V

Le couvent où ils se rendaient était situé au delà du Luxembourg, au milieu de terrains vagues où il occupait un vaste emplacement.

On l’appelait le couvent de Sainte-Marthe, et le bâtiment servant de retraite aux sœurs qui l’habitaient et aux jeunes filles qu’elles élevaient, avait dû être construit peu après la Renaissance.

Quoiqu’il eût été modifié souvent depuis, pour causes d’appropriation, il conservait encore certains vestiges de l’architecture de l’époque primitive.

La chapelle surtout en portait la marque évidente.

C’était une élégante construction, aux vives arêtes, dont le perron extérieur, les fenêtres et les piliers de forme gracieuse, attestaient manifestement l’origine.

Quant au bâtiment principal où vivaient les sœurs et leurs élèves, il avait subi de nombreuses transformations sous lesquelles, à la longue, le premier corps de logis avait presque entièrement disparu.

C’était maintenant un monument bâtard, de style confus, qui ne s’imposait au regard que par sa masse remarquable, et à l’esprit, par le silence mystérieux qui régnait incessamment alentour.

Un vaste jardin potager se développait à droite et à gauche, et le tout était entouré par un mur de quatre mètres de hauteur, qui isolait l’habitation du bruit et du mouvement de la capitale.

Une véritable oasis, dont aucun étranger n’était admis à troubler le recueillement et la paix !

La chapelle seule s’ouvrait à tout pieux visiteur, et ce n’est qu’à certain jour de la semaine, pendant une heure seulement, que les parents des jeunes pensionnaires étaient autorisés à venir voir leurs enfants.

Au surplus, pour tout dire, le couvent de Sainte-Marthe n’était pas soumis aux règles rigoureuses que l’on observe dans les autres maisons du même genre.

Là, par exception, le parloir n’était point grillé ; les jeunes filles y pouvaient causer avec leurs parents et leurs amies, sous la seule surveillance d’une sœur, et elles jouissaient durant les récréations, d’une liberté sur laquelle ne s’exerçait qu’un contrôle bienveillant.

La vie y était donc relativement agréable et différait peu de celle qu’on mène dans les pensionnats laïques. Quelques âmes y pouvaient trouver de plus la satisfaction de ces aspirations mystiques que la monotonie même d’une pareille existence développe parfois jusqu’à l’exaltation.

Nous disions plus haut que le couvent de Sainte-Marthe était une véritable oasis incessamment entourée de recueillement et de paix.

Cependant, trois fois par jour, le matin, l’après-midi et le soir, le jardin s’emplissait tout à coup de mouvement et de bruit, et durant une heure, l’enclos, d’ordinaire taciturne, s’égayait de caquetage, de cris et de rires.

C’était aux heures de récréation.

Trente jeunes filles s’échappaient de la maison principale, comme des oiseaux s’échapperaient d’une volière, et elles se répandaient dans la partie du jardin qui leur était réservée, avides de liberté, buvant l’air à pleins poumons, donnant la volée à tous les sentiments contenus dans leur cœur oppressé.

Alors, des groupes sympathiques se formaient. On se prenait par le bras, on allait, on venait à travers l’enclos, et l’on se chuchotait à l’oreille sous les charmilles des mots qu’on ne voulait pas laisser surprendre ou des noms qu’on osait à peine prononcer.

Timidités charmantes, expansions effarouchées de cœurs qui s’ignorent, exquises pudeurs derrière lesquelles hésitent encore et se voilent les premiers et les plus doux aveux.

On comprend, sans qu’il soit besoin d’y insister, que parmi cette réunion de jeunes filles appartenant à des familles riches ou titrées, et que le monde attendait au sortir du couvent, il devait régner une incessante fermentation d’impatience qui se traduisait, selon la nature de chacune d’elles, par des manifestations qui n’étaient pas toujours parfaitement correctes.

Quelques-unes restaient bien soumises et dociles, mais la plupart supportaient difficilement la règle de discipline à laquelle elles étaient astreintes, et cherchaient avidement des sujets de distraction jusque dans les faits les plus insignifiants.

Parmi celles-ci, il y en avait une surtout qui s’était toujours montrée réfractaire aux remontrances dont elle était souvent l’objet.

