VIII

— Ça, miss, répondit-il avec complaisance, c’est ce que l’on appelle ici un caboulot, ou, pour parler plus clairement, un établissement où, à toute heure de jour et de nuit, le passant, altéré peut trouver à se rafraîchir.

— Ah ! j’espère au moins que vous n’avez pas l’idée d’entrer dans cette maison.

— C’est cependant là seulement que l’on pourra nous indiquer notre chemin. Laissez-moi faire.

Et comme il se dirigeait déjà vers le caboulot, Edmée le retint.

— Au moins vous n’allez pas m’abandonner seule, dans cette rue, dit-elle.

Palmer protesta du geste.

— N’en croyez rien, répondit-il, car j’entends que vous ne me quittiez pas. C’est l’affaire d’un moment, le temps de demander notre route, et après…

Palmer semblait avoir, depuis un moment, recouvré son aplomb et sa solidité ; la vue du caboulot, l’espoir d’y trouver à s’y désaltérer lui avaient rendu une partie de sa présence d’esprit ; et c’est d’une main assurée et ferme qu’il ouvrit la porte.

Il entra suivi de près par Edmée qui se laissait conduire sans essayer de résister.

Toute observation eût été inutile ; elle le comprenait, et d’ailleurs, elle espérait maintenant que quelques-unes des personnes qu’elle allait voir lui indiqueraient son chemin.

Dès qu’elle eut mis le pied dans la salle du rez-de-chaussée, sa confiance ne tarda pas à être fortement entamée.

Il régnait là une fumée opaque, une odeur âcre qui la prit à la gorge, et les premiers visages qui frappèrent son regard étaient si repoussants, il y avait une telle expression d’abrutissement sur ces physionomies dont jamais elle n’avait connu d’équivalent, qu’en dépit de sa résolution elle éprouva un profond dégoût, et qu’en même temps elle se sentit prise de nouvelles terreurs.

Elle chercha Palmer pour se rapprocher de lui et lui communiquer ses inquiétudes.

Mais celui-ci avait aperçu le comptoir de zinc derrière lequel se tenait une énorme matrone, et il s’était fait servir une abondante libation.

— M. Palmer ! supplia-t-elle, en le touchant de la main.

Palmer avala le contenu du verre que l’on venait de lui remplir.

Il se retourna réconforté.

— Nous y voici, miss, répondit-il ; vous voyez, ça n’a pas été long. Et maintenant, nous allons nous occuper des choses sérieuses.

Mais comme il se disposait à questionner la matrone son pied s’engagea dans un escabeau placé près du comptoir, et il manqua de tomber.

— Ce n’est rien ! dit-il en se raidissant ; et nous en avons vu bien d’autres… Voyons… nous allons partir… ayez confiance en moi… et si quelqu’un osait…

Le malheureux était complètement étourdi. La chaleur intense qui régnait dans la salle, la fumée épaisse du tabac, l’odeur combinée des différentes liqueurs alcooliques, tout cela avait agi sur son cerveau, et il commençait à perdre le sentiment de lui-même.

Il promena autour de lui des regards hébétés et stupides.

— Ah çà ! où sommes-nous donc ici ? balbutia-t-il en tournant autour du comptoir et se dirigeant comme malgré lui vers les tables occupées par les étranges clients du caboulot. Dieu damne ! Je ne m’y reconnais plus, et à moins que ce ne soit ces gentlemen…

Des rires cyniques l’interrompirent… et il se dressa à la manière des ivrognes…

Cependant, les consommateurs du sinistre établissement avaient fini par remarquer le nouveau venu, et, en le voyant osciller sur lui-même, ils s’étaient mis à échanger entre eux des quolibets grossiers, entremêlés de propos ignobles.

— Eh bien ! il est un rien poivre ! dit l’un.

— Où a-t-il pris cette paille ? ajouta un second.

— Il faut aller le remiser ! conclut un troisième.

Palmer écoutait sans comprendre, l’œil atone, les bras inertes.

Il n’avait pas été initié encore aux mystères de l’argot et se contentait de regarder en ébauchant un sourire.

