VI

Dès qu’elle aperçut cette dernière, madame de Beaufort se précipita de son côté avec un air de triomphe.

— Je ne m’étais pas trompée, dit-elle. C’est cette femme qui a préparé la fuite de ma fille.

Miss Fanny eut un sourire méprisant.

— Votre fille ! répondit-elle en se dressant devant madame de Beaufort.

Mais la colère de celle-ci était trop violemment excitée en ce moment, et c’est à peine si elle tint compte de l’interruption et du ton dont elle était faite.

— On la cache, répliqua-t-elle ; on veut nous la dérober.

— Elle n’est plus ici, interrompit encore miss Fanny.

— Vous mentez !

— Elle est partie, vous dis-je.

— C’est faux !

— Eh bien, cherchez !

Madame de Beaufort adressa un geste impétueux aux sœurs, et aussitôt celles-ci se répandirent curieuses et fureteuses à travers les chambres du rez-de-chaussée et du premier étage.

Mais l’investigation ne devait amener aucun résultat, et quand madame de Beaufort les vit reparaître, elle ne put réprimer une exclamation de rage.

— Rien ! dit-elle. Oh ! vous paierez cher une telle audace !

— Peut-être, répartit Fanny Stevenson.

— M. de Beaufort ne manquera pas de vous demander compte…

Miss Fanny eut un sourire ironique.

— M. de Beaufort ! répéta-t-elle d’un ton mordant. C’est lui, en effet, que j’aurais désiré voir, et s’il se trouvait ici en ce moment, je ne pense pas qu’il pousserait l’imprudence jusqu’à me demander de quel droit je suis venue arracher à votre haine la malheureuse enfant que vous voulez m’enlever !

— Ainsi, vous refusez de la rendre ?

— Je refuse ! répondit miss Fanny avec fermeté.

Et s’approchant de madame de Beaufort, elle ajouta à voix plus basse et plus ardente :

— Mais vous ne savez donc pas qui je suis ? Vous ignorez qu’en outre de ce nom de Fanny Stevenson que je tiens de mon père, il en est un autre que je tiens de mon époux, et celui-là ! craignez, si vous me poussez à bout, qu’il ne me prenne fantaisie de réclamer les droits terribles qu’il me donne.

Madame de Beaufort ne répondit pas tout de suite.

Les dernières paroles de miss Fanny l’avaient-elles frappée ? Un sentiment nouveau s’était-il fait jour en elle ? Ce fut inconscient peut-être, mais elle se tourna lentement vers les sœurs, qui écoutaient étonnées, et leur faisait signe de s’éloigner.

— Allez, mes sœurs, dit-elle, je vous remercie du concours que vous m’avez prêté et dont je n’ai plus besoin désormais ; mademoiselle de Beaufort a été enlevée, c’est à la justice maintenant qu’il appartient d’agir ; mais avant de rien entreprendre, il faut que cette femme parle, et, pour obtenir ce que j’en attends, il importe que je reste avec elle.

Pendant que madame de Beaufort s’exprimait ainsi et que les sœurs gagnaient lentement la porte, Fanny Stevenson s’était assise, impassible et sombre, plongée dans ses réflexions amères, attendant l’instant où elle allait se trouver devant sa rivale.

Ce ne fut pas long.

Et lorsque la dernière religieuse se fut éloignée, elle vit venir à elle madame de Beaufort, l’œil ardent, la poitrine soulevée, la lèvre tordue par une expression implacable et farouche.

— Et maintenant, dit-elle d’un accent plein de fièvre, personne ne nous écoute ; vous pouvez parler, répondez-moi.

— Qu’avez-vous à me demander que vous ne sachiez déjà ? répliqua miss Fanny Stevenson ; vous m’avez volé ma fille et je l’ai reprise. Qu’y a-t-il là dont vous ayez à vous plaindre ! Maintenant Edmée est en mon pouvoir et je saurai la garder ! Il y a assez longtemps que je suis privée de ses caresses, et aucune puissance humaine ne l’arrachera de mes bras. D’ailleurs, elle a choisi elle-même, sans hésiter, allant confiante et émue vers celle de ses deux mères qui l’aimait ! Car, et c’est là ce qu’il y a d’atroce et ce qui vous condamne, depuis le jour où elle est entrée dans votre demeure vous n’avez cessé de la traiter en étrangère ou en ennemie. Elle ne demandait qu’à vous aimer, et vous l’avez repoussée toujours, d’abord avec froideur, plus tard avec haine ! Voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais. Pauvre chère Edmée, Oh ! tenez, si vous l’aviez entourée de douceur et de bonté ; si vous aviez pris pitié de sa condition misérable ; si vous n’aviez pas tenté de la cloîtrer indignement, lui refusant ainsi sa part d’amour et de bonheur ! peut-être me serais-je attendrie et aurais-je gardé le silence, me contentant de la voir heureuse par une autre, évitant d’éveiller ses tristesses, ne demandant à Dieu que de lui continuer cette sérénité que vous lui eussiez faite. Mais non ! Vous avez torturé sa pauvre âme candide qui ne savait rien du monde et s’effrayait de votre indifférence. Vous ne lui avez pas même offert le mensonge de l’affection maternelle, de sorte que la pauvre abandonnée n’avait pour tout refuge que le cœur effaré et faible de son père. Eh bien ! voilà ce qui a réveillé en moi toutes les colères et toutes les indignations ; je suis sa mère, j’ai repris mon enfant, et prenez garde maintenant que je ne vous rende à mon tour tout ce que vous lui avez fait souffrir.

