XII

Edmée lui sembla plus belle qu’il ne l’avait jamais vue.

Sous le costume qu’elle portait, sa taille s’élançait élégante et souple, ses épaules s’arrondissaient en contours harmonieux, et rien ne saurait rendre la grâce touchante de son pur visage que couronnait son opulente chevelure aux reflets noirs et mats.

— Ah ! que vous êtes bon d’être venu, dit-elle avec abandon, les yeux voilés de douces larmes. J’étais à la chapelle, je pensais à vous, et quand on m’a annoncé que vous m’attendiez, je me suis enfuie tout de suite.

— Chère enfant ! murmura M. de Beaufort ; cela me fait du bien de te voir, car ton amour me console de tous mes ennuis.

Edmée regarda son père d’un air inquiet.

— Est-ce que vous auriez quelque chagrin ? dit-elle sur un ton presque douloureux.

— Moi ! quelle idée ! mais pas du tout, répartit le comte.

— C’est que je vous trouve bien pâle, ce matin ; et je me rappelle que, l’autre jour, vous aviez déjà l’air soucieux en me quittant.

— Cela me faisait de la peine de te quitter.

— Pauvre père !

— Mais je savais que tu ne serais pas malheureuse ici. Tu n’aimes pas le monde, toi, tu n’es pas comme Nancy. Au moins, tu es contente, n’est-ce pas ? Tu ne regrettes pas la détermination que j’ai prise ?

— Non ! non ! répondit vivement Edmée. D’ailleurs, nous ne sommes pas cloîtrées. J’ai quelques bonnes amies auxquelles je suis attachée : Mariette Duparc, d’abord, qui est bien le meilleur cœur que je connaisse, et sœur Rosalie, qui m’entoure de soins et d’affection.

Une ombre passa sur le front de M. de Beaufort, et il se rappela ce que, la veille, sa femme lui avait dit des deux personnes dont Edmée venait de prononcer le nom.

— Cependant, poursuivit celle-ci, quoique j’aie été bien contente de retrouver Mariette et sœur Rosalie, le jour où vous viendrez me chercher pour me reprendre auprès de vous, croyez que je n’aurai pas une seconde d’hésitation, et que je vous obéirai comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent.

Le comte serra tendrement son enfant dans ses bras.

— Tu es bonne et soumise, dit-il, d’un ton ému, et si jamais ton bonheur pouvait être menacé, ah ! crois-le bien, entends-tu, aucune considération ne m’arrêterait, dussé-je y perdre moi-même mon repos et…

— Que dites-vous là ! interrompit Edmée, frappée du ton dont son père lui parlait ; pourquoi prévoir de pareils malheurs ?

— Tu as raison.

— Il ne se passe rien, au moins, qui vous inspire quelque crainte ?

— Non, mon enfant, rassure-toi ; seulement, il peut se présenter certains incidents qui m’obligeraient à m’éloigner de Paris.

— Partir… vous songez à me quitter ?

— Pour quelque temps.

— Vous ne m’aviez rien dit de cela. Qu’est-il donc arrivé ?

— Voyons ! ne t’effraye pas, écoute-moi. Ce n’est pas la première fois que le soin de mes affaires réclame ma présence à Londres, et c’est là que je vais me rendre.

— Bientôt ?

— Ce soir.

— Et quand reviendrez-vous ?

— Je ne sais encore ; mais compte sur moi pour abréger, autant qu’il sera possible, le temps de cette absence.

— Oh ! comme je vais être triste jusqu’au moment de votre retour.

— Tu ne seras pas seule ; Nancy et ta mère viendront te voir.

— Nancy est une sœur affectueuse et tendre ; ma mère, quoique sévère, a toujours été bonne pour moi ; mais elles n’ont pas votre tendresse, et il me semble que si j’avais un secret à confier, c’est à vous, à vous seul, que je voudrais le dire.

— Un secret ? fit M. de Beaufort en regardant sa fille, que dis-tu là ?

