IX

Pendant que cette scène avait lieu dans le pavillon, le couvent était depuis une heure déjà plongé dans le silence le plus profond.

Les jeunes pensionnaires dormaient dans leurs dortoirs, les sœurs dans leurs cellules, et c’est à peine si l’on voyait quelques vagues lueurs tombant des lampes nocturnes, trembloter à travers les vitraux de la chapelle.

Edmée avait, en revenant à Sainte-Marthe, trouvé toutes les couchettes du dortoir occupées, et on lui avait donné une petite cellule, en attendant qu’une place vacante pût lui être offerte.

Elle l’avait acceptée avec un vif plaisir.

Cette cellule était contiguë à celle de sœur Rosalie.

Quoique elle n’en eût rien dit à Gaston, ce n’était pas de son plein gré qu’elle était rentrée au couvent. Seulement, comme son père avait paru le désirer, elle s’était bien gardée de faire la moindre objection, d’autant plus que le jour où M. de Beaufort lui avait fait part de la détermination qu’il venait de prendre, elle avait remarqué qu’il était fort pâle et paraissait bien soucieux.

Jamais encore elle ne l’avait vu ainsi.

Sa voix était brisée ; il lui parlait sans la regarder.

Même on eût dit que ses yeux étaient rouges et qu’il avait pleuré.

En l’embrassant, au moment de la séparation, il eut un sanglot mal étouffé.

Le cœur d’Edmée se serra, et elle pensa que peut-être, sans le savoir, elle lui avait causé quelque chagrin.

Elle eut l’idée de s’en ouvrir à sa mère.

Mais madame de Beaufort ne s’était jamais montrée affectueuse, ni disposée à recevoir ses confidences : et elle y renonça.

Elle partit donc, bouleversée et inquiète.

Une fois au couvent, elle se remit un peu.

Elle devait y trouver son amie Mariette, et la gaieté de la jolie enfant eut bien vite dissipé le léger nuage dont l’ombre avait un moment passé sur sa sérénité.

Et puis, il y avait autre chose.

Depuis huit jours, un changement s’était opéré en elle. Il y avait désormais dans son existence un autre homme que son père.

C’était bien encore à l’état latent, on peut dire même qu’elle n’en avait pas conscience ; mais à son insu, un sentiment nouveau était né dans son cœur, qui la rendait souvent pensive, la plongeait dans des rêveries sans fin, et quelquefois amenait une rougeur subite à ses joues.

Une fois à Sainte-Marthe, elle se trouva presque heureuse.

Elle était seule. Le monde ne faisait plus son tapage autour d’elle ; elle pouvait rêver et se souvenir tout à son aise.

Cependant, elle savait bien qu’elle ne reverrait plus Gaston ; mais elle était libre de penser à lui, et pour le moment cela lui suffisait.

Aussi, quand un matin elle apprit qu’elle allait se retrouver en sa présence, et que, pendant une heure, elle pourrait lui parler, elle eut comme un éblouissement et n’eut pas la force de repousser cette joie que le ciel lui envoyait.

Edmée n’avait jamais aimé. Elle ignorait avec quelle puissance l’amour s’empare d’un cœur naïf et jeune, et elle s’abandonnait sans défiance à cette ivresse inconnue qui l’inondait.

À la suite de cette entrevue, elle fut quelque temps à se recueillir : pour mieux dire, l’émotion qu’elle éprouvait se prolongea à travers toutes les occupations de la journée, et ce fut avec une sorte de joie folle qu’elle entendit la cloche de la retraite sonner.

Elle prit à peine le temps d’embrasser Mariette et alla s’enfermer dans sa cellule.

Là, elle s’agenouilla et, les mains jointes, les yeux au ciel, elle remercia Dieu avec effusion.

Elle n’avait pas envie de dormir. Au lieu de gagner son lit, elle alla vers la fenêtre et s’y accouda.

Un pâle rayon de lune éclairait l’enclos, où les arbres découpaient leur silhouette dépouillée. Dans un coin, à gauche, s’élevait le pavillon du vieux François ; au loin, on apercevait Paris, avec sa couronne lumineuse, et l’on entendait le bruit confus de la grande ville, qui ressemble à celui de la mer.

