XI

Cependant, M. de Beaufort était resté anéanti à la vue de sa femme, et un moment il s’était comme accroché au chambranle de la cheminée pour ne pas tomber.

Madame de Beaufort ! sa femme ! elle était là, devant lui, le regard sévère, l’attitude résolue et sombre.

Qu’allait-elle dire ?

Il n’attendit pas longtemps.

Dès que Gobson eut disparu, elle avança de quelques pas et s’approcha de lui.

— Ainsi, dit-elle d’un ton acéré, vous m’aviez trompée !

— Juliette ! balbutia le malheureux époux.

— Depuis dix-sept ans, j’ai vécu dans une sécurité mensongère, portant avec orgueil le nom que vous m’aviez donné, sans soupçonner ce qu’il cachait de honte et d’infamie.

— Par grâce ! ne m’accablez pas !

— Ah ! j’aurais dû m’en douter, cependant ; bien des fois, j’avais surpris sur votre front une pâleur de remords qui aurait dû m’éclairer. Mais l’amour m’aveuglait, je ne voyais rien, je ne voulais rien voir ! Quelle menace eût pu m’atteindre entre ma fille et mon époux ! Je me reposais confiante en votre honneur et votre loyauté ; vous m’aviez parlé d’Edmée, votre enfant à vous, et je l’avais accueillie alors comme si elle eût été la mienne. C’était une première faute, comme il y en a parfois dans le passé d’un homme, et l’amour que j’éprouvais pour vous me rendait indulgente. Vous m’aviez juré d’ailleurs que la mère était morte !

— Je l’avais cru ; on le disait.

— C’était faux !

— Je la verrai, je lui parlerai, j’obtiendrai d’elle…

— C’est insensé !

— Cependant…

— Ah ! tenez, vous êtes tous les mêmes, et vous ne comprenez pas quel amour puissant, exclusif, implacable, Dieu a mis au cœur de toutes les mères ! Cette Fanny Stevenson, je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue, et pourtant je vous dirais avec quelle ardeur son sang brûle ses veines, comme elle compte les heures, les minutes, les secondes, attendant qu’on lui rende son enfant… et les rêves qu’elle forme et la vengeance qu’elle prépare.

— Mais elle ne peut rien ?

— Qu’en savez-vous ?

— Elle n’a aucun acte qu’elle puisse produire et dont nous ayons à nous épouvanter.

Madame de Beaufort eut un rire nerveux.

— Qui vous l’assure ? répliqua-t-elle vivement ; et si, contre votre attente, elle a entre les mains des documents redoutables, croyez-vous qu’elle hésite à s’en servir ? Que cette femme parle, et tout s’effondre autour de nous ; c’est le bagne pour vous, et la honte pour Nancy et pour moi.

— Ah ! taisez-vous.

— C’est elle qui devient comtesse de Simier, qui reprend ses droits légitimes, dont on l’a indignement dépouillée ; et moi, je ne suis plus qu’une maîtresse, que l’on chasse au gré de sa fantaisie, et ma fille, ma Nancy… une bâtarde, vouée à tous les abandons et à tous les dédains.

En parlant ainsi, la malheureuse femme fondit en larmes et en sanglots.

Mais cette défaillance fut de courte durée ; presque aussitôt, elle releva la tête par un geste de révolte et de colère, et son regard s’appuya froid et dur sur le comte.

— Eh bien, non ! reprit-elle d’un accent farouche, cela ne peut pas être et ne sera pas ! Je ne veux pas accepter sans lutte une pareille humiliation : l’honneur des Wilson restera intact, je saurai défendre ma fille, et j’espère que vous ne l’abandonnerez pas vous-même dans un semblable malheur.

— Quel est votre dessein ? interrogea le comte.

— Je n’en ai qu’un.

— Parlez, et si je puis…

— Cet homme, interrompit madame de Beaufort, ce Gobson qui était là tout à l’heure et qui a été votre confident des mauvais jours, il est adroit, intelligent, audacieux.

— Il l’a prouvé.

— On peut compter sur lui ?

— Il fera tout ce que vous voudrez, pourvu qu’il soit bien payé.

— Il n’aura pas à se plaindre, s’il réussit.

— Que voulez-vous faire ?

— Il faut qu’il s’assure dès demain que les actes dont nous menace cette femme sont bien en sa possession.

