XIII

Quand M. de Beaufort se fut retiré, Edmée quitta sa cellule et descendit au jardin, où l’attendaient Mariette et sœur Rosalie.

Mariette, qui brûlait d’impatience, la prit aussitôt par le bras, l’entraîna dans un coin de l’enclos et l’accabla de questions.

Edmée, encore toute préoccupée, ne fit que des réponses évasives. Plusieurs choses l’avaient frappée pendant l’entretien qu’elle avait eu avec son père ; mais un fait surtout dominait ses impressions : c’était l’espèce de terreur qu’elle avait surprise sur son front quand sœur Rosalie avait passé.

Son père ne s’était pas expliqué à ce sujet, mais sa curiosité était violemment éveillée, et elle avait hâte de savoir.

Aussi elle s’échappa, dès qu’elle le put, des mains de Mariette, et revint vers sœur Rosalie, qui se promenait dans une allée solitaire.

Celle-ci l’accueillit de son plus invitant sourire.

— Vous avez vu M. de Beaufort, dit-elle d’un ton onctueux et doux, et vous voilà bien heureuse.

— C’est toujours une grande joie pour moi quand je vois mon père, répondit Edmée ; il est si bon et il m’aime tant !

— Qui ne vous aimerait ? interrompit sœur Rosalie, presque malgré elle.

— Mon père, je vous l’ai dit quelquefois, a une véritable adoration pour son Edmée, et je ne sais, de mon côté, ce que je ne ferais pas pour lui épargner un chagrin.

— Vous avez raison, mon enfant ; mais M. de Beaufort est riche, honoré. Il a une femme charmante, deux enfants adorables. Quel chagrin pourrait l’atteindre ?

— C’est vrai ! et c’est ce que je me disais encore tout à l’heure pour me rassurer.

— Vous rassurer, à quel propos ?

— Je ne sais pas ; mais ce matin, j’en suis certaine, mon père avait quelque chose ; je ne l’ai jamais vu si triste. Peut-être après tout, ai-je tort de m’alarmer ainsi, et cela vient sans doute de ce qu’il m’a annoncé qu’il allait partir.

— Ah ! M. de Beaufort quitte Paris ?

— Ce soir.

— Et où va-t-il ?

— À Londres.

Sœur Rosalie eut un geste de douce compassion.

— Et c’est là ce qui vous inquiète ! Vous êtes trop impressionnable aussi, et il faut vous raisonner. D’ailleurs, ne vous reste-t-il pas votre mère ?

— Oui, oui, ma mère… répéta Edmée, d’un ton de rêverie vague.

Et sans avoir conscience de ce qu’elle disait, sans se douter qu’elle pensait tout haut, elle ajouta, comme dans une explosion de tendresse :

— Oh ! comme je l’aurais aimée, si elle m’avait elle-même aimée comme mon père !

Sœur Rosalie ne releva pas le propos.

Elle était plus émue qu’elle n’eût voulu le paraître ; une pensée obstinée pesait sur son esprit ; elle avait sur les lèvres mille questions qu’elle retenait avec peine.

— Chère enfant, dit-elle enfin, vous avez tort de vous abandonner ainsi ; je veux vous voir plus forte : d’ailleurs, votre père ne s’absente pas souvent, il reviendra bientôt, et vous oublierez ces petits chagrins auxquels vous vous étonnerez vous-même d’avoir donné tant d’importance.

— Vous croyez ? fit Edmée en essayant de sourire.

— Vous aurez d’autres amitiés, d’autres attachements, qui vous seront une compensation plus douce que vous ne pouvez le supposer.

— Si c’était vrai !

— Je vous en réