X

— Mais le docteur a déclaré que sa blessure était des plus légères.

— Et j’en rends grâce à. Dieu. C’est donc un peu de patience que je vous demande, et j’espère que vous serez contente de votre fille.

Edmée n’en dit pas davantage, et elle quitta Fanny Stevenson pour aller au chevet de Gaston.

Aucun autre incident ne se produisit ce jour-là, et Edmée ne quitta presque pas le chevet du blessé.

Vers le soir, à la suite de la visite du docteur qui s’était retiré, après avoir constaté un mieux sensible, miss Fanny Stevenson était venue prendre place à côté d’Edmée, et tous les trois, délivrés désormais de toute inquiétude grave, se concertaient sur ce qu’ils allaient faire.

Il était évident que M. et Madame de Beaufort ne resteraient pas inactifs et qu’ils emploieraient tous les moyens légaux pour reprendre leur fille. Miss Fanny Stevenson s’exaltait dans sa résistance et sa haine, et elle ne parlait de rien moins que d’en appeler au scandale et de produire les documents terribles qu’elle avait confiés naguère à Gaston.

Ce dernier la regardait sans répliquer, et soucieux.

Au bout d’un moment, il lui prit doucement la main, et l’interrogea.

— Vous ne dites rien, vous, Edmée, dit-il : et pourtant c’est mon bonheur, peut-être le vôtre aussi, qui sont ici en jeu.

Edmée releva la tête et oublia son regard sur le visage pâle du jeune commandant.

— Je n’ai rien à répondre dit-elle, car depuis hier, dans l’état de faiblesse où vous étiez, je ne me sentais pas le courage de vous interroger : mais à présent que le docteur assure que tout danger a disparu, il y a un renseignement que je veux vous demander et que nous avons intérêt à connaître.

— Lequel ? fit Gaston, étonné autant peut-être de la question que de la fermeté avec laquelle elle était faite.

— Vous nous avez appris que vous aviez failli être assassiné, mais vous ne nous avez pas fait connaître à quel assassin vous avez eu affaire.

— Eh ! le commandant a-t-il besoin de le nommer, interrompit impétueusement miss Fanny, cela ne se devine-t-il pas aisément ? L’assassin est Gobson, et c’est madame de Beaufort qui le poussait.

— Quel but avait-il donc ? insista Edmée de la même voix assurée. Ce n’est pas à la vie de Gaston qu’il en voulait, je suppose.

— Sans doute, répliqua encore miss Stevenson, mais il voulait lui arracher les titres qui établissent mes droits d’épouse, et en même temps la légitimité de ta naissance…

— Et ces papiers, vous les avez encore ? continua Edmée, poursuivant obstinément sa pensée.

— Ah ! c’est Dieu qui m’a protégé, répondit Gaston. Ils étaient trois, et j’eusse été perdu, infailliblement dépouillé, si quelques agents accourus au bruit de la lutte, n’avaient mis les misérables en fuite.

— De sorte que vous avez toujours ces titres auxquels sont attachés l’honneur et la fortune de madame de Beaufort.

— Comprends-tu ? fit miss Fanny, d’un air de triomphe.

Edmée retomba pour la seconde fois, dans son attitude taciturne et morne, et elle sembla réfléchir profondément.

Il y eut un long silence.

Fanny Stevenson et Gaston l’observaient avec attention, et ils cherchaient à deviner ce qui se passait dans son cœur.

Pourquoi se taisait-elle ainsi ? d’où venait son hésitation ? quelle pensée sombre pesait sur son esprit ?

Miss Fanny eut un mouvement d’impatience.

— Tu te tais ! dit-elle d’un accent amer ; tu n’éprouves ni colère du passé, ni désir de vengeance pour l’avenir. Ah ! tu n’as donc aucune pitié pour les souffrances dont on a abreuvé ta mère.

Edmée tourna vers miss Stevenson son visage baigné de larmes, et l’attira près d’elle par un geste plein d’abandon et de tendresse.

— Oh ! je vous aime ! répondit-elle. Je vous aime de tout l’amour que vous méritez, et ma vie se passera à vous faire oublier les tortures que vous avez endurées ; mais, comprenez-moi bien aussi, chère mère adorée, comprenez bien ce que j’éprouve, et pourquoi je ne pourrai jamais me faire un avenir avec le malheur de mon père.

— Que dis-tu ?

— Ah ! il m’aime, lui aussi, vous le savez bien, et je ne pourrais être heureuse si je l’abandonnais avec cette épouvantable pensée que sa honte lui viendrait par l’enfant qu’il a si tendrement aimée. Non, non, plutôt le cloître, plutôt la mort, et je suis bien sûre que M. Gaston ne voudrait pas plus que moi d’un bonheur acheté à ce prix.

— Mais quelle est ta pensée, dit miss Fanny un peu ébranlée, quel est ton projet ?

— J’en ai un en effet.

— Dis-le nous.

— Plus tard.

— Pourquoi cette discrétion ?

