VI

Maxime et Gaston avaient été reçus par la sœur tourière, et le jeune lieutenant de vaisseau n’eut pas plus tôt fait connaître le but de sa visite, qu’elle les pria de la suivre et gravit avec eux les degrés de l’escalier de pierre qui menait au large palier du premier étage.

Une porte ouvrait sur une sorte de vestibule où était établi le tour du couvent ; ils en franchirent le seuil et, toujours précédés par la sœur, ils traversèrent le vestibule et pénétrèrent dans le parloir.

C’était une grande pièce, nue et froide, dont les hautes fenêtres étaient voilées de rideaux de serge et dans laquelle régnait un jour douteux.

Un Christ d’ivoire se détachait sur une croix d’ébène, contre le mur qui faisait face à la porte, et l’on ne distinguait d’autres meubles que quelques chaises et un banc couvert de drap noir.

Après avoir introduit les deux jeunes gens, la sœur salua et se retira, en les invitant à s’asseoir et à attendre.

Ce ne fut pas long.

Peu après, ils entendirent un bruit de pas précipités qui montaient l’escalier, et presque aussitôt, deux jeunes filles parurent dans le vestibule, suivies à peu de distance par une nouvelle sœur qui avait dans ses attributions la surveillance du parloir.

Alors, une chose bizarre se produisit.

Et pendant que Maxime, étonné et ravi, hésitait à reconnaître dans la charmante Mariette qui venait naïvement se jeter dans ses bras, la petite fille qu’il avait laissée au départ, Gaston comprimait un cri de stupéfaction à la vue d’Edmée qui l’accompagnait.

— Eh bien ! eh bien ! fit Mariette avec un rire clair et vif, suis-je donc si changée que vous hésitez à me reconnaître ?

— Chère, chère enfant ! balbutia Maxime.

— J’avais tant de hâte de vous voir !

— Et moi aussi, n’en doutez pas.

— À la bonne heure ! voyons, j’ai bien grandi, n’est-ce pas ? On n’est plus une petite fille. Songez donc, j’ai dix-sept ans depuis deux mois.

— Si vieille que cela ?

— Bon, voilà que vous vous moquez.

— Non, non, chère Mariette ; mais si vous saviez ce qui se passe en moi ; j’étais si loin de m’attendre… On ne pense pas à ces choses-là, et un moment je me suis senti tout intimidé.

— Vous, un marin ?

— C’est qu’aussi, vous voilà une grande demoiselle, maintenant, et jolie !

— Vous trouvez ?

— Est-ce qu’on ne vous l’a pas dit déjà ?

— Ici !… Devenez-vous fou ?… Mais on ne voit pas un chat. Ah ! si jamais vous êtes las du monde, ce n’est pas au couvent que je vous conseille de vous retirer.

— On s’y ennuie donc bien ?

— À mourir.

Maxime se prit à sourire.

— Cependant, répliqua-t-il, vous me paraissez avoir vaillamment supporté le régime de Sainte-Marthe.

Mariette remua la tête avec une pointe de mélancolie.

— Si j’ai résisté, dit-elle, c’est que vos lettres me faisaient prendre patience, et que je n’aurais pas voulu vous donner le moindre sujet de mécontentement.

— Vous pensiez donc à moi ?

— Et à qui voulez-vous que je pense ?

— C’est vrai.

— Moi, je suis seule au monde ; je n’ai plus que vous désormais, et si vous veniez à me manquer…

— Pauvre enfant !

— Et puis, vous avez été si bon, si généreux, si attentif à tout ce qui pouvait m’être agréable. Vous vous informiez de moi avec tant de sollicitude auprès de notre supérieure : je le sais ; elle me l’a dit. Ah ! je serais bien ingrate si je pouvais oublier que je vous dois tout.

— Ne parlons pas de cela.

— Si, au contraire, laissez-moi en parler ! Tenez, savez-vous une chose ? je m’ennuie bien ici, n’est-ce pas. Vous ne pouvez même pas vous en faire une idée. Eh bien il y a des moments où je n’aurais pas changé mon sort contre celui de la plus privilégiée des mondaines.

— Et ces moments ?

— C’est quand je recevais une de vos lettres.

— Bon petit cœur !

— Je me disais : il est loin, bien loin !… et je ne le reverrai peut-être pas de longtemps. Mais il pense à moi ; sa tendresse ne m’oublie pas. L’absence ne l’a pas changé ! et alors, je me mettais à vous écrire. J’y passais des nuits entières, j’y employais toutes les heures de récréation, et je vous envoyais des lettres bien longues, bien bavardes, qui ont dû même vous agacer souvent.

— Y songez-vous ?

— Je n’y songeais pas ! et je mentirais si je disais que je n’espérais pas qu’elles vous feraient plaisir.

— Et vous aviez raison !