C’était Mariette Duparc, la petite cousine de Maxime : une enfant.

Elle avait dix-sept ans ; elle était jolie comme un ange, et la nature l’avait douée d’un cœur d’or.

Celle-là ne dissimulait rien, par exemple.

Elle était petite, blonde, avec deux yeux curieux qui regardaient à déconcerter les plus sceptiques.

D’ailleurs, admirablement faite.

Et puis, une pétulance, une vivacité, une avidité de mouvements qui eut, pour ainsi dire, mis le feu au couvent.

On la grondait bien quelquefois ; on lui pardonnait toujours.

Il suffisait de la voir rire.

Aucune sévérité ne tenait devant cette bouche rose entr’ouverte, laissant voir une double rangée de perles éclatantes.

C’était une séduction irrésistible, et elle le savait bien.

Il y avait trois années que Mariette Duparc était à Sainte-Marthe, et elle s’y ennuyait à mourir.

Elle y était venue toute enfant ; maintenant c’était une belle jeune fille.

Elle avait grandi, et les mystérieuses transformations par lesquelles elle passa, la rendirent plus curieuse, sans la faire plus savante.

Deux sentiments devaient la préserver de toute science précoce et funeste :

Le premier, c’était la reconnaissance profonde qu’elle ressentait pour son cousin, lequel s’était montré si affectueux et si tendre.

Elle l’aima longtemps, comme elle eût aimé un frère aîné, et lui voua un dévouement sans bornes.

Elle n’avait, d’ailleurs, aucune raison pour cacher ce qu’elle éprouvait, et elle le lui écrivit souvent dans de longues lettres attendries.

Mais, chose bien naturelle, à mesure qu’elle avançait en âge, ses lettres devinrent plus sérieuses ; l’affection qu’elle voulait exprimer emprunta un langage plus grave, et à plusieurs reprises, peut-être eût-il été facile d’y démêler la naissance d’un sentiment confus encore, où la reconnaissance ne tenait plus la première place.

Vers cette époque, un fait se produisit qui allait modifier très sensiblement l’état de son esprit et celui de son cœur.

Deux jeunes filles furent un après-midi amenées à Sainte-Marthe, et dès le premier jour, Mariette se sentit prise d’un penchant très vif pour l’une des deux pensionnaires.

Elle s’appelait mademoiselle Edmée de Beaufort-Wilson.

La loi des contrastes affirmait une fois de plus son autorité ! car si Mariette était pétulante et vive, Edmée de Beaufort était, au contraire, mélancolique et presque triste.

On se lie vite au couvent.

La vie commune rapproche les caractères les plus opposés ; une semaine s’était à peine écoulée, que Mariette et Edmée ne se quittaient plus.

Cela dura à peu près deux années, et Dieu sait les confidences, les aveux, les aspirations, auxquelles s’abandonna la jolie petite Duparc.

Elle n’avait guère qu’un sujet de conversation.

Maxime !

Elle en parlait à tout propos et à propos de tout, et Edmée l’écoutait avec bienveillance, sans jamais laisser voir que son bavardage pouvait l’ennuyer.

Ce fut donc un jour cruel dans la vie de Mariette que celui où Edmée quitta le couvent pour rentrer dans sa famille.

Il y eut des larmes, presque des sanglots.

Mariette surtout parut inconsolable, elle ne parlait de rien moins que d’en prendre un fond de chagrin.

Mais les sensations se succédaient heureusement dans son cœur sans y laisser des traces bien profondes. Quelques jours plus tard, elle recevait une lettre de Maxime qui lui annonçait son retour, et sous peu, il viendrait embrasser sa petite Mariette.

Celle-ci essuya ses larmes, et son visage resplendit de nouveau.

Un rayon de soleil après la pluie !

Et elle attendit.

Pour tout dire, il y eut alors en elle quelque chose qu’elle n’avait pas encore éprouvé.

À plusieurs reprises, elle relut la lettre de son cousin, et chaque fois qu’elle arrivait au passage où Maxime parlait du plaisir qu’il aurait à embrasser sa petite cousine, un sourire d’une maligne expression venait relever le coin de sa lèvre.