— N’insistez pas, ne me troublez pas, surtout, car, j’ai besoin de toute ma présence d’esprit, de tout mon sang-froid… Mais ayez confiance en moi, et soyez certains, l’un et l’autre, que je n’ai d’autre désir que celui d’assurer votre bonheur qui est le mien !

— Enfin, que veux-tu faire ?

Edmée eut un doux sourire.

— Je vais prier Dieu de m’éclairer encore, répondit-elle ; puis, je réfléchirai pendant cette nuit, et demain je vous dirai ce que j’aurai résolu. Voulez-vous ?

— Il le faut bien.

— Eh bien ! à demain, ma mère bien-aimée ; à demain, Gaston, mon fiancé… Et aimez-moi assez l’un et l’autre pour ne pas me demander une action dont le souvenir pèserait éternellement sur ma vie à l’égal d’un remords.

Ce que fit Edmée le lendemain, nous le dirons plus loin ; mais auparavant, il n’est pas inutile de faire connaître ce qui se tramait rue de la Chaussée-d’Antin, et surtout ce qui s’y était passé à la suite des événements que nous venons de raconter.

Ainsi que l’avait deviné miss Fanny Stevenson, c’était bien Gobson, poussé par madame de Beaufort, qui avait préparé le guet-apens, lequel devait avoir pour effet de dépouiller le jeune commandant des papiers qu’il portait toujours sur lui.

Seulement, il faut être juste, même envers les coquins ; la pensée de Gobson n’allait pas plus loin que la spoliation, et son intention n’était point d’attenter aux jours de Gaston.

Sous prétexte de le conduire auprès de M. de Beaufort, il l’avait attiré dans un lieu désert, où deux affidés étaient apostés, et une fois là, il s’était démasqué tout à fait et avait découvert ses batteries.

Mais il avait affaire à un homme qu’il n’était pas facile d’intimider ni de surprendre. Gaston s’était défendu avec une énergie à laquelle les assaillants ne s’attendaient pas, et une lutte s’était engagée, qui avait mal tourné.

Un coup de couteau est bien vite donné, et l’un des deux hommes aux gages de Gobson n’aimait pas à flâner longtemps dans les rues, la nuit.

Il avait donc précipité le dénouement, convaincu, depuis longtemps, qu’il est plus commode de dépouiller un blessé qu’un homme valide.

Cette vivacité avait tout gâté.

Gaston était tombé en appelant à l’aide, et au moment où les trois bandits allaient se ruer sur le corps roulé à terre, un bruit de pas s’était fait entendre, et ils avaient dû s’empresser de disparaître.

Gobson fut le dernier à s’éloigner.

Mais l’affaire devenait mauvaise. Cela ne pouvait plus passer pour une simple rixe ; il jugea prudent d’imiter l’exemple que lui donnaient ses deux compagnons.

Il détala donc peu après, disparut dans le lacis des rues étroites et sombres de ces quartiers, et s’étant jeté dans le premier fiacre qu’il rencontra, il regagna lestement l’hôtel de la Chaussée-d’Antin.

Madame de Beaufort était déjà rentrée du couvent, et elle l’attendait avec une mortelle impatience.

Quand elle entendit son pas dans le couloir qui conduisait à sa chambre, elle fut sur le point de défaillir.

Un instant après, Gobson entrait.

— Eh bien !… interrogea-t-elle l’œil ardent, les doigts crispés.

Gobson fit un geste découragé.

— Rien ! dit-il un peu confus.

— Tu ne l’as pas vu ?

— Je le quitte à l’instant.

— Mais ces parchemins… ces titres ?…

Gobson raconta brièvement ce qui venait d’arriver, et quand il eut fini, madame de Beaufort se laissa tomber accablée sur un fauteuil.

— Ah ! je suis maudite ! balbutia-t-elle en roulant sa tête dans ses mains affolées ; ma fille ! mon enfant ! c’est fini, cette femme nous déshonorera ! Que faire ! que faire !

Et elle resta inerte, affaissée devant Gobson qui, de son côté, n’osait plus proférer une parole.

Ce dernier incident allait singulièrement compliquer la situation.

Fanny Stevenson devait devenir plus implacable encore qu’auparavant ; elle trouverait en Gaston un auxiliaire résolu et redoutable, et il n’était pas douteux qu’à eux deux, ils ne parvinssent à éveiller l’intérêt de la justice.

C’était terrible.

Madame de Beaufort se perdait en projets plus ou moins sensés, et elle se demandait si vraiment elle n’était pas le jouet de quelque abominable cauchemar.

Enfin, elle se releva et se mit à faire quelques pas à travers la chambre.

— Et elle ! Edmée ! balbutia-t-elle d’une voix brisée, où est-elle ? Ne sais-tu pas au moins ce qu’elle est devenue ?

— Je ne sais rien, répondit Gobson.

— Mais il faut savoir, cependant…

— Demain, dès le jour, je me mettrai en campagne, et je vous promets…

— Quelle misère ! mon Dieu ! et quelle destinée pour ma pauvre Nancy ! Car celle-là, c’est ma fille : Nancy, mon seul amour ! et qu’espérer pour elle après un tel scandale ? Ah ! que Dieu ait pitié de nous !

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