— Aussi, jugez de ma joie, quand j’ai reçu votre premier télégramme ! Toulon ! vous étiez en France… j’allais vous revoir !… Ah ! vous ne vous imaginez pas ce que c’est qu’une pareille nouvelle, pour une pauvre orpheline comme moi !… et j’ai compté les jours, les heures, les minutes…

Maxime serra tendrement les mains de l’enfant, et oublia un moment son regard dans le sien. Mariette baissa vivement les yeux.

— Et vous êtes pour quelque temps à Paris ? reprit-elle au, bout d’un instant.

— Pour une semaine, au plus ! répondit Maxime.

— Si peu… Où allez-vous donc ?

— À Brest.

— Mais vous reviendrez ?

— Bientôt.

— Et vous ne reprendrez pas la mer tout de suite ?

— Je l’ignore ! Un marin ne s’appartient pas. Il faut qu’il obéisse. Il y a la discipline !

— Comme au couvent ?

— À peu près.

Mariette ne répondit pas ; une ombre avait glissé sur son front.

Mais l’enfant était d’une nature essentiellement mobile, et tout à coup elle releva le front et regarda son cousin avec curiosité.

— C’est votre ami ? interrogea Mariette en baissant la voix et désignant Gaston du coin de l’œil.

— Mon meilleur ami, répondit Maxime.

— Et vous l’appelez ?

— Gaston de Pradelle.

— Il connaît donc Edmée ?

Maxime eut un geste vague.

— Probablement, dit-il. Il me semble, en effet, que Gaston m’a parlé d’une famille de Beaufort-Wilson, où il a été reçu récemment et où il a rencontré une jeune fille qui a fait sur lui une certaine impression. Il n’y a rien de là que de très simple.

— Peut-être.

— Quelle idée vous vient.

— Voyez vous-même. Ils se parlent à voix basse ; ils ont l’air ému l’un et l’autre, et ça ce n’est pas tout à fait aussi simple que vous le croyez.

— Au surplus, dit Maxime sur un ton insouciant, Gaston et Edmée sont sous l’œil de la sœur surveillante, et vous pouvez remarquer avec quelle attention particulière celle-ci les observe !…

— Vous avez raison, et ceci est peut-être encore plus singulier.

La remarque faite par Maxime était, en effet, bonne à retenir.

Nous avons dit qu’à la vue d’Edmée, qu’il ne s’attendait pas à trouver à Sainte-Marthe, Gaston n’avait pu retenir un cri de stupéfaction ; nous ajouterons que, poussé par un sentiment qu’il ne put contenir, il s’était approché de la jeune fille et lui avait pris la main, avant que celle-ci eût songé à la retirer.

— Vous ! vous ! Mademoiselle, s’écria-t-il hors de lui ; est-ce possible ?

Et comme Edmée se taisait, interdite et rougissante…

— Oh ! parlez, je vous en conjure, insista Gaston ; quand je vous ai vue l’autre soir, il n’était point question d’une pareille résolution, et en vous trouvant ici…

— Ne cherchez pas d’explication à une action qui s’explique d’elle-même, répondit Edmée en retirant doucement sa main ; il n’était pas question, en effet, que je dusse si tôt rentrer à Sainte-Marthe, mais mon père a paru le désirer, et il a suffi qu’il me le demandât pour que je ne fisse pas d’objection.

— Votre père !… fit Gaston ; quoi ! c’est lui !… Mais il vous aime, vous me l’avez dit, et il est impossible…

Edmée eut un triste sourire.

— Oui, mon père m’aime, répondit-elle… et je crois bien que je dois voir une nouvelle preuve de son amour dans la détermination qu’il vient de prendre.

— Cependant, ne trouvez-vous pas que cette détermination a été bien subite ?

— Peut-être.

— Et vous n’avez pas cherché à en pénétrer les causes ?

— J’ai toujours eu l’habitude d’obéir à mon père !…

— Soit ! vous avez eu raison, je le veux bien, mais dans la circonstance présente, quand, du jour au lendemain, brusquement…

— N’insistez pas, Monsieur, interrompit Edmée avec effort ; d’ailleurs, si je n’ai pas demandé à rentrer au couvent, on sait du moins que je m’y trouve heureuse, et vous reconnaîtrez sans peine qu’il y aurait quelque indiscrétion à me plaindre d’une situation que j’accepte sans murmurer.

Gaston se tut.

Le ton dont lui parlait Edmée était évidemment contraint : il y avait en elle un sentiment qu’elle ne voulait point avouer… il comprit qu’il devait respecter la réserve qu’elle s’imposait.

— Au moins, reprit-il peu après, vous ne resterez pas longtemps à Sainte-Marthe ?

— Je ne sais encore.

— Alors, je ne vous reverrai plus !…

— Monsieur…

— Pardonnez-moi !… il ne faut pas m’en vouloir… j’ai été surpris ! hier, je me suis rendu chez madame de Beaufort, j’avais encore le souvenir de l’heure charmante que j’avais passée, de la bienveillance avec laquelle vous m’aviez accueilli, et jamais je ne m’étais senti si joyeux…

— Ne me parlez pas ainsi.