Madame de Beaufort, qui avait écouté sans interrompre, haussa imperceptiblement les épaules, pendant qu’un sourire ironique relevait le coin de sa lèvre.

— Vous voulez vous venger ? dit-elle d’un ton railleur, et l’on m’en avait déjà prévenue, mais, vous voyez, que vos menaces ne m’ont pas effrayée, et demain…

— Demain, interrompit violemment Fanny Stevenson, demain, vous ne serez plus peut-être que la maîtresse, de M. de Beaufort.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre.

— On m’a dit, en effet, que miss Fanny Stevenson avait eu la précaution de se procurer un double de l’acte authentique de son mariage avec le comte de Simier.

— On vous a dit vrai.

— Si ce document était en votre possession, vous, l’auriez déjà produit.

— Ah ! vous avez raison, et c’est ainsi sans doute que vous auriez agi !… Mais, moi, j’ai eu peur. Pourquoi le cacherais-je ? À la veille d’atteindre enfin le but si ardemment poursuivi, instruite de vos projets, certaine que c’est vainement que l’on s’adresserait à votre cœur de marbre, j’ai craint de votre part quelque résolution extrême, quelque attentat odieux contre la pauvre victime innocente, et, avant d’agir, j’ai voulu m’assurer que ma fille n’avait plus rien à redouter de vous.

— De sorte que maintenant…

— Edmée est entre des mains qui sauront la protéger et la défendre.

Madame de Beaufort fit un geste de condescendance ironique.

— Tout cela est parfait, dit-elle sur un ton de persiflage, et je commence à croire vraiment à l’existence de ces importants documents.

— Vous raillez !

— À Dieu ne plaise ! Seulement, après avoir pensé que j’avais affaire avec une fille que M. Beaufort avait honoré d’un caprice sur la côte d’Amérique, il m’est doux de reconnaître que je m’étais trompée, et que j’ai devant moi une véritable comtesse de Simier.

— Dans quelques heures, mademoiselle Wilson n’en doutera plus.

— Elle en sera ravie ! toutefois, vous me permettrez bien d’attendre que je vérifie par moi-même… car, en dépit de vos assurances, j’ai bien quelque raison de croire que vous vous trompez vous-même ; ne voulant pas admettre que vous ayez l’intention de nous tromper.

— Comment cela ?

Madame de Beaufort s’était rapprochée, le regard chargé de lueurs sombres.

— Mon Dieu ! c’est fort simple, poursuivit-elle ; et vous comprenez bien, n’est-ce pas, que dans la situation menaçante où je me trouvais, j’ai dû me renseigner sur votre compte et vous faire surveiller avec soin ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! je ne mettrai aucune hésitation à déclarer qu’en effet il paraît que vous avez entre les mains des papiers fort compromettants pour M. de Beaufort et pour la femme à laquelle il a donné son nom.

— C’est Gobson qui vous a dit cela ?

— Lui ou un autre, qu’importe ! Mais ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans la communication qui m’a été faite, c’est que, par une mesure de prudence que l’on ne saurait trop louer, vous avez cru devoir confier le précieux dépôt à la loyauté d’un homme qui avait toutes les qualités humaines pour justifier ce choix.

— Vous le savez ?

— Gobson est un homme habile entre tous ; il avait fouillé votre cellule, et n’avait rien trouvé ; alors, il s’est renseigné, il a écouté aux portes, et en peu de temps il est parvenu à la conviction que l’homme loyal dont vous avez fait votre confident ne pouvait être que M. Gaston de Pradelle.

Instinctivement, pendant que madame de Beaufort parlait, miss Fanny Stevenson se sentait envahir par le vague soupçon de la vérité.

Madame de Beaufort, menacée dans son bonheur, était capable de tout pour conjurer le danger, et miss Fanny se rappelait que Gobson était venu chercher Gaston et qu’il s’était éloigné en sa compagnie.

L’idée d’un crime traversa son esprit, et elle se prit à frissonner.

Madame de Beaufort, qui l’observait, comprit ce qui se passait en elle ; elle ne voulut pas lui laisser le temps de s’abandonner à l’effroi qui la gagnait, et reprit presque aussitôt :

— Eh non ! dit-elle sur le même ton railleur, ne vous effrayez pas ainsi, et si implacable que vous me supposiez, ne croyez pas que je me sois oubliée jusqu’à concevoir l’idée de me débarrasser par un crime du jeune commandant que vous destinez à votre fille ! Nous avons des intérêts opposés, voilà tout ! Et nous les protégeons de notre mieux, chacun de son côté… Qui peut y trouver à redire ? Seulement, ne vous plaignez pas trop, si demain, quand vous redemanderez à M. Gaston de Pradelle les parchemins que vous lui avez confiés, il vous répond qu’il en a été dépouillé cette nuit, dans un odieux guet-apens !…

Miss Fanny étouffa un cri de colère folle et fit un mouvement, comme pour sauter à la gorge de madame de Beaufort.

Celle-ci s’inclina.

— À demain donc, miss Fanny, ajouta-t-elle en gagnant la porte, j’espère que cette nuit vous portera conseil et que vous vous montrerez moins menaçante et plus traitable.

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