— Et dans le cas où votre certitude serait faite sur ce point ?

— Je lui dirai ce qu’il aura à faire.

— Prétendez-vous le pousser à les dérober.

— Cela vaudrait mieux, avouez-le, que de mettre le feu à un presbytère !

Le comte se cacha le front dans les mains.

— Ah ! quel châtiment ! balbutia-t-il éperdu ; c’est horrible ! songez donc ; la moindre imprudence… une indiscrétion… et puis, vous n’y avez pas pensé ; vous oubliez…

— Quoi ?

— Edmée !

— Votre fille ?

— Que deviendrait-elle, la pauvre enfant ?

— Voulez-vous, par hasard, que je m’apitoie sur son sort, quand celui de ma propre fille est en jeu.

— Maïs elle est innocente !

— Et Nancy, l’est-elle moins ? Vous choisirez ! Pourquoi n’y avez-vous pas songé plus tôt ? Est-ce notre faute à nous ? D’ailleurs, à quoi bon perdre un temps précieux en paroles inutiles ! Il faut aviser et agir, et rien ne m’arrêtera. Écoutez : demain, vous quitterez Paris.

— Moi ?

— Il le faut !

— Et où voulez-vous que j’aille, en un pareil moment ?

— Vous irez à Londres, et me laisserez seule et libre. C’est bien le moins que vous puissiez accorder à la femme que demain vous chasserez de cette demeure.

— Ne parlez pas ainsi.

— Ne cherchons pas à nous faire illusion ; ayons le courage de regarder les choses en face et sans trouble.

— Ah ! vous m’épouvantez !

— Laissez-moi faire ; fiez-vous à moi, et qui sait ? peut-être, à votre retour, vous féliciterez-vous des résolutions que j’aurais prises.

— Mais Edmée ? objecta timidement le malheureux père.

— Edmée quittera pour quelque temps le couvent de Sainte-Marthe, où elle est mal entourée ; depuis que Nancy en est sortie, je l’ai interrogée ; la chère enfant ne sait rien dissimuler, et elle m’a dit des choses qui m’ont déjà donné à réfléchir.

— Est-ce possible ?

— Il y a là une petite Mariette Duparc qui me paraît délurée et curieuse, et dont les indiscrétions pourraient être dangereuses, dans l’hypothèse de complications que l’on peut prévoir. De plus, Nancy m’a parlé d’une certaine sœur Rosalie qui s’est emparée de l’esprit d’Edmée, et qui a plus d’une fois dépassé les limites de la réserve qu’elle eût dû s’imposer.

— Enfin, qu’avez-vous résolu ? demanda le comte.

— Vous le saurez. Je prendrai conseil de la supérieure de Sainte-Marthe, à laquelle je me confierai avec prudence, et croyez que j’aurai pour votre fille tous les ménagements, toutes les attentions que j’aurais pour Nancy elle-même. Est-ce convenu ?

— Il le faut bien.

— En ce cas, je me retire. Demain, avant de quitter Paris, vous vous rendrez à Sainte-Marthe, et vous engagerez Edmée à continuer de se montrer soumise et résignée ; elle a une confiance absolue en vous ; elle fera sans hésitation, ce que vous lui direz de faire, et quand j’irai la chercher, je veux la trouver préparée à me suivre.

Madame de Beaufort s’éloigna sur ces mots, et le comte, resté seul s’affaissa sur son fauteuil, accablé par les terreurs qui venaient l’assaillir.

Le lendemain, dès la première heure, il quitta l’hôtel de la Chaussée-d’Antin et se fit conduire au couvent.

Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit ; son visage était défait ; il avait le regard atone, un air de profond découragement se dégageait de toute sa personne.

Il pensait à ce que lui avait dit Gobson, à la conversation qu’il avait eue avec madame de Beaufort, et mille sentiments effarés troublaient sa raison et lui communiquaient une épouvante sans nom.

Il se sentait rouler au fond d’un abîme, et ne savait à quelle résolution s’arrêter.

Quand il arriva à Sainte-Marthe, il était huit heures.

L’heure de la prière.

Il fit prévenir la supérieure du but de sa visite, et on le fit monter à la cellule d’Edmée, où il attendit l’arrivée de sa fille.

Son cœur battait à se rompre.

Mais l’attente fut courte : quelques minutes s’étaient à peine écoulées que la jeune fille accourait se jeter dans les bras de son père.

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