis là près de toi, et que je te soutiens de mon énergie et de mon ardente affection. Mais que je m’oublie un instant, que je cesse de veiller une seconde, et demain, ils t’auront reprise, et iront t’enfermer dans quelque cloître inconnu, loin de Paris, au fond de la province, où jamais plus on n’entendra parler de toi !

— Croyez-vous que j’accepte un pareil sort ?…

— Pauvre cher trésor ! Non… tu résisteras, priant et pleurant… Mais est-ce que les prières et les larmes ont jamais attendri les bourreaux ?

— Ah ! mon père, du moins…

— On ne le consultera pas. Cela se fera mystérieusement, à son insu, et quand il l’apprendra, il sera trop tard, car le moment psychologique sera venu, et toi-même tu auras été vaincue.

— Que dites-vous ?

— Ce que tu ignores et ce que je sais, moi ! – Oh ! on n’emploiera pas la torture ; on se gardera bien de heurter des sentiments vivaces qu’une tyrannie brutale ne ferait qu’exalter… mais on fera appel à ton amour filial, on t’enveloppera de mysticisme et d’amour divin… on lassera peu à peu ta résistance, en te parlant de sacrifice ou de renoncement, dans une langue harmonieuse et tendre qui pénétrera ton cœur, et un jour tu seras tout étonnée toi-même d’avoir oublié… ta mère qui t’aimait tant, et l’homme qui t’avait choisie comme la compagne sainte de sa vie.

— Gaston ! murmura faiblement Edmée.

— Oui, Gaston ! Comprends-tu ? Et ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ; car tu l’aimes !

— Ma mère !…

— Tu l’aimes, te dis-je ; et n’est-il pas digne de ton amour ?

— Enfin, que me conseillez-vous ? dit encore l’enfant tout étourdie de ce qu’elle entendait.

Miss Fanny ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Les instants sont précieux, dit-elle ; madame de Beaufort poursuit son but avec une vigilance implacable, et ton père, trop bon, ne soupçonne rien de ce qu’elle prépare. Il faut donc se hâter, car demain, peut-être, il sera trop tard, et l’on me fermera l’entrée de cette communauté d’où l’on t’aura arrachée toi-même.

— Vous m’effrayez !

— Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Tu sais que je ne te conseillerai rien qu’une mère ne puisse demander à sa fille !

— Que dois-je faire ?

— Il faut fuir !

— Grand Dieu !…

— Déjà, peut-être, madame de Beaufort est-elle avertie ; la pensée peut lui venir de profiter de cette nuit pour mettre à exécution le projet qu’elle a formé.

— Fuir ! répéta Edmée avec un frisson… Mais songez donc !

— J’ai songé à tout ! C’est aujourd’hui samedi. À minuit, pour se préparer à la célébration et à la communion du dimanche, toutes les sœurs et quelques pensionnaires, se rendront à la chapelle ; tu t’y rendras, et je m’y trouverai aussi. Mais avant que l’office ne soit fini, nous aurons quitté la communauté.

— Et si l’on nous surprenait ?

— Il n’y aura, à cette heure, aucune surveillance au dehors. Nous traverserons le verger sans être inquiétées, et Palmer nous attendra dans la maison que tu as pu remarquer en face de ta fenêtre.

— Oh ! comme je vais avoir peur !

— Je n’ai pas voulu donner l’éveil en demandant une voiture, dont l’arrivée pendant la nuit aux abords d’un couvent pourrait paraître suspect. Nous partirons à pied, escortées de Palmer et de Gaston, et, en moins d’une demi-heure, nous aurons rejoint celui qui t’attend.

— Gaston !

— Tu consens, n’est-ce pas ? Et demain, bien assurée qu’on ne pourra plus t’enlever à mon amour, Gaston et moi, nous irons trouver M. de Beaufort… ah ! ne crains rien, car je jure, par ton bonheur même, que je ne ferai rien qui puisse le troubler dans sa sécurité. Est-ce convenu ?

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Et crois bien que tu n’auras rien à regretter.

Sur ces mots, miss Fanny embrassa tendrement Edmée, et s’éloigna à pas rapides pour regagner sa cellule.

Edmée s’était laissée tomber accablée sur une chaise, et elle resta une longue heure ainsi, repassant dans sa mémoire tout ce qui venait de se passer.

Le premier coup de minuit la trouva dans la même attitude recueillie et pensive.

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