Elle s’oublia dans cette contemplation, écouta son cœur qui battait avec force, cherchant à se rappeler les paroles que lui avait dites le jeune commandant. Elle en était là, lorsque tout à coup la petite porte de l’enclos s’ouvrit doucement et un murmure de voix monta jusqu’à elle.

C’était là un fait étrange, et elle ne sut pas se défendre d’un mouvement de curiosité.

Son regard se fit ardent ; elle se pencha pour mieux voir, et presque aussitôt elle porta ses deux mains à ses lèvres.

Elle venait de reconnaître Gaston.

C’était invraisemblable, impossible ; pourtant elle ne pouvait s’y tromper.

Gaston ! Que venait-il faire à cette heure ? Quelles raisons impérieuses le poussaient à une démarche si contraire à la règle respectée du couvent ?

Edmée en croyait à peine ses yeux. Elle attendit une heure au moins.

Elle eût attendu toute la nuit.

Enfin, un nouveau bruit se fit entendre ; Gaston regagna la porte par laquelle il était entré, et peu après elle vit sœur Rosalie elle-même sortir, à son tour, du pavillon.

La pauvre enfant, atterrée et confondue, eut l’idée de se retirer pour ne pas être surprise en flagrant délit.

Mais elle s’y prit maladroitement sans doute, car avant qu’elle eût refermé la fenêtre, Fanny Stevenson l’avait aperçue.

Quelques secondes plus tard, comme elle allait se jeter sur son lit, presque épouvantée de ce qui venait de se passer sous yeux, elle entendit deux ou trois coups discrets contre la porte de sa cellule.

— Qui est là ? demanda-t-elle au comble de l’émotion.

— C’est moi, sœur Rosalie, répondit-on ; ouvrez !

Machinalement Edmée obéit, et sœur Rosalie entra.

— Vous n’êtes donc pas couchée, mon enfant ? dit-elle en jetant un regard circulaire sur la cellule.

— Non, ma sœur, répondit Edmée.

— Cependant, il est tard.

— C’est que…

— Ne vous défendez pas ; je devine ; vous étiez agitée, souffrante ; vous ne pouviez dormir, et alors, vous êtes allée vous accouder à la fenêtre.

— J’ai mal fait peut-être ?

— Je ne dis pas cela. Seulement, vous avez dû voir certaines choses qui vous ont surprise.

— Je vous assure…

Fanny Stevenson prit l’enfant dans ses bras, l’attira sur son cœur, et la baisa tendrement au front et sur les yeux.

— Chère enfant ! balbutia-t-elle, ne mentez pas ; vous êtes trop jeune, vous ne sauriez pas d’ailleurs, je sais tout.

— Ma sœur…

— Je ne vous gronde pas, je vous aime bien trop pour cela. Écoutez-moi. Vous avez vu, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Edmée d’une voix tremblante.

— Il y avait là… un homme…

— M. de Pradelle.

— M. de Pradelle, précisément. C’est moi qui l’avais prié de venir, nous avons passé une heure ensemble, et savez-vous de qui nous avons parlé ?

— De qui donc ?

— De vous.

— Mon Dieu ?

— Ne vous effrayez pas. Ayez confiance. Vous savez que je ne voudrais pas dire à une jeune fille pure et douce comme vous l’êtes des choses qu’elle ne devrait pas entendre.

— Ah ! vous avez toujours été bonne pour moi.

— En toute autre circonstance, peut-être aurais-je hésité devant certaines confidences : mais des événements graves se préparent, et il faut que vous sachiez…

— Que se passe-t-il donc ? interrogea vivement Edmée.

— M. de Pradelle vous aime !

— Que dites-vous ?

— Demain, il ira demander à votre père le bonheur de devenir votre époux : mais je veux être assurée d’avance que, de votre côté…

— Moi, fit Edmée, dont les joues se couvrirent d’une subite rougeur.

Miss Fanny se prit à sourire.

— Je ne veux pas ajouter à votre confusion, qui est presque un aveu, dit-elle ; je vais vous laisser. Seulement réfléchissez. Consultez bien votre cœur dans le silence de cette nuit, et demain vous me direz ce que vous aurez résolu.

Et déposant un dernier baiser sur le front de la pauvre enfant, elle se retira dans sa cellule.

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