III

Gaston se coucha fort tard.

Il était agité et fiévreux.

Il se rappelait avec des frissons ce qui s’était passé durant cette soirée ; de singulières idées lui venaient, et il se demandait la cause de cette pâleur qu’il avait surprise sur le front de M. de Beaufort pendant qu’il lui parlait de Fanny Stevenson.

Son sommeil fut hanté de fantômes, et quand il se réveilla le lendemain, il était déjà grand jour.

Dix heures venaient de sonner : il appela Bob.

Ce dernier accourut.

— Cet homme ? cet homme ? demanda Gaston, sans chercher à dissimuler son impatience, est-il venu ?

— Il attend depuis une demi-heure.

— Et cette fois, du moins, il a dit son nom ?

— Il s’appelle le capitaine Georges-Adam Palmer.

Gaston sauta à bas de son lit.

— Bien ! bien ! dit-il, je suis à lui ; qu’il ne s’éloigne pas, il faut que je lui parle.

Et pendant que Bob s’éloignait, il s’habilla sommairement à la hâte.

Quand il entra dans le cabinet où l’attendait Palmer, il n’eut pas de peine à le reconnaître, quoique le capitaine se fût singulièrement modifié.

Ce n’était plus le personnage abruti par le gin, l’œil atone, la lèvre bestiale, la physionomie empreinte de brutalité, qu’il avait rencontré une nuit, sur la terre d’Amérique.

Palmer était presque devenu un gentleman.

Sa mise était à peu près correcte, son attitude convenable, et il se dégageait de toute sa personne un air de respectabilité qui ne messeyait pas à son honorable corpulence.

À la vue de Gaston, il se leva et salua d’une façon à laquelle il n’y avait rien à reprendre.

— J’espère, commandant, dit-il avec bonhomie, que vous voudrez bien me pardonner mon importunité. Je suis de passage à Paris, et ayant appris que vous vous y trouviez vous-même, j’ai tenu à venir me rappeler à votre souvenir. Nous nous sommes rencontrés une nuit, dans des circonstances exceptionnelles, et je n’ai jamais pensé que vous me garderiez rancune de certain mouvement de vivacité auquel je me suis laissé aller. S’il en était autrement, d’ailleurs, je saisirais cette occasion pour vous en exprimer tous mes regrets.

— Vous pouvez être rassuré sur ce point, répondit Gaston en continuant d’observer son interlocuteur, dont la transformation l’intriguait, et je vous jure que je n’ai conservé aucun mauvais souvenir de notre conversation au bourg de Smeaton.

— Tout va bien, alors, conclut Palmer, et cela me met tout à fait l’aise.

— Seulement, poursuivit le commandant, je ne vous cacherai pas que, lorsque Bob, qui vous avait reconnu, m’a annoncé hier soir que vous aviez pris la peine de me faire visite, j’ai été surpris au delà de toute expression.

— Je m’en doutais bien.

— Vous avez donc quitté Smeaton ?

— Il y a longtemps ; c’est toute une histoire ; j’ai pensé qu’elle vous intéresserait.

— Vous avez voyagé ?

— Depuis huit années.

— Seul ?

Le capitaine eut un clignement des yeux qui lui était familier.

— Pas précisément, répondit-il ; toutefois, vous savez, il faut être honnête. C’est en tout bien tout honneur.

— Comment ?

— Vous ne devinez pas ?

— Pas du tout.

— Eh bien ! écoutez ; c’est vraiment original.

Gaston indiqua un siège à son interlocuteur et il s’assit auprès de lui.

Palmer continua :

— Quand nous eûmes rendu les derniers devoirs à ce pauvre diable de Stevenson, dit-il, miss Fanny se trouva fort embarrassée : dans le premier moment, elle avait formé mille projets, mais il y a loin du rêve à la réalité, et elle s’aperçut bien vite qu’il n’était pas facile de se mettre toute seule à la recherche d’un homme sur lequel on n’avait aucune donnée précise. Elle savait que cet homme s’appelait le comte de Simier, et qu’il avait dû quitter New-York pour se rendre dans l’Amérique du Sud. Mais l’Amérique du Sud est grande, et elle pouvait errer longtemps avant de rencontrer celui à qui elle voulait redemander sa fille. C’est alors qu’elle pensa à moi !

— À vous ?

