X

Une heure plus tard, une scène d’un tout autre genre se passait rue de la Chaussée-d’Antin, à l’hôtel de M. de Beaufort-Wilson.

C’était vers minuit environ.

M. de Beaufort s’était retiré dans son cabinet de travail, attenant à sa chambre à coucher, et, quoiqu’il fût tard déjà, au lieu d’aller prendre du repos, il avait roulé un fauteuil auprès de la cheminée où brûlait un bon feu, et il s’y était assis.

M. de Beaufort était préoccupé et sombre ; ses traits étaient altérés, une pâleur livide couvrait ses joues.

Il laissa son front retomber sur sa main, et se mit à réfléchir.

Il avait bien souffert depuis quelques jours, et quoi qu’il fît, il ne parvenait pas à retrouver sa quiétude.

Il avait peur : l’air était plein de menaces sourdes ; jamais il ne s’était senti si inquiet ; le passé qu’il avait cru oublier venait de se dresser implacable devant lui.

Il savait que Palmer était à Paris, et ne doutait pas que miss Fanny Stevenson ne s’y trouvât également.

C’était le scandale imminent, l’effondrement de son bonheur, l’avenir plein de trouble et de déchirement.

Qu’allait-il devenir, et quel moyen employer pour se défendre ?

Il avait mis Gobson en campagne. Gobson devait voir Palmer, et il l’attendait.

La réponse que cet homme devait lui rapporter allait décider de son sort.

Au milieu de son effarement, une lueur d’espoir persistait cependant.

Que pouvait, contre M. de Beaufort, le commerçant riche et honoré, miss Fanny Stevenson, que nul ne connaissait, et qui n’avait entre les mains aucun acte légal qui établît ses droits sur sa fille et sur son mari ?

L’incendie du presbytère de Smeaton avait tout détruit et avait fait libre le comte de Simier.

Cet incendie, ce dernier ne l’avait pas conseillé. C’est Gobson qui, dans un excès de zèle, en avait eu l’idée ; le comte s’était contenté de ne pas l’en détourner.

Mais qu’il y eût de sa part complicité coupable ou non, le résultat était acquis et le mettait à l’abri de toute revendication.

Cela le rassurait sans le calmer.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, le comte redoutait surtout le scandale, et il tremblait à la seule idée de la honte qui rejaillirait sur ses enfants si par impossible, poussée par l’amour maternel ou par le besoin de se venger, Fanny Stevenson venait se jeter au milieu du bonheur qu’il s’était fait.

Un quart d’heure s’écoula à repasser dans sa mémoire tous les événements qui avaient marqué cette époque de son existence.

Minuit venait de sonner.

En ce moment, on frappa à la porte ; un domestique parut, et derrière lui l’homme qu’il attendait.

— C’est toi, Gobson ? dit M. de Beaufort sur un ton d’indifférence affectée ; je t’attendais ; entre, et assieds-toi près de moi.

Le valet avait disparu ; les deux hommes étaient seuls ; M. de Beaufort se leva.

— Eh bien ! demanda-t-il, le regard ardent et la voix oppressée, tu as vu Palmer ?

— Nous nous quittons ! répondit Gobson.

— Et qu’as-tu appris ?

Gobson ébaucha une grimace.

— Rien de bon, dit-il en sondant les coins de la chambre, comme s’il eût eu peur qu’on ne surprit ses paroles.

— Fanny est à Paris ?… insista le comte.

— Depuis quelques mois.

— Que fait-elle ?

— Elle attend.

— Quoi ?

— Jusqu’à présent, miss Stevenson n’avait que des données fort vagues ; elle avait perdu notre trace à Londres et désespérait de la trouver ; mais depuis quelques jours elle semble avoir recueilli des renseignements plus précis, et si elle ignore encore que le comte de Simier et M. de Beaufort-Wilson ne sont qu’une seule et même personne, elle est bien près de le deviner.

— Enfin, quelles sont ses intentions ?

— Elle n’en a qu’une, qu’elle ne dissimule pas.

— Laquelle ?

— Elle veut reprendre sa fille.

— Par quel moyen ?

— En s’adressant tout simplement à la justice, si le comte de Simier la lui refuse.

— Elle a dit cela ?

— Et elle le fera comme elle le dit.

— C’est Palmer qui te l’a rapporté ?

— En termes fort explicites.

— Palmer est un imbécile ! fit M. de Beaufort en haussant les épaules.

Gaston remua flegmatiquement la tête.

— Palmer est un ivrogne, répliqua-t-il, et cela il ne pourrait raisonnablement le nier. Mais un imbécile, c’est autre chose.

— Cependant miss Fanny ne peut s’autoriser d’aucun acte régulier ; l’incendie du presbytère de Smeaton a détruit toutes les preuves que nous pouvions redouter.