— Ce que je ne vous aurais pas dit si vous ne m’aviez appris que vous alliez partir.

M. de Beaufort eut un frisson : un moment, il eut peur qu’Edmée n’eût découvert le terrible mystère de sa naissance : il faillit se trahir.

Mais il eut la force de se contenir.

Il s’assit et attira Edmée près de lui.

— Allons, ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas ? interrogea-t-il d’un ton hésitant et sans quitter l’enfant des yeux ; tu as un secret, dis-tu, toi ? et depuis quand ?

— Depuis plus de huit jours, répondit Edmée en baissant les yeux.

— Mais il ne s’est rien passé, cependant, que nous ayons remarqué, ta mère et moi.

— Cela m’a pourtant bien troublée.

— De quoi s’agit-il donc ?

— Vous voulez le savoir ?

— Eh ! sans doute.

— Vous ne me gronderez pas ?

— Non, non, te gronder ! et pourquoi, mon Dieu ?

Edmée leva sur son père ses deux grands yeux candides et purs.

— Eh bien, vous vous rappelez peut-être, dit-elle, la dernière soirée qui avait amené tant de monde rue de la Chaussée-d’Antin.

— Oui, je me le rappelle : après ?

— Ce soir-là, je n’ai dansé qu’une contredanse.

— Avec M. de Pradelle ?

— C’est cela.

— Eh bien ?

— Eh bien, c’était la première fois que j’assistais à une fête pareille ; que je me trouvais toute seule, loin de vous, et je ne sais ce qui s’est passé en moi. Depuis, j’y pense toujours.

— Pauvre enfant !… Mais tu n’as pas revu M. de Pradelle ?

— Une fois seulement.

— Où cela ?

— Ici.

— Il est venu à Sainte-Marthe ? Dans quel but ? sous quel prétexte ?

— Il accompagnait M. Maxime de Palonier qui est le cousin de Mariette, et comme il m’a reconnue…

— Il t’a parlé ?

— La sœur surveillante était présente.

— Enfin, que t’a-t-il dit ?

— Je ne sais plus bien au juste, et je ne pourrais le répéter ; mais il semblait si bon, si affectueux, que cela m’a profondément touchée.

— Oui, oui, je comprends… et c’est tout ?

— À peu près.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Je n’ose continuer.

— Pourquoi donc ?

— C’est que lorsque l’on m’a dit que vous me demandiez ce matin de bonne heure, j’ai cru… on m’avait donné à entendre…

— Quoi ? quoi ? Tu me fais mourir.

— On m’avait dit que M. de Pradelle m’aimait et qu’il devait vous demander ma main…

Edmée n’acheva pas et alla cacher sa tête rougissante sur la poitrine de son père.

Celui-ci respira : l’enfant ne savait rien ! Toutes ses terreurs s’apaisèrent.

— Ne rougis pas, dit-il en l’embrassant avec effusion ; il n’y a rien là qui puisse t’émouvoir à ce point. La recherche d’un homme comme M. de Pradelle ne pourrait être que bien accueillie ; mais je ne l’ai pas vu encore, et tu as peut-être eu tort de te laisser ainsi surprendre. Il faut être prudente, bien réfléchir avant de donner le pur trésor de ton cœur, et prendre garde surtout à bien placer ton affection. À ton âge, on obéit facilement à ses impressions, on s’abandonne volontiers parce qu’on ne soupçonne pas le mal, et plus tard on regrette amèrement quelquefois…

— Ce n’est pas pour M. de Pradelle que vous dites cela ! répliqua Edmée avec une vivacité où il y avait presque un reproche.

— Non, ce n’est pas de lui qu’il s’agit.

— Et de qui donc ?

— On m’a parlé de cette jeune fille dont tu viens toi-même de prononcer le nom.