— Eh ! oui, commandant. Après tout, je connaissais le passé, moi ; j’avais longtemps navigué ; tous les pays qu’elle voulait fouiller m’étaient familiers, et je pouvais lui être particulièrement utile.

— Soit ! soit ! de sorte que vous l’avez accompagnée.

— C’est cela.

— Et avez-vous réussi dans les recherches que vous avez entreprises ?

— À peu près.

— Alors Fanny Stevenson a revu le comte de Simier ; elle sait où est sa fille.

Palmer remua la tête.

— Ni l’un, ni l’autre, répondit-il ; seulement, nous sommes sur leurs traces.

— Vous croyez qu’ils sont à Paris.

— Peut-être bien.

— Qui vous le fait supposer ?

— Ceci et cela… rien et tout ! La conviction de miss Stevenson n’est pas complète, mais mille indices recueillis sur notre route, concourent à désigner Paris comme la ville où nous devons aboutir.

— S’il en est ainsi, dit Gaston, il vous sera bien facile de découvrir le comte de Simier.

— Oh ! ce n’est pas si simple que vous vous l’imaginez et nous avons rencontré bien des obstacles.

— Expliquez-moi cela.

— Volontiers. Comme je vous le disais, nous avons beaucoup voyagé ; la jeune femme était impatiente. Mais New-York n’a pas été construit en un jour, et il faut le temps pour tout. Donc nous sommes allés à Rio-Janeiro, où le comte avait séjourné quelques mois, pour se rendre de là dans l’Inde, où nous nous sommes rendus nous-mêmes ; à Calcutta, à Bombay, un peu partout, on nous a parlé de lui et, finalement, nous avons appris qu’il était parti pour retourner en Europe.

— À Paris ?

— À Londres.

— Et vous l’avez suivi ?

— À Londres, j’ai remué ciel et terre ; un instant même, j’ai cru que j’étais sur sa piste ; j’avais mis toute la détective sur pied, et nous allions réussir enfin à nous trouver en sa présence, quand tout à coup plus rien ! l’obscurité la plus complète ; mon homme avait disparu.

— Qu’était-il devenu ?

— Miss Stevenson aurait tout donné pour le savoir, mais ce fut impossible ; le comte s’était dérobé ; il avait probablement changé de nom. Et pendant trois années au moins, il nous fut impossible de renouer le fil interrompu de nos investigations. C’était à recommencer, et il fallait attendre.

— Cependant vous n’êtes pas resté inactif ?

— Comme vous dites. Miss Fanny se désolait ; à aucun prix elle n’entendait abandonner ses recherches, et je ne sais vraiment comment je me serais tiré de là, si le hasard n’était venu à mon aide.

— Vous avez retrouvé le comte ?

— Nullement ! Mais un dimanche, dans une taverne de la Cité, je rencontrai un homme qui m’ouvrit tout un nouvel horizon.

— Quel homme ?

Palmer sourit avec humilité.

— Vous devez vous rappeler, dit-il, que lorsque vous m’avez connu, j’étais quelque peu adonné à la passion du gin.

— Sans doute ! eh bien ?

— Le gin, voyez-vous, commandant, c’est mon seul défaut ! Ôtez le gin, et je n’ai plus que des qualités ! Miss Fanny me connaissait, et l’avait bien compris ! Aussi, quand j’entrai à son service, elle fit énergiquement la part du feu, et, ne pouvant espérer que je me corrigerais tout à fait, elle m’accorda le dimanche.

— Comment !

— Pendant la semaine, tout écart me fut formellement interdit. Ni whisky, ni brandy, abstinence rigoureuse et exemplaire ! Mais le septième jour, liberté entière !

— Je comprends.

— C’est plaisir de causer avec vous. Donc ce jour-là, c’était un dimanche, et je me trouvais à la taverne du Roi-Georges depuis quelques heures, quand, vers le soir, j’y vis entrer un particulier dont l’allure me frappa tout de suite ; je ne l’avais vu qu’une fois, il y avait longtemps, mais tout de même, je le reconnus.

— Qui était-ce ?

— Un nommé Gobson, l’âme damnée du comte de Simier, celui qui l’accompagnait à Smeaton au moment de l’enlèvement de l’enfant.

— Et que fîtes-vous ?