Elle se regardait alors dans sa glace de pensionnaire ; son regard s’éclairait d’une flamme inaccoutumée, et elle pensait que Maxime allait trouver bien du changement chez cette petite Mariette, qui, depuis son départ, était devenue bel et bien une jeune fille de dix-sept ans.

Au surplus, un bonheur n’arrive, dit-on, jamais seul, et après deux mois d’attente, comme on venait, pendant la récréation, de lui remettre une nouvelle lettre de Maxime, débarqué de la veille à Toulon, des cris s’élevèrent du fond de l’enclos, et Edmée de Beaufort accourut se jeter dans ses bras.

— Eh quoi ! tu rentres déjà ? fit Mariette stupéfaite.

— Oui, oui, je rentre, répondit Edmée.

— Qu’est-il arrivé ?

— Je t’expliquerai cela. J’ai bien des choses à te dire…

— Et moi donc ! Si tu savais, il revient.

— M. Maxime !

— Oui, M. Maxime, répondit la folle enfant sur un ton intraduisible ; comprends-tu ma joie. Je vais le revoir !

— Il est à Paris.

— Il y sera après-demain. Mais viens ! viens ! Nous avons à causer, et ici, on ne peut rien dire. La sœur surveillante nous observe et celle-là je ne l’aime pas !

— Sœur Rosalie !

— Je la déteste.

— C’est le meilleur cœur que je connaisse.

— Bon ! bon ! je connais cela. Tu as un faible pour elle ! Mais, moi, je suis payée pour la redouter.

— Que t’a-t elle fait ?

— Rien ! Seulement, je n’aime pas les gens qui ne rient jamais, et celle-là…

— Pauvre femme ! c’est qu’elle a souffert, qu’elle a dans le cœur quelque cruel regret du passé.

— Qui te l’a dit ?

— Personne ! Mais, bien souvent, quand vous passiez indifférente ou craintive à ses côtés, moi, je l’observais, et plus d’une fois…

— Achève !

— Plus d’une fois je l’ai surprise les yeux pleins de larmes.

— Est-ce possible !

— Aussi, je me suis bien promis de ne jamais lui donner le moindre sujet de chagrin.

Mariette sauta au cou d’Edmée.

— Tu es toujours la même, dit-elle avec effusion, et je veux que Maxime te connaisse.

— Es-tu folle !

— Pas si folle que cela ; car, en voyant comment je place mon amitié, il aura encore plus d’estime pour sa petite Mariette, comme il dit.

Pendant les deux jours qui suivirent, la jolie enfant se montra plus turbulente et plus agitée qu’elle ne l’avait jamais été.

Elle attendait Maxime ; elle savait maintenant quel jour et à quelle heure il devait venir, et elle ne tenait plus en place.

Plusieurs fois, sœur Rosalie eut occasion de la gronder à ce sujet, et malgré l’agitation nerveuse à laquelle elle était en proie, Mariette conserva assez d’empire sur elle-même pour lui répondre avec douceur et soumission.

Pendant toute la matinée, elle ne cessa, d’ailleurs, de causer à voix basse avec Edmée. On les rencontrait dans tous les coins, et Mariette semblait demander à son amie une chose que celle-ci s’obstinait à refuser.

— Si tu me refuses, dit enfin Mariette les yeux voilés de larmes, tu me feras un grand chagrin.

— Mais tu n’y songes pas, voulut dire Edmée.

— Sois bonne, comme toujours, et je t’aimerai tant !

Edmée n’eut pas le temps de répondre.

Midi venait de sonner, et sœur Rosalie s’avançait vers les deux amies.

— Mon cousin ? s’écria Mariette ! incapable de se contenir.

— Oui, mon enfant, répondit la sœur surveillante.

— Il est là ?

— Il vous attend.

L’enfant devint toute pâle, et porta les deux mains à son cœur.

— Mariette ! fit Edmée avec un commencement d’inquiétude.

— Ce n’est rien… le premier moment ! mais tu vois ! tu ne peux m’abandonner toute seule avec sœur Rosalie. Viens ! viens ! je t’en supplie.

Et la prenant par la main, d’un geste d’autorité câline, elle entraîna son amie sur les pas de la surveillante qui avait pris les devants.

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