V

Machinalement, quand elle entendit l’appel de la cloche, elle se leva et fit quelques pas vers la porte.

Elle entendait autour d’elle, dans les couloirs du couvent, un murmure de voix et de pas ; les cellules s’ouvraient, se fermaient, et les sœurs allaient à pas lents vers la chapelle qui était située à l’extrémité de l’aile droite, et à laquelle on accédait par un étroit et long corridor, percé de meurtrières comme dans une véritable bastille.

Edmée jeta une mante sur ses épaules, couvrit ses cheveux d’un voile épais, et prit à son tour le chemin de la chapelle.

Il faisait une nuit noire et fraîche ; en passant près des meurtrières, on percevait des bruits lointains, mais nulle des pieuses filles ne s’occupait de ce qui s’agitait au dehors, et elles ne songeaient qu’à l’office où elles se rendaient.

Edmée, elle, était profondément agitée.

Ce qu’elle allait faire, cette fuite à laquelle elle avait consenti l’effrayait maintenant plus qu’elle ne l’eût cru tout d’abord.

Elle n’avait pas réfléchi. Sa mère lui parlait d’un accent pénétré, l’accablait de caresses, et le nom de Gaston revenait à chaque moment dans ses paroles.

Elle ne pensait qu’à lui !

Mais depuis un moment bien des terreurs lui venaient ; elle eût voulu voir son père, lui raconter ce qui s’était passé, recueillir un mot d’encouragement et de tendresse.

Comme elle arrivait à la chapelle, elle se croisa avec la supérieure.

Elle l’avait peu vue encore, et elle lui avait paru froide et sèche.

Cette fois, par exception, elle surprit un sourire sur sa lèvre.

Elle allait passer, elle l’arrêta.

— Mon enfant, lui dit-elle d’un ton composé et doux, je suis heureuse des dispositions où je vous vois. Priez Dieu du plus profond de votre cœur ; demandez-lui de vous envoyer un rayon de sa grâce, et après l’office venez me trouver ; il y a quelqu’un qui aura à vous parler.

— À moi, madame ? fit Edmée étonnée.

— À vous, oui, mon enfant ; ne vous tourmentez pas, et croyez que l’on s’intéresse à votre sort.

— Mais, dites-moi au moins…

— Tout à l’heure. Allez et élevez votre âme vers Celui qui seul peut nous consoler.

Et elle entra à la chapelle et gagna la place qui lui était réservée.

Edmée alla s’agenouiller dans un coin obscur, sans rien voir, pour ainsi dire, sans rien entendre.

L’office commençait : elle fit un effort pour prier.

Mais elle ne le put pas.

Un sentiment supérieur s’emparait d’elle et l’absorbait tout entière.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi ; puis tout à coup elle sentit une main la toucher vivement à l’épaule, pendant qu’une voix murmurait à son oreille :

— Ne bougez pas ! disait la voix ; ne vous retournez pas surtout. C’est votre mère qui vous parle. Écoutez.

Edmée laissa tomber son front dans ses deux mains et prêta une oreille avide. La voix continua :

— Madame de Beaufort est ici ! Il n’y a plus à hésiter : cette femme a tout appris, et comme je le prévoyais, vous êtes perdue !

— Mon Dieu ! sanglota Edmée.

— Il faut choisir entre votre mère et cette femme ; il faut décider si vous voulez renoncer à Gaston qui vous aime et que vous aimez !

Edmée garda le silence, mais miss Fanny vit un frisson remuer ses épaules.

— Tout est prêt, d’ailleurs, ajouta-t-elle ; dans cinq minutes, je serai à la porte de la sacristie, et j’espère encore que vous ne me laisserez pas partir désespérée et seule : Edmée ! Edmée !

La pauvre enfant continuait de se taire, retenant son souffle, n’osant faire un mouvement.

Alors miss Fanny secoua la tête d’un air sombre, et glissant doucement à travers les pieuses assistantes agenouillées, le front baissé, elle gagna sans bruit la porte extérieure.

Il était temps.

Les sœurs commençaient à se retirer les unes se dirigeant vers la sacristie, les autres reprenant le chemin de leurs cellules.

L’office était fini, mais la supérieure restait toujours agenouillée.

Edmée se leva.

Elle n’avait rien résolu encore.

D’un pas chancelant, elle marcha vers le corridor qui menait, au couvent ; mais une fois arrivée là, elle se trouva seule et s’arrêta.

C’était sa vie même qui se jouait en ce moment ; elle pensa à son père, puis à sœur Rosalie, puis à Gaston ; elle pressa sa poitrine de ses deux mains et, résolument, sans plus réfléchir, elle descendit dans le verger et marcha droit devant elle.

