VII

Le soir, vers huit heures, Gaston était seul dans sa chambre.

Il venait de quitter Maxime à qui il avait promis de l’accompagner encore le lendemain, et il était rentré précipitamment.

Il attendait Palmer et ne voulait pas le manquer.

Les découvertes qu’il avait faites le matin, l’avaient effrayé.

Miss Stevenson ! C’était bien elle ! s’il avait pu conserver quelque doute jusqu’alors, maintenant il n’en avait plus aucun.

Que venait-elle faire à Paris ? Qui l’y retenait ?

Qu’avait-elle appris, et quel projet nourrissait-elle ?

Il avait hâte de l’interroger et de connaître le but mystérieux qu’elle poursuivait.

Quoiqu’il ne vît pas encore très bien ce qu’il y avait au fond de cette ténébreuse affaire, cependant, certains points obscurs commençaient à s’éclairer.

C’était le comte de Simier que miss Fanny recherchait ; c’était son enfant qu’elle voulait lui redemander, et tout l’autorisait à croire qu’elle était sur les traces du comte et de sa fille !

Comme huit heures sonnaient, le timbre de l’appartement retentit.

Bob alla ouvrir, et presque aussitôt il introduisit Georges Palmer.

Ce dernier entra l’air souriant et de bonne humeur.

— Ah ! ah ! vous m’attendiez, commandant, dit-il en remarquant que Gaston était debout et prêt à sortir.

— Vous le voyez, fit ce dernier.

— Vous avez vu miss Stevenson ?

— En effet !

— Et elle vous a donné rendez-vous pour ce soir ?

— Elle vous a prévenu vous-même, à ce qu’il paraît.

— Comme vous dites : il est convenu que la jeune lady vous attendra sur le coup de neuf heures.

— Où cela ?

— Au couvent, parbleu !

— Et vous êtes certain que l’on nous permettra d’y pénétrer ?

Palmer fit un haut le corps.

— Oh ! si nous avions eu l’idée d’en demander la permission, répliqua-t-il, je crois pouvoir assurer qu’elle nous aurait été refusée ; mais nous avons d’autres moyens à notre disposition.

— Lesquels ?

— Je me suis fait des amis dans la place, et depuis quelque mois, François, le jardinier, n’a rien à me refuser.

En parlant ainsi, Palmer se prit à rire.

— Voyez-vous, continua-t-il, François est un très honnête homme qui se ferait couper en quatre plutôt que de manquer à son devoir ; mais on n’est pas parfait, et notre jardinier a un défaut, tout comme votre serviteur. Moi, c’est le gin ; lui, c’est l’absinthe ! Et, dès le jour où le hasard nous a mis en présence, nous nous sommes entendus tout de suite. Ce jour-là était un dimanche ! Vous comprenez, je n’avais pas de scrupule, lui non plus. Et depuis, il m’accorde à peu près tout ce que je lui demande ; il faut dire, d’ailleurs, que miss Fanny Stevenson est très généreuse, et qu’il n’a qu’à se louer de sa libéralité.

— Alors, c’est lui qui, ce soir…

— C’est chez lui que miss Stevenson vous attendra, à neuf heures ; François habite, au fond de l’enclos, un petit pavillon où personne ne vient jamais le déranger. Il cédera sa chambre pour tout le temps que vous désirerez, et pendant que vous causerez avec sœur Rosalie, nous irons chercher quelque distraction dans un cabaret voisin.

— Eh bien, s’il en est ainsi, n’attendons pas plus longtemps et partons !

— Vous avez raison. J’ai une voiture à la porte, et le cocher pourrait s’impatienter.

Ils descendirent.

Quand ils eurent pris place dans la voiture, le cocher enleva ses chevaux d’un vigoureux coup de fouet, et ils partirent dans la direction de la Seine.

Le trajet fut vite franchi : une demi-heure après, ils s’arrêtaient contre le mur du couvent de Sainte-Marthe et sautaient à terre.

Puis ils marchèrent vers la porte, qu’ils trouvèrent entr’ouverte.

Palmer la poussa.

Le jardinier attendait à quelques pas ; il vint à leur rencontre.

— Est-ce vous, monsieur Palmer ? demanda-t-il.

La nuit était sombre ; on y voyait à peine.

— C’est moi, monsieur François, répondit Palmer.

— Ça suffit ; suivez-moi.

Au bout d’un instant, ils s’arrêtèrent de nouveau.

Ils avaient atteint le pavillon ; une lumière brûlait à l’intérieur.

— Vous pouvez entrer, commandant, dit alors Palmer ; miss Stevenson vous attend, et nous allons nous retirer, pour revenir dans une heure.

Gaston n’en attendit pas davantage et, franchissant le seuil du pavillon, il pénétra presque aussitôt dans la première pièce du rez-de-chaussée.

Une lampe brûlait sur la cheminée, jetant alentour une lumière douteuse, et pendant quelques secondes, Gaston distingua mal les objets qui s’y trouvaient ; mais peu après un bruit se fit entendre dans l’un des angles de la chambre, et une femme vînt à lui.

C’était miss Fanny Stevenson.

Elle ne prononça pas une parole, mais elle l’enveloppa d’un regard plein d’effluves et lui tendit la main.

Gaston s’en empara vivement.

— Vous ! c’est vous, dit-il profondément ému, ah ! je savais bien que je ne m’étais pas trompé.