— Mariette !…

— Mariette, oui ; et puis encore…

— Achevez !…

— Cette sœur Rosalie, qui s’est emparée de ton esprit et qui me semble avoir une grande part dans ton amitié ?…

— Ce sont les deux seules personnes dont la compagnie m’aide à supporter l’ennui qui me prend bien souvent ici.

M. de Beaufort ferma les yeux, pour ne pas voir la douloureuse expression qui vint troubler le regard d’Edmée.

— Ne me parle pas ainsi, dit-il aussitôt ; au moment où je vais te quitter, ne m’enlève pas le peu de courage qui me reste ; je serai quelque temps sans te revoir, et en m’éloignant, je veux emporter la certitude que tu ne seras pas malheureuse.

— Me suis-je jamais plainte ?

— Non, non, chère âme, tu es ma joie et ma consolation, mais il faut que tu me promettes que pendant mon absence, tu seras obéissante et soumise aux volontés de ta mère.

— Ne l’ai-je pas toujours été ?

— Tu es la meilleure des filles, mais j’ai besoin d’être tout à fait rassuré.

— Que dois-je faire pour cela ?

— T’engager à te montrer réservée avec mademoiselle Duparc, ainsi qu’avec sœur Rosalie, et surtout…

— Surtout ?

— Jusqu’à mon retour, ne plus revoir M. de Pradelle.

Edmée étouffa un soupir qui ressemblait à un sanglot et mordit ses lèvres jusqu’au sang.

Puis, comprimant fortement son cœur, qui battait à faire éclater sa poitrine, elle leva sur son père ses yeux où il n’y avait plus trace de larmes.

— Cher père, dit-elle, d’une voix dont la fermeté inattendue surprit M. de Beaufort, quoique je sois bien jeune encore et que j’ignore les premiers mots de la vie, cependant je lis dans votre cœur comme dans le mien même, et il y a des choses que vous cherchez en vain à me cacher, et que je devine.

— Que veux-tu dire ?

— Répondez-moi donc sans détourner les regards ! Si je fais ce que vous me demandez, puis-je être certaine que vous, du moins, vous serez heureux ?

M. de Beaufort ne s’attendait pas à cette question qui trahissait, sous la soumission d’Edmée, le douloureux sacrifice qu’elle s’imposait, et il se rejeta effrayé, les mains attachées à son front.

— Heureux ! Pauvre enfant ! balbutia-t-il. Si je suis heureux ! Mais ! toi ! toi !

Edmée remua lentement la tête.

— Moi !… répliqua-t-elle. Qu’importe ! est-ce que j’y songe ! et, pourvu qu’à votre retour, je vous voie le front souriant et le regard affectueux, j’oublierai bien vite que j’ai souffert et pleuré !

M. de Beaufort allait répondre, mais la parole s’arrêta brusquement sur ses lèvres.

Un bruit venait de se faire entendre dans la cellule voisine, et il interrogea vivement Edmée.

Celle-ci mit un doigt sur sa bouche.

— Sœur Rosalie ! fit-elle en baissant la voix. La cellule qu’elle occupe est voisine de la mienne ; elle vient chercher sans doute quelque objet oublié.

Machinalement, M. de Beaufort se dirigea vers la porte.

— Vous partez ? dit Edmée.

— Il faut nous séparer. Sois résignée, soumise, et à mon retour…

Il se pencha à l’oreille de l’enfant.

— À mon retour, ajouta-t-il sur un ton de tendresse câline, nous parlerons de M. Gaston de Pradelle.

Edmée porta la main à son cœur.

M. de Beaufort avait gagné la porte ; au même instant, celle de la cellule voisine s’ouvrit.

Sœur Rosalie sortait.

Elle s’avança le front baissé, les yeux fixés aux dalles du couloir ; mais dans l’ombre rayée d’un jet de soleil, son visage apparaissait calme et mat sous son voile entr’ouvert.

Elle ne regarda ni Edmée ni M. de Beaufort. Seulement, quand elle eut passé, ce dernier demeura un moment comme foudroyé de surprise.

Il avait reconnu Fanny Stevenson.

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