Elle venait de se rappeler que madame de Beaufort l’attendait, et elle ne voulait pas la revoir.

Elle avait baissé son voile, ramené les plis de sa mante sur ses épaules, et elle se mit à marcher dans la nuit.

Du reste, elle ne fut pas longtemps seule.

Au bout de quelques secondes, elle entendit des pas précipités derrière elle, et peu après Fanny Stevenson venait la rejoindre.

Les deux femmes n’échangèrent pas une parole.

Le moment était redoutable. Le moindre retard pouvait être fatal.

Miss Fanny se contenta de lui prendre le bras par un mouvement brusque.

— Vous êtes venue… c’est bien ! dit-elle à voix rapide et basse. Marchons !

Et elle l’entraîna.

Elles atteignirent bientôt la porte de l’enclos. Miss Fanny s’en était procuré la clef ; elle l’ouvrit d’un geste fébrile, et elles en franchirent le seuil.

Puis elle marcha vers la maison abandonnée, qui, n’était qu’à quelques pas.

— Gaston nous attend ! dit-elle encore à l’oreille d’Edmée.

Et elles pénétrèrent enfin dans la maison. Malheureusement, elles devaient rencontrer là une première déception.

Gaston ne se trouvait pas au rendez-vous, Palmer seul les attendait.

— Et M. de Pradelle ? interrogea vivement Fanny Stevenson.

— M. de Pradelle était ici vers onze heures, répondit Palmer ; et il n’a pas quitté son poste jusqu’au premier coup de minuit.

— Il est parti ?

— Faites excuse, miss… M. de Pradelle est parti, parce que l’on est venu le chercher, mais il va revenir.

— Voilà qui est bien invraisemblable, dit la jeune femme. Qui donc savait que M. de Pradelle fût ici ?

— Gobson.

— Lui ! Et que venait-il faire ? Qui l’envoyait ? que voulait-il ?

— Ça… je n’en sais rien ! répondit Palmer. Seulement, il fallait que ce fût bien important, car, dès que Gobson eut parlé au commandant, ce dernier n’a pas hésité.

Un pli soucieux, creusa le front de Fanny Stevenson.

— Voilà qui est bizarre ! murmura-t-elle. Il y a là quelque machination nouvelle que dans sa loyauté le commandant n’a pas pénétrée… pourvu que…

Et prise d’une pensée subite, elle entraîna Palmer à l’écart, et se pencha avidement à son oreille.

— Est-ce que par hasard, dit Fanny avec un frisson, M. de Pradelle portait sur lui les parchemins que je lui ai confiés ?

Palmer s’inclina d’un air singulier.

— C’est probable, répondit-il ; car, depuis le jour où vous les lui avez remis, je suis certain qu’il ne les a pas quittés.

Fanny Stevenson devint blême.

— Plus de doute, se dit-elle, comme se parlant à elle-même ; et pourtant j’hésite encore à croire que la pensée d’un pareil crime soit venue à cette misérable…

Elle n’acheva pas.

Une rumeur, venant du couvent, avait frappé son oreille, et elle s’était tournée vers Edmée, qui n’avait rien perdu de ce qui s’était passé.

— Notre fuite est découverte, dit-elle ; il ne faut pas rester une minute de plus. Partez, ou vous êtes perdue !

— Ne nous accompagnez-vous pas ? demanda Edmée étonnée.

— Non ! je reste. Madame de Beaufort est là ! C’est elle qui mène tout ceci. Je veux savoir enfin ce que j’ai à redouter de cette femme. Mais ne craignez rien, chère enfant, ajouta-t-elle en proie à une terrible inquiétude, qu’elle s’efforçait de dissimuler, Palmer vous accompagnera, lui. Il connaît les chemins, il sait où trouver une station de voitures ; avant une heure, vous serez en lieu sûr et à l’abri de toute recherche.

— Ah ! nous avons eu tort peut-être… balbutia Edmée tremblante.

— Non, non, prenez courage. Écoutez ! Ils approchent. Par grâce, par pitié, mon Edmée chérie…

Et, s’adressant plus particulièrement à Palmer :

— Allons, dit-elle d’un ton impérieux, partez, et n’oubliez pas, vous surtout, que vous me répondez de ma fille !

Palmer salua d’un air ironique, qui, en toute autre circonstance, eut certainement frappé la malheureuse mère, mais l’imminence du danger lui enlevait à cette heure sa pénétration ordinaire, et elle ne remarqua même pas qu’au moment de franchir le seuil de la maison l’ex-capitaine d’armes de la marine américaine avait failli trébucher contre le pas de la porte.

Un instant après, ils avaient disparu, et presque aussitôt madame de Beaufort, accompagnée d’un grand nombre de sœurs, faisait irruption dans la chambre où Fanny Stevenson les attendait.

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