VIII

— Ah ! vous exagérez, reprit enfin Gaston ; vous voulez m’effrayer ? Que prévoyez-vous ? Vous m’en avez trop dit pour vous taire maintenant. Au nom du ciel, au nom de cette enfant que vous aimez, parlez ! J’espère, au moins, que vous ne prétendez pas qu’Edmée…

— Edmée est l’âme la plus pure que je connaisse.

— Alors, ce n’est pas elle qui est ici en cause ?

— Certes.

— Et qui donc ?

— Sa mère !

— Madame de Beaufort ?

Miss Stevenson plongea son regard fauve dans celui de Gaston.

— Vous êtes allé un soir chez M. de Beaufort, dit-elle d’une voix ardente. Vous êtes resté une heure dans cette maison, et il ne s’y est rien passé qui vous ait semblé extraordinaire ?

— Rien… assurément !

— Eh bien ! moi qui n’ai jamais pénétré dans cette demeure, j’affirme qu’il s’y trame, en ce moment, quelque drame ténébreux, dont Edmée sera avant peu la victime.

— Qui pourrait en vouloir à la pauvre enfant ?

— Je vous l’ai dit.

— Mais Madame de Beaufort aime ses deux filles d’une même affection.

— C’est faux. Tout l’amour de cette mère s’est attaché à la plus jeune, et quant à l’aînée, elle la hait.

— Parole impie !

— J’en suis sûre.

— D’où le savez-vous ?

— Je l’ai deviné. Edmée ne m’a rien dit. Elle ne s’est jamais oubliée une seconde ; elle a toujours conservé la même réserve ; mais elle ne pouvait me tromper, moi, qui l’observais avec une âpre attention, qui écoutais son cœur battre à mes questions, qui voyais la pâleur se répandre sur son visage à certains souvenirs. Ah ! je voudrais douter, que je ne le pourrais plus. D’ailleurs les faits ne sont-ils pas là, avec leur révélation accablante ?

— Quels faits ?

— Il y a quelques mois à peine qu’on l’avait retirée du couvent ; il y a trois jours qu’elle nous a été rendue.

— Edmée vous aurait-elle fait connaître la cause de cette nouvelle résolution de ses parents ?

— Quand je l’ai interrogée à ce sujet, répondit miss Stevenson avec un rire sec et nerveux, elle s’est mise à sangloter. Ah ! tenez, je donnerais le plus pur de mon sang pour voir cette mère, ne fût-ce qu’une heure seulement, car avant que l’heure ne fût écoulée, j’aurais pénétré ce qu’il y a dans ce cœur de marbre.

Gaston eut un geste de dénégation.

— Je persiste à croire que vous vous trompez, répliqua-t-il ; Madame de Beaufort témoigne, en effet, une préférence marquée à là plus jeune de ses enfants. Mais si cela est vrai pour elle, il n’en est pas de même pour le père, qui aime sa fille avec adoration.

— Je le sais.

— Peut-être même que, dans la tendresse qu’il porte à ses deux enfants, il a réservé la meilleure part pour Edmée…

— On me l’a dit.

— Il ne faut pas accorder trop d’importance à une particularité qui se produit souvent dans les familles et qui s’explique et se justifie par la différence des caractères, l’âge ou la nature plus ou moins affectueuse des enfants.

— C’est possible…

Miss Stevenson répondait pour ainsi dire, sans écouter. Son front s’était penché, son regard restait fixé à terre. Elle paraissait suivre une pensée, qui, depuis, quelques secondes, pesait sur son esprit.

Tout à coup, elle s’arracha à sa rêverie et se reprit à observer Gaston.

— Ainsi, dit-elle à voix lente, vous avez vu M de Beaufort ?

— Sans doute, répondit le jeune commandant, un peu étonné de la question.

— Il vous a parlé ?

— Oui.

— C’est un homme, de haute taille, âgé d’une cinquantaine d’années, dont la physionomie est intelligente, et ouverte ?

— Vous le connaissez ?

— Je ne l’ai jamais vu ; mais c’est bien son portrait, n’est-ce pas ?

— En effet.

— D’ailleurs, il y a un autre point qui vous a frappé vous-même – du moins me l’a-t-on dit.

— Lequel ?

— La première fois que vous avez aperçu Edmée, ne vous êtes-vous pas montré surpris de certaine ressemblance qui vous rappelait une femme que vous aviez rencontrée huit années auparavant… sur la côte d’Amérique ?

— C’est vrai ! et j’en ai fait la remarque à M. de Beaufort.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Rien.

— Ah ! ne cherchez pas à vous dérober, monsieur Gaston, répliqua miss Stevenson d’un ton nerveux, car je sais, moi aussi, ce qui s’est passé ce soir-là ; et si M. de Beaufort n’a rien répondu, on m’a assuré qu’il s’était troublé et qu’il avait pâli !…

Gaston sentit un frisson mordre ses chairs ; tout son être se prit à trembler.

— Quelle pensée est donc la vôtre ? interrogea-t-il épouvanté de la sombre expression qui était venue se refléter sur les traits de la jeune femme.

Celle-ci comprit qu’elle s’oubliait : et revenant brusquement à elle, elle, fit un geste indifférent et banal.

— Eh ! quelle pensée me supposez-vous, dit-elle en ébauchant un sourire ? Vous ignorez, vous, la vie que l’on mène au couvent, et avec quelle avidité on y recherche tout ce qui peut devenir une distraction, de quelle oreille curieuse on recueille l’écho affaibli de ce monde qui fait au dehors son tapage et son bruit.