— De cela, je suis sûr !

— Eh bien ?

— Mais supposez, monsieur le comte, que miss Stevenson qui est, paraît-il, une mère excellente, ait eu le pressentiment de ce qui pouvait arriver, que se trouvant seule après votre abandon, livrée à toutes les suggestions de l’amour-propre blessé, de la colère, de cette haine implacable qui souvent remplace l’amour dans le cœur des femmes ; supposez, dis-je, quelle ait réfléchi et cherché un moyen d’assurer l’avenir en assurant en même temps sa vengeance : qu’aurait-elle fait ?

— Parle… quoi ?

— Une chose simple ! l’idée ne lui est pas venue, certes, que Gobson pourrait un jour mettre le feu au presbytère. Mais elle s’est dit que deux attestations valent mieux qu’une, et elle a demandé et obtenu avant l’incendie, un duplicata de toutes les pièces, établissant qu’elle a été légitimement unie à M. le comte de Simier.

— Elle a fait cela ! s’écria M. de Beaufort, en devenant blême.

— C’est une fille pratique, qui fait honneur à la libre Amérique.

— Et ces pièces sont en sa possession ?

— Palmer l’affirme.

— Mais doit-on croire Palmer ?

Gobson eut un mouvement ironique des lèvres.

— Ça, c’est à vérifier, répondit-il ; mais en attendant, il faut agir comme si miss Stevenson avait réellement ces documents entre les mains.

M. de Beaufort fit quelques pas avec agitation à travers la chambre, prononçant des paroles incohérentes, s’arrêtant de temps à autre pour prendre sa tête et la rouler entre ses deux mains.

— Perdu ! je suis perdu !… répétait-il, la gorge serrée et l’œil égaré.

— Il ne faut rien exagérer, objecta doucement Gobson.

— Et quel moyen de sortir de cette terrible impasse ?

— Il y en a peut-être un.

— Crois-tu ?

— Si je vois bien clair, tout le danger vient de ces pièces que possède miss Stevenson.

— Eh ! sans doute.

— Notre premier devoir est donc de nous assurer qu’elles sont bien entre ses mains ; si l’affirmation de Palmer n’est qu’une ruse de guerre, comme on peut honnêtement le supposer, tout péril disparaît, et nous pouvons attendre de pied ferme le commencement des hostilités.

— Mais si ces pièces existent ?

— Alors, il faut tenter de les acheter.

— Ah ! je la connais maintenant, elle ne les vendra pas.

— Quelquefois ; cela dépend du prix que l’on y met. Toutefois, dans la circonstance présente, je reconnais volontiers qu’il y a peu de fond à faire sur cet espoir, et dans ce cas…

— Dans ce cas ?…

— J’agirais autrement.

— Comment…

— Et si je parvenais à découvrir où elle cache ces parchemins…

— Un vol ! interrompit le comte avec un geste d’horreur, jamais ! jamais !

Gobson s’inclina ironiquement.

— Je me garderai bien d’insister devant une pareille répugnance, dit-il sur un ton railleur ; mais vous n’oublierez pas que c’est le seul moyen pratique qui vous reste, et que d’ailleurs, vous n’avez pas beaucoup de temps pour réfléchir.

— Eh bien, j’aviserai ! répliqua le comte. Je te remercie de ce que tu as fait ; me voilà averti, je prendrai des mesures en conséquence ; tu reviendras demain… et nous déciderons ensemble ce qu’il y aura de mieux à faire pour sauvegarder tous les intérêts.

Gobson se leva.

— Monsieur le comte n’a pas d’autres ordres à me donner ? demanda-t-il en hésitant à se retirer.

— Non ! fit le comte.

— Alors, à demain.

— Oui, oui, à demain !

Gobson fit quelques pas pour s’éloigner ; mais comme il allait gagner l’appartement du comte, d’où une sortie conduisait directement sur le vestibule du rez-de-chaussée, la porte s’ouvrit brusquement, et une femme entra.

Madame de Beaufort !

Elle était droite ; elle avait l’œil fixe, et sur ses traits une pâleur de marbre.

Le comte eut un cri d’épouvante, auquel elle ne prit pas garde ; mais elle se tourna vers Gobson, qui s’était arrêté à sa vue.

— Monsieur, dit-elle alors d’une voix impérieuse et sèche, j’aurai demain à vous entretenir de choses importantes. Voulez-vous bien vous présenter à l’hôtel vers six heures du matin ?

Gobson s’inclina.

— Je suis à vos ordres, Madame, répondit-il.

— Je vous remercie et je compte sur vous. C’est tout ce que j’avais à vous dire. J’ai à causer avec M. le comte ; veuillez, je vous prie, nous laisser seuls.

Gobson salua de nouveau, et cette fois il disparut, laissant les deux époux en présence…

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