— Et pourquoi !… je puis vous le dire maintenant… je ne pensais qu’à vous !… et si vous saviez toutes les pensées qui me sont venues !… il me semblait que vous n’étiez pas heureuse.

— Que dites-vous ?

— À votre âge, on n’est pas habile encore à dissimuler, et sur votre front si pur et en apparence si calme, j’ai cru voir passer à plusieurs reprises, comme une ombre de tristesse.

— Mais, je vous jure…

— Oh ! je ne vous demande rien ; car je n’ai le droit de rien savoir ; je ne suis qu’un étranger dans ce monde. Je vous ai rencontrée hier, par hasard, et demain, je partirai, peut-être pour ne plus revenir ; mais, croyez-moi, Mademoiselle, et ne vous offensez pas de mes paroles : quel que soit le sort que l’avenir me réserve, j’emporterai votre image que rien désormais ne pourra plus effacer de ma mémoire ni de mon cœur.

Edmée écoutait émue et tremblante, sans trouver la force d’interrompre.

C’était la première fois qu’on lui parlait de la sorte, et la voix qui prononçait ces paroles lui paraissait particulièrement douce et pénétrante.

Toutefois, elle eut peur, et se tourna, inquiète, vers la sœur surveillante, craignant qu’elle n’eût entendu.

Mais, à sa grande surprise, elle vit la sœur qui l’observait sans sévérité, et elle ne surprit, au contraire, dans son regard, qu’une expression d’ineffable tendresse.

Cette remarque acheva de la troubler, et prenant résolument son parti, elle allait rompre un entretien qui s’égarait en des aveux qu’elle n’entendait pas autoriser, quand un incident inattendu la rejeta tout à coup dans un ordre d’idées tout nouveau.

Pendant qu’elle se tournait vers la surveillante, Gaston avait fait le même mouvement, ému vraisemblablement lui-même, par la crainte qui agitait Edmée.

Mais il n’eut pas plus tôt aperçu la sœur, dont le voile couvrait imparfaitement les traits, qu’une pâleur subite envahit son visage et qu’il étouffa une exclamation près de lui échapper.

— Qu’avez-vous donc ? demanda Edmée surprise.

— Rien, ce n’est rien, balbutia Gaston en pressant son front de ses deux mains.

— Cependant…

— Je suis fou ! C’est impossible.

— Est-ce de notre chère sœur Rosalie que vous voulez parler ?

— C’est d’elle, en effet.

— Vous la connaissez ?

— Non : seulement, dites-moi, Mademoiselle, y a-t-il longtemps que sœur Rosalie est à Sainte-Marthe ?

— Six mois à peu près.

— Et elle ne vous a point dit qu’elle ait été dans une autre communauté ?

— Jamais.

— Enfin, vous ne savez rien d’elle… de son passé… de…

— Je ne sais qu’une chose, répondit Edmée, c’est que c’est la meilleure et la plus tendre des femmes… On ne l’aime pas beaucoup ici, parce qu’elle est peu communicative et que rarement son visage s’égaie d’un sourire ; mais moi, qui ai éprouvé son épuisable bonté, je lui garderai une éternelle reconnaissance pour l’affection et le dévouement qu’elle m’a témoignés.

Pendant qu’Edmée parlait ainsi, Gaston ne quittait pas des yeux sœur Rosalie, et il vit son regard s’éclairer d’une flamme étrange et ses deux mains, se croiser sur sa poitrine pour en comprimer les battements.

Il eut comme un éblouissement ; mais, à ce moment même, la cloche se fit entendre, annonçant la fin de la, récréation.

Mariette, qui était engagée dans une conversation des plus intéressantes avec Maxime, poussa une exclamation douloureuse.

— Ah ! vous reviendrez ! fit-elle en présentant son front au jeune lieutenant de vaisseau.

— N’en doutez pas, répondit ce dernier.

— Demain ?

— Oui, demain ! demain !

— Venez, Mademoiselle ! commanda sœur Rosalie du fond du parloir.

Il fallait obéir et se séparer.

Les deux jeunes filles s’éloignèrent, laissant Maxime et Gaston diversement impressionnés.

Maxime, lui, n’était guère occupé que de Mariette, qu’il suivit du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; mais Gaston, encore tout à la sensation qu’il venait d’éprouver, attendait sœur Rosalie, qui, pour quitter le parloir, devait passer près de lui.

Machinalement, sans pouvoir se défendre d’un entraînement irréfléchi, il se porta même à sa rencontre, comme s’il eût voulu l’arrêter au passage.

Mais la sœur fit un geste vif et prompt comme l’éclair, et posa un doigt impérieux sur ses lèvres ; puis, s’inclinant jusqu’à le toucher :

— Prenez garde ! dit-elle à voix rapide et basse ; ce soir, Palmer ira vous trouver : faites ce qu’il vous dira.

Et ramenant son voile sur les yeux, elle gagna l’escalier et ne tarda pas à disparaître.

Gaston resta frappé de stupeur.

Il ne s’était pas trompé !

Cette femme qui venait de lui parler, c’était miss Fanny Stevenson !

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