IX

Cependant l’évanouissement de la malheureuse enfant ne fut pas de longue durée.

On s’empressa immédiatement autour d’elle ; Palmer se multiplia pour lui prodiguer ses soins, et quelques minutes plus tard elle reprenait ses sens.

Presque en même temps le médecin mandé faisait son entrée, et Edmée, rendue par cette vue à la réalité de la situation, abandonnait la chaise où on l’avait déposée et allait s’agenouiller auprès de Gaston qui n’était pas encore revenu à lui.

— Vous connaissez le blessé ? demanda alors le sergent de ville surpris de ce mouvement.

— Oui, oui, monsieur, répondit Edmée, et vous comprenez quel intérêt…

— Quel est-il donc ?

— Il s’appelle M. de Pradelle, et il est officier de marine.

Le sergent de ville s’inclina en signe de remerciement et prit note de la déclaration, pendant qu’Edmée se tournait vers le médecin.

Ce dernier s’était agenouillé à son tour, et, assisté de Palmer qui l’éclairait, il avait commencé à examiner le blessé.

Tout le monde faisait silence alentour, et chacun attendait avec anxiété le résultat de cet examen.

Le docteur avait déchiré la fine batiste qui recouvrait la poitrine de Gaston, et, après avoir mis la blessure à nu, il en étanchait délicatement le sang avec un linge mouillé.

Edmée suivait tous ses mouvements les mains jointes, mordant ses lèvres, comprimant les sanglots qui montaient à sa gorge.

Pour elle, il n’y avait plus rien que Gaston !

Que lui importaient les témoins de cette scène ! Elle ne cherchait plus à dissimuler sa douleur, qui trahissait son amour ; elle ouvrait son cœur sans honte et laissait voir tout ce qu’il contenait et l’inquiète sollicitude qu’elle éprouvait pour le seul être qu’elle eût encore aimé.

Tout à coup elle se dressa à demi et tressaillit.

Gaston venait de faire un mouvement ; un soupir douloureux s’était échappé de ses lèvres et ses paupières s’étaient soulevées.

— Mon Dieu ! balbutia la pauvre enfant.

Et, s’adressant au docteur :

— Ah ! il est sauvé, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle, incapable de se contenir.

— Sauvé, oui, répondit le médecin, mais il aura besoin de grands soins ; la blessure est légère, la lame a à peine pénétré dans les chairs, et j’espère qu’il ne se produira aucune complication fâcheuse.

— Mais il ne peut rester ici.

— J’y pensais.

— Il faut qu’on le transporte chez lui, où il pourra recevoir tous les soins que réclame son état.

— C’est cela qu’il faut faire, en effet, et je vais m’en occuper.

Cependant, ainsi que l’avait constaté Edmée, Gaston avait ouvert les yeux et promené ses regards sur cette salle enfumée, qu’il cherchait vainement à se rappeler.

Il n’était point encore sorti tout à fait de son évanouissement et ne distinguait que faiblement les objets qui s’offraient à lui.

Mais peu à peu le sentiment de la réalité lui revint ; le souvenir de ce qui s’était passé se présenta plus net à son esprit, et, quand il reconnut Edmée, agenouillée, tristement souriante à ses côtés, il fit un brusque mouvement pour se lever.

Edmée le retint avec une douceur mélancolique.

— Ne bougez pas, monsieur Gaston, dit-elle ; le médecin l’a ordonné, et il faut lui obéir.

— Vous ! C’est vous ! murmura le jeune commandant ; comment vous trouvez-vous près de moi, et où sommes-nous ici ?

— Je vous expliquerai tout cela. Vous avez été victime d’un odieux guet-apens. Vous avez failli être assassiné ; mais Dieu n’a pas voulu qu’une pareille infamie pût s’accomplir, et l’on est arrivé à temps pour vous sauver. Dieu merci, votre blessure est peu grave ; on va pouvoir vous transporter chez vous, et là…

— Ah ! vous ne me quitterez pas ! supplia Gaston.

— Non ! non !

— J’ai tant besoin d’être aimé ! Et si vous saviez comme je vous aime !

Une vive rougeur monta aux joues d’Edmée à ces paroles, et elle baissa le front sans répondre.

— Vous vous taisez, continua Gaston d’un ton de doux reproche et en lui prenant la main, qu’elle lui abandonna sans résistance ; vous hésitez à me donner cette joie d’apprendre que je ne vous suis pas indifférent, et que mon amour…

— Taisez-vous, par pitié ! ne parlez pas ainsi, répondit Edmée. Voyez, je suis toute tremblante encore ; cette nuit a été douloureuse entre toutes ; et quand je vous ai vu là tout à l’heure…

— Chère Edmée !