Mais bientôt la situation s’accentua et prit une autre tournure.

Après avoir accueilli l’apparition de l’ex-capitaine d’armes par une bordée de lazzis, quelques-uns des consommateurs venaient d’apercevoir Edmée, et presque instantanément ils changèrent d’allure et de langage.

D’abord, ce fut une impression manifeste d’étonnement.

Les jolies filles étaient très rares dans le caboulot de la mère Michel, et, en tout cas, quand par hasard quelques-unes s’y égaraient, ce ne pouvait être que certaines malheureuses appartenant au personnel le plus abject de ces quartiers.

On les connaissait presque toutes ; la matrone les saluait d’un geste cynique, et chaque hôte du bouge savait à qui il avait affaire.

Mais ici, c’était bien différent.

Jamais encore on n’avait vu un visage plus gracieux, un regard plus doux, un corps plus svelte, une attitude plus décente.

On eût dit quelque apparition céleste dans un cercle de démons.

L’effet ne se fit pas attendre.

Les, yeux s’allumèrent pleins de convoitise ardente, et l’un des plus audacieux de la bande se leva de table et fit quelques pas vers le comptoir.

C’était un grand garçon, habitué du caboulot, ancien boucher, que l’on appelait le Coupeur, un spirituel sobriquet sous lequel il était fort connu dans l’établissement. Quant à son autre nom, on l’ignorait ; il avait le front déprimé, les épaules robustes et voûtées, et l’œil, les lèvres, toute la physionomie enfin, exsudait la passion et le désir effrénés.

Il n’avait pas proféré une parole ; mais sa poitrine avait des grondements de fauve ; son intention n’était douteuse pour aucun des assistants.

On devinait facilement la scène qui allait se passer, et il ne pouvait venir à l’esprit de ces étranges témoins, la pensée d’y mettre opposition.

Cependant Edmée n’avait pas fait un mouvement. Réfugiée derrière Palmer, elle ne songeait qu’à fuir. À travers la fumée opaque, elle ne voyait rien et ne comprenait que bien vaguement une partie du danger qu’elle courait.

Mais quand elle aperçut le Coupeur qui se dirigeait de son côté, qu’elle distingua ses traits repoussants et qu’elle remarqua surtout la hideuse expression de luxure qui faisait briller son regard, son sang se figea dans ses veines ; elle eut l’instinct de ce que voulait cet homme, et, les joues livides, le geste affolé, elle enfonça ses doigts dans le bras de Palmer.

Une plaisanterie grossière du Coupeur vint encore ajouter à son épouvante.

— De quoi ! de quoi ! dit l’ancien boucher en avançant à pas lents, avec un rictus ignoble au coin de la bouche ; est-ce que l’amour vous fait peur ? ou craignez-vous de rendre jaloux le boule-dogue qui vous accompagne ?

Une hilarité générale salua ces paroles. On trouva la plaisanterie tout à fait de bon goût, et chacun crut devoir l’appuyer de quolibets nouveaux à l’adresse de Palmer.

— Bien envoyé ! dit l’un.

— Il est rien bate, le gros vieux ! ajouta un autre.

— Et s’il renifle, on l’enverra éternuer à Chaillot, proposa un troisième.

Pendant que ceci se passait, l’attitude de Palmer s’était sensiblement modifiée.

Sous l’impression des attaques dont il était l’objet, il avait secoué fortement la tête, à la manière des dogues acculés, et l’ivresse qui alourdissait son sang s’était presque dissipée.

Palmer était d’ailleurs très brave, et exceptionnellement, il adorait les bagarres. Il n’avait rien exagéré en disant qu’il était un des plus redoutables boxeurs de la jeune Amérique, et sa réputation n’était plus à faire, aussi bien dans les États du Nord que dans ceux du Midi.

Il se mit donc à observer le Coupeur, et prêt à tout événement, pour voir venir, se plaça devant Edmée qui n’osait plus regarder.

Le Coupeur avait continué d’avancer ; maintenant il n’avait plus qu’à étendre la main pour le toucher.