— Une sottise, commandant ! Je ne pus dissimuler assez bien ma stupéfaction et ma joie. Le Gobson la remarqua, et il y avait à peine dix minutes qu’il était entré, que je le voyais se lever et disparaître.

— Voilà une grande maladresse, en effet.

— Je le reconnais ; mais la présence de cet homme à Londres m’assurait que le comte devait s’y trouver également. C’était une piste nouvelle, et cela ranima ma confiance un peu ébranlée.

— Vous vous remîtes à l’œuvre.

— Dès le lendemain. Seulement mes nouvelles investigations n’amenèrent pas grand résultat, et, au bout de plusieurs mois, j’appris tout simplement que le Gobson était parti pour Paris.

— Il y a longtemps de cela ?

— Il y a une année environ.

— Et c’est pour suivre cet homme que vous avez quitté Londres.

— Précisément.

— Enfin vous l’avez revu ?

— Par hasard, au moment où je m’y attendais le moins.

— Quand cela ?

— Hier.

— Et que fait ici ce Gobson, qui sert-il ?

— C’est ce que vous pourrez m’aider à découvrir, si vous voulez m’accorder votre bienveillant concours, répondit Palmer en s’inclinant d’un air insinuant et cauteleux.

Gaston regarda son interlocuteur, comme s’il eût voulu s’assurer qu’il ne se moquait pas de lui.

— Moi ! dit-il, vous avez compté sur moi !

— C’est une coïncidence que j’appellerai volontiers providentielle, répondit Palmer ; car au moment où, je venais de voir s’évanouir le Gobson en question, je vous apercevais vous-même pénétrant dans l’habitation d’où il sortait.

Gaston se prit à tressaillir.

— Et quelle était cette habitation ? interrogea-t-il d’une voix mal assurée.

— Elle est située rue de la Chaussée-d’Antin.

— Celle de M. de Beaufort ?

— Je n’ai pas eu le temps de m’informer de ce détail, je vous avais reconnu, et la surprise, la joie d’une pareille rencontre… Vous comprenez.

Gaston ne répondit pas. Il ne songeait pas à dissimuler ses impressions et semblait atterré par l’étrange communication qui lui était faite.

Palmer poursuivit au bout d’un instant :

— Vous vous êtes intéressé naguère, dit-il, à la malheureuse jeune femme que vous avez rencontrée au phare Saint-Laurent. Vous pouvez contribuer puissamment à lui rendre la vie, en démasquant le misérable qui lui a ravi sa fille. Miss Fanny Stevenson espère en votre générosité, et elle ne doute pas…

Gaston releva la tête.

— Miss Fanny est donc à Paris ? demanda-t-il d’un ton troublé.

— Oui, commandant, depuis plus de six mois.

— Et c’est elle qui vous envoie ?

— Ce n’est pas elle précisément.

— Mais enfin, que comptez-vous faire ?

— Je rapporterai à miss Stevenson la conversation que nous venons d’avoir ensemble, et selon ce qu’elle m’ordonnera…

— Ne pourrai-je pas la voir moi-même ?

— Ce sera difficile.

— Pourquoi ?

— Je vous le dirai plus tard.

— D’où vient votre hésitation ?

— Elle est naturelle. Miss Stevenson a été si souvent déçue, elle est si malheureuse, qu’elle est devenue défiante.

— Cependant…

— Voulez-vous me permettre de revenir ?

— Sans doute.

— Quand cela ?

— Quand vous voudrez.

— Eh bien, commandant, cela suffit pour le moment. Rendez à miss Stevenson le service de vous informer de ce Gobson auprès de M. de Beaufort que vous connaissez, et quand je vous reverrai, si vous le jugez à propos, vous me direz…

— Soit, fit Gaston, à qui toutes ces réticences semblaient extraordinaires ; soit ! ma porte vous sera toujours ouverte ; et quand vous voudrez…

Il avait sonné, Bob était accouru.

— Bob, dit-il, reconduisez M. Palmer.

Et pendant que l’ancien capitaine gagnait l’antichambre, Gaston se, pencha vivement à l’oreille de Bob :

— Tu vas suivre, cet homme, dit-il à voix rapide et basse, et ce soir, tu me raconteras quel emploi il aura fait de sa journée.

Et le jeune commandant resta seul, partagé entre mille sentiments divers qui s’emparaient puissamment de son esprit et le tinrent toute la journée agité et inquiet.

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