Quand je suis entrée dans cette demeure, j’étais lasse et découragée, et je ne demandais qu’à me réfugier dans une oasis de recueillement où je pourrais vivre des souvenirs du passé, et peut-être me préparer à un avenir d’apaisement et de pardon.

Dieu m’est témoin que j’étais sincère alors, et je crois que si, à cette heure, le comte de Simier me fût apparu, je l’aurais laissé aller tranquille et libre, sans lui adresser un reproche.

Eh bien ? savez-vous qui m’a rendu à mes sentiments de haine et à mes projets de vengeance ? – Cette enfant !

— Edmée ! fit Gaston avec un cri.

— Cela vous paraît étrange, n’est-ce pas ? Pourtant, rien n’est plus facilement explicable. Après avoir quitté le phare Saint-Laurent, et pendant les huit années qui se sont écoulées depuis, je n’eus qu’un but, qui était de retrouver ma fille… Dans les espoirs fous auxquels je m’abandonnais, je m’étais fait un idéal de la pauvre petite créature ! Je voyais grandir la jolie enfant que j’avais connue si peu de temps, et je continuais de la bercer dans mon cœur, sous mes regards vigilants, comme autrefois dans son berceau !

C’est ainsi, par une illusion, que Dieu seul pouvait permettre, que je l’ai vue se développer et devenir une belle jeune fille. Je ne l’ai jamais revue, et je croyais que je ne la reverrais jamais ! Mais j’avais l’âme et les yeux pleins de son image. Si bien que, lorsqu’un jour je me trouvai tout à coup en présence de mademoiselle de Beaufort, je me sentis remuée jusqu’au fond de mon être, et qu’il me sembla reconnaître en elle cette enfant qu’une main impie avait arrachée de mes bras.

— Quelle folie !

— Peut-être !… En tout cas, je m’y complus… je ne vis plus qu’elle. Elle avait mes traits, mon regard, jusqu’au son de la voix de son père ! Vous voyez ; je ne demandais qu’à être trompée ! Et puis, après m’y être intéressée, il arriva que je me pris à la plaindre.

— Comment !

— Elle était malheureuse… je le devinai tout de suite ; à travers son cœur brisé, il ne me fut pas difficile de comprendre ce qu’elle souffrait. Que se passa-t-il alors en moi, je ne pourrais le dire, mais je m’attachai à cette jeune fille, comme je me serais attachée à mon enfant même… et je reportai sur elle cet ardent besoin d’affection et de dévouement qui est au cœur de toutes les mères.

— Mais vous avez depuis reconnu votre erreur ? insista Gaston.

— Qui sait ! répondit Fanny Stevenson.

— Quoi ! vous supposeriez…

— Tout est possible.

— Mais M. de Beaufort…

— Je saurai demain si M. de Beaufort ne s’est pas appelé autrefois le comte de Simier.

Gaston se dressa effaré, et prit son front dans ses deux mains.

— Demain ? répéta-t-il, et qui vous le dira ?

— Gobson.

— Vous devez le voir ?

— Palmer a rendez-vous avec lui.

— Quand cela ?

— Dans une heure.

— Et en admettant ce que vous supposez, vous espérez que cet homme trahira son maître ?

— J’en suis sûre, pour deux raisons.

— Lesquelles ?

— La première, c’est que Gobson n’est pas insensible à l’appât de l’argent, et que je lui fais offrir tout celui qui me reste. – La seconde, c’est qu’il apprendra ce qu’il ignore encore, à savoir que j’ai entre les mains les actes authentiques de mon mariage avec le comte.

— Enfin, dit encore Gaston, dans le cas où les aveux de Gobson confirmeraient vos soupçons, que ferez-vous ?

— Cela, répondit sœur Rosalie, je vous le dirai demain ; car je saurai seulement alors si je dois rester Fanny Stevenson ou redevenir la comtesse de Simier.

En prononçant ces derniers mots, la jeune femme se leva droite, pâle, le regard fulgurant.

Gaston frissonna.

— Ah ! vous hésiterez devant un pareil scandale, dit-il d’un ton de prière ; et par respect pour l’habit que vous portez…

Fanny Stevenson l’interrompit par un éclat de rire strident.

— L’habit que je porte ! répéta-t-elle avec âpreté ; ah ! croyez-vous donc qu’il ait étouffé en moi les cruels souvenirs qui me déchirent le cœur. Un moment, en effet, j’ai cru que mon sang s’apaiserait, que le calme, renaîtrait dans mon esprit, que les pensées mauvaises dont j’étais assaillie s’arrêteraient au seuil de cette pieuse, maison. C’était là un espoir insensé : sous la bure, comme sous la soie, mes veines battent avec la même violence, le voile qui tombe de mon front n’a pas éteint la flamme de mon regard, et dans le silence de cette solitude, les voix qui me parlent de vengeance se font, entendre avec plus d’autorité que par le passé. L’habit que je porte, dites-vous ! Ah ! que l’on me rende ma fille demain, et vous verrez avec quelle joie, avec quel oubli je le brûlerai pour en jeter la cendre au vent.

Miss Fanny s’arrêta.

Des pas venaient de se faire entendre autour du pavillon : c’était Palmer avec le jardinier.

Le moment était venu de rentrer.

— Ne vous reverrai-je pas ? demanda Gaston, inquiet.

— Je comptais vous prier de revenir, répondit la jeune femme.

— Quand cela ?

— Demain.

— Ici ?

— Oui, ici, à la même heure. Y consentez-vous ?

— Ah ! je n’aurai garde d’y manquer !

— Tout est bien, alors. Je suis heureuse de vous avoir vu. Demain, je vous dirai ce que j’aurai résolu. Séparons-nous.

Elle serra les mains de Gaston et s’éloigna à pas rapides.

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