— Soyez prudent !

— Je ferai tout ce que vous voudrez.

— À la bonne heure.

— Mais dites-moi au moins…

Edmée n’eut pas la force de résister à cette invitation pressante que lui adressait Gaston les lèvres pâles, les doigts glacés, le regard encore voilé des troubles de l’évanouissement.

Elle lui prit les mains et les serra tendrement dans les siennes.

— Oui ! oui ! dit-elle en baissant les yeux, je vous aime comme je n’ai jamais aimé, comme je n’aimerai jamais ! J’espère que ce qui arrive aujourd’hui est la derrière épreuve que Dieu ait voulu m’envoyer. Mais quoi qu’il advienne encore, quelque résolution que mon père doive prendre, je vous jure, Gaston, que je n’aurai jamais d’autre époux que vous, et que ce me sera une joie profonde de vous confier, à vous, le bonheur de toute ma vie.

Une immense satisfaction éclaira à ces paroles les traits du pauvre commandant, et il baisa avec transport les mains de la jolie enfant interdite.

Pendant qu’ils causaient ainsi, tous les deux seuls, oubliant ceux qui les entouraient et qui, du reste, ne prenaient plus garde à eux, toutes les dispositions avaient été prises pour le transport du blessé.

On était allé chercher une voiture ; on y avait installé un matelas où Gaston put rester allongé pendant le trajet, et il avait été convenu que le médecin et Edmée ne le quitteraient pas.

Le trajet était long, et on devait aller au pas.

Palmer avait été dépêché en avant pour prévenir Bob, afin qu’il se tînt prêt à recevoir son maître. Une fois le transport effectué, Edmée songerait à ce qu’il lui resterait à faire.

D’ailleurs, elle était résolue.

On eût dit qu’une nouvelle force s’était développée en elle. Maintenant ce n’est plus d’elle qu’il s’agissait, mais de Gaston, et l’épouvantable douleur qu’elle avait éprouvée à la pensée de le voir mourir lui avait donné la mesure de son amour.

Elle ne voulait plus le perdre de nouveau, et aucune puissance humaine ne ferait sur ce point ployer sa volonté.

Et puis, qui était-elle après tout ?

Depuis que Fanny Stevenson lui avait révélé le mystère de sa naissance, quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti jusque-là s’était passé en elle.

Désormais elle se sentait complètement détachée des hôtes de la rue de la Chaussée-d’Antin, et si elle conservait toujours pour son père, un profond et inaltérable attachement, elle n’éprouvait pour madame de Beaufort qu’un sentiment de dédain ou tout au moins d’indifférence.

Cette révélation lui avait en quelque sorte rendu sa liberté d’action, et elle était décidée à en user pour assurer le bonheur de ceux qu’elle aimait.

Mais quel moyen employer pour atteindre ce but ?

Cela resta un secret qu’elle ne confia à personne, et qu’elle jugea prudent de cacher avec un soin jaloux.

Aussi quand le lendemain, dans l’après-midi, Fanny Stevenson, qu’elle avait trouvée au domicile de Gaston, voulut la questionner sur ce point, et lui faire part des projets qu’elle avait formés elle-même, Edmée eut un geste mystérieux et lui imposa doucement silence.

— Si vous le voulez bien, ma mère, dit-elle, nous parlerons de toutes ces choses une autre fois.

— Cependant, il faut prendre un parti, insista miss Fanny.

— Je le sais.

— Ton père peut venir d’un moment à l’autre, il connaît ta fuite du couvent ; il apprendra que tu es ici, et il viendra.

— Je le verrai avec bonheur, et j’aurai pour lui la même déférence.

— Mais ne crains-tu pas…

— Je ne crains plus rien, car j’ai mon idée.

— Quelle est-elle ?

— Je vous le dirai bientôt ; ayez confiance. J’ai beaucoup réfléchi depuis hier ; vous verrez que vous n’aurez pas à vous repentir de m’avoir laissé agir.

Et elle ajouta aussitôt sur un ton singulier :

— Seulement, il faut que j’aie avec Gaston un entretien décisif ; il m’aime, j’en suis certaine, presque autant que je l’aime moi-même, mais il est un point important sur lequel je veux lui demander quelques éclaircissements, et cette explication ne pourra avoir lieu que lorsqu’il sera tout à fait hors de danger.

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