— Vous m’avez donc reconnue ? fit la jeune femme.

— Pouvait-il en être autrement ?

— Je suis bien changée cependant.

— J’ai si souvent pensé à vous.

— Vraiment.

— Je n’espérais plus vous revoir…

Un amer sourire crispa la lèvre de miss Stevenson.

— C’est Dieu qui m’a donné la force de vivre, répondit-elle ; deux sentiments puissants m’ont soutenu… l’amour que je portais à mon enfant, la haine que j’avais vouée au comte de Simier !

— Que dites-vous ?

— Cela vous étonne ! Et pourtant, quel but aurais-je pu donner à ma vie ! Du jour où j’eus reconquis ma liberté, je n’eus plus d’autre pensée. Palmer vous a dit ce que j’ai fait, n’est-ce pas ? et comment ma vie s’est dépensée en recherches que rien ne pouvait décourager. Quand, par hasard, la lassitude ou le désespoir s’emparait de moi devant l’insuccès obstiné, je pensais à elle, à la pauvre créature que l’on m’avait enlevée, ou bien encore au misérable qui m’avait si indignement trompé, et alors j’oubliais tout !… mes souffrances et mes larmes, mes colères et mes révoltes, je ne pouvais croire que Dieu m’abandonnerait dans cette mission sacrée que je m’étais imposée, et je me remettais à l’œuvre !… C’est ainsi que huit années se sont écoulées. Huit années ? pendant lesquelles mes cheveux ont blanchi, mes yeux se sont brûlés par les larmes, mes joues sont devenues hâves et creuses !…

Mais qu’importe cela. Je n’ai pas à regretter la beauté que j’ai perdue, et si Dieu me fait jamais la grâce de retrouver ma fille, je lui dirai ce que j’ai souffert, combien j’ai pleuré, et elle m’aimera, j’en suis sûre. Une mère est toujours belle pour son enfant !

— Comme je vous plains !

— Ah ! vous avez raison !

— La vie a été bien cruelle pour vous.

— Sans doute, et nul ne saura jamais quelles épreuves ont torturé mon cœur. Mais cela ne pouvait durer toujours, et j’arrive au bout.

— Vous avez donc quelque espoir ?

— Peut-être.

— Vous êtes sur la trace du comte ?

— Je le crois.

— Vous l’avez vu ?

— Non ; mais je le verrai.

— Bientôt ?

— Au premier jour. D’ailleurs, Palmer a dû vous dire que je comptais sur vous.

— En effet ; mais que puis-je, moi ?

— Il vous a vu entrer dans une maison d’où sortait Gobson, l’âme damnée du comte.

— Cette maison appartient à M. de Beaufort-Wilson.

— C’est cela.

— Je connais à peine M. de Beaufort. J’y ai passé une heure récemment ; il m’a accueilli avec bienveillance, et…

— Et vous avez dansé avec mademoiselle Edmée ?

— Qui vous l’a dit ?

— La jolie enfant avec laquelle vous causiez ce matin.

— Elle vous aime beaucoup.

— C’est bien naturel. Elle m’a plu dès la première heure ; elle est d’une nature confiante et soumise. Je crois qu’elle a été attirée vers moi, comme j’étais moi-même attirée vers elle, et je serais son confesseur, qu’elle ne s’ouvrirait pas à moi avec plus d’abandon. Mais, hélas ! je crains bien que, elle aussi, ne soit destinée à être malheureuse !

— Quelle idée ! Qui vous fait supposer…

— Mille choses. Certaines confidences spontanées, non sollicitées, qui m’ont éclairée sur ce qui se passe autour de la pauvre enfant.

— Vous m’effrayez !

— Je me trompe peut-être, pourtant je ne le crois pas. Je vous ai dit que dès le premier jour cette enfant m’avait inspiré un intérêt très vif ; pourquoi, je n’en sais rien ; c’était instinctif : ma volonté n’y était pour rien, mais cela m’étonna ; un moment même ce sentiment fut assez puissant pour me faire oublier le but sacré de ma vie ; elle m’avait prise tout entière ; je la voyais partout ; j’y pensais le jour, j’en rêvais la nuit. Je vous raconte cela, pour vous bien expliquer la sollicitude dont je l’entourai, et pourquoi à cette heure je vous parle d’elle comme je le fais.

— Mais qui peut la menacer ? insista Gaston ? Ah ! ne me cachez rien, de grâce ; car si elle courait quelque danger…

— Que feriez-vous ?

Gaston ne répondit pas : ses sourcils se contractèrent, une flamme rapide traversa son regard. Fanny Stevenson remua lentement la tête.

— J’avais bien vu ce matin, dit-elle, comme se parlant à elle-même ; pendant le peu de temps que vous avez passé au parloir, il ne m’a pas fallu une grande perspicacité pour deviner…

— Quoi ? dites, achevez ?

— Vous aimez mademoiselle Edmée de Beaufort ?

— Moi !

— Vous l’aimez, vous dis-je.

— Et quand cela serait.

— Si cela était, monsieur Gaston, vous n’auriez qu’un parti à prendre, et ce serait de reprendre la mer au plus tôt pour aller chercher au loin l’oubli d’un pareil amour.

Le jeune commandant se rejeta brusquement en arrière, se demandant si Fanny Stevenson avait bien réellement prononcé les paroles qu’il venait d’entendre.

Fanny Stevenson s’était levée ; elle fit quelques pas à, travers la chambre !

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