Il s’arrêta, et, d’un air goguenard, s’inclinant humblement.

— Alors, dit-il d’un accent traînant, vous prétendez la garder pour vous tout seul ?

— Je ne prétends rien autre chose, répliqua Palmer.

— Pour ce qui est de ça, riposta le Coupeur, nul ne s’y oppose, mais quant à la petite, c’est une autre paire de manches, et je me chargerai de la conduire moi-même dans sa famille.

Pour toute réponse, Palmer se tourna avec résolution vers Edmée.

— Miss, lui dit-il d’un ton ferme et grave, veuillez, je vous prie, me pardonner de vous avoir, par mon intempérance, exposée à de pareilles injures ; j’espère que vous sortirez saine et sauve de ce danger où je suis bien coupable, et je jure que tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, vous n’aurez rien à craindre de ces misérables. Gagnez donc la porte avec assurance ; je reste, moi, pour vous protéger et châtier ceux qui oseraient s’opposer à votre retraite.

Pendant que Palmer parlait de la sorte d’un air résolu qui, un moment, réconforta Edmée et lui rendit un peu d’espoir, le Coupeur, qui observait le mouvement, exécuta un bond vers la jeune fille, et, avant qu’elle eût fait quelques pas, il lui saisissait le bras d’une main brutale.

— Ah ! vous me faites mal ! balbutia Edmée d’une, voix défaillante.

Mais inaccessible à toute pitié, incapable de se laisser toucher, le bandit l’attira impérieusement à lui et il se disposait à entourer sa taille de ses deux bras vigoureux quand une horrible imprécation de douleur et de rage retentit dans la salle.

Cela avait été instantané ! – pour ainsi dire, ceux qui regardaient n’avaient rien vu, – mais le Coupeur était allé s’aplatir contre le comptoir de zinc, la poitrine sifflante et le visage inondé de sang.

Au moment où il se penchait vers Edmée, Palmer lui avait appliqué, entre les deux yeux, le plus remarquable coup de poing qu’un boxeur eût jamais administré.

Il y avait de quoi tuer un bœuf.

Un murmure de stupéfaction courut dans les rangs des témoins de cette scène et chacun se leva pour voir.

Pour être vrai, nous devons ajouter qu’il se mêlait, à ce murmure étonné, une certaine nuance d’admiration.

D’ailleurs, ce n’était pas fini, et il était intéressant d’attendre la suite.

Le Coupeur, un moment étourdi, s’était énergiquement redressé et à moitié aveuglé par le sang qui coulait en abondance de son front meurtri, il semblait se ramasser pour fondre sur son redoutable adversaire.

Seulement il avait compris tout de suite qu’il n’était pas de force à lutter avec les mêmes armes, et il venait de tirer de sa poche un énorme couteau catalan.

— Ah ! canaille ! grommela-t-il, tu veux m’échapper, mille millions de tonnerre ! Tu ne sortiras d’ici que les pieds devant. Attends ! attends !

Et brandissant son couteau, dont la lame aiguë traçait, à travers la buée, de sanglants éclairs, il fit quelques pas vers l’ex-capitaine d’armes.

Il avait, la face convulsée ; et, de son souffle puissant, il chassait au loin les gouttes de sang qui rougissaient sa lèvre.

On ne pouvait rien imaginer de plus hideux. La matrone, qui ne s’effrayait pourtant pas facilement, s’était levée de son comptoir et suppliait d’une voix rauque.

— Coupeur ! Coupeur ! disait-elle, prends garde à ce que tu vas faire. Tu vas retourner là-bas. La rousse rôde dans la rue. Je l’ai vue tout à l’heure, et si tu es pincé, cette fois, ton compte sera bon.

Mais le Coupeur n’écoutait plus : une fureur aveugle s’était emparée de lui et le grisait. Encore un pas et c’en était fait peut-être de Palmer., Mais à ce moment, il se passa quelque chose d’invraisemblable.

Tout à coup, sans transition, sans cause appréciable, la plupart des clients s’enfuirent précipitamment de leur place, et, en un clin d’œil, comme par enchantement, la salle se vida presque entièrement.

Le Coupeur lui-même avait tressailli, et, d’un mouvement rapide, refermant son couteau, il avait tourné un regard inquiet vers la matrone.

— Qu’est-ce que je te disais ! fit celle-ci. Allons, file ! et plus vite que ça !… Tu connais la route ; ne laisse pas traîner tes guêtres plus longtemps ici ; car il n’y va pas faire bon tout à l’heure pour les chevaux de retour !

Le Coupeur ne se le fit pas dire deux fois, et, gagnant le fond de la salle, il détala avec une agilité qu’on ne lui aurait pas supposée.

Quant à Palmer, il était resté interdit.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura-t-il en s’adressant à la matrone.

Celle-ci haussa les épaules par un geste de douce commisération :

— Cela veut dire, répondit-elle, que ceux-ci ont l’oreille fine, et qu’ils ont entendu…

— Quoi donc ?

— Le signal, parbleu ! Êtes-vous sourd ?

— Quel signal ?

La matrone ne répondit pas.

Un coup de sifflet strident et prolongé venait de retentir à peu de distance.

— Eh bien ! as-tu entendu, cette fois, reprit la vieille femme. Ça veut dire que la rousse n’est pas loin, et qu’il n’est que temps pour ceux qui ne sont pas en règle…

Palmer comprenait enfin ; il n’insista pas. Le dénouement était, du reste, des plus heureux, et bien qu’il n’eût pas été mécontent de développer devant une nombreuse société ses talents exceptionnels de boxeur, il se félicitait tout de même, au fond du cœur, d’avoir échappé au guet-apens dont il avait failli être victime.

Aussi, après s’être renseigné sur le chemin qu’il avait à prendre, il ne s’attarda pas davantage, et tournant sur lui-même, il se dirigea vers la porte.

Mais, au moment où il allait l’atteindre, un bruit se fit au dehors, bruit de pas lourds et de voix aiguës, et presque aussitôt la porte s’ouvrit, et quatre solides gaillards pénétrèrent dans la salle, portant entre leurs bras un homme qui devait être évanoui. Deux ou trois sergents de ville suivaient. – Voyons, dit l’un d’eux en s’adressant à la matrone, nous vous apportons un blessé ; faites descendre un matelas pour le coucher, et que l’on envoie tout de suite chercher un médecin. Le sergent de ville parlait avec autorité ; il fut immédiatement obéi, et, pendant que l’un des garçons du bouge s’éloignait précipitamment, on apportait deux matelas sur lesquels le blessé fut aussitôt placé.

Edmée et Palmer étaient restés, pris tous les deux d’une ardente curiosité.

Edmée surtout.

Tous les événements de cette nuit l’avaient bien profondément troublée ; elle était fatiguée, énervée, tremblante encore des sinistres scènes auxquelles elle avait assisté ; un instant auparavant, elle ne désirait qu’une chose, qui était de fuir ce lieu d’horreur et de regagner au plus tôt l’endroit où l’attendaient sa mère et Gaston.

Maintenant, un sentiment nouveau l’avait saisie ; on eût dit que quelque lien puissant la retenait dans cette salle, où naguère elle avait manqué mourir de peur ; et c’est avec une curiosité haletante qu’elle observait le mouvement qui s’opérait autour du blessé.

Toutefois, elle n’osait avancer ; elle se contenait. Mais quand les matelas eurent été étendus près de la cheminée et que le blessé y eut été déposé ; quand elle vit que chacun se retirait et qu’il ne restait plus auprès de lui que l’un des sergents de ville, elle vint, à son tour, jeter un regard sur ce douloureux tableau.

Le regard fut rapide et l’effet foudroyant.

Elle n’eut pas plus tôt aperçu le blessé que tout son sang afflua à son cœur et qu’elle s’affaissa sur elle-même sans proférer un cri.

Palmer, qui l’avait suivie, la reçut défaillante dans ses bras.

Ce blessé qui était là et qu’elle venait de reconnaître, c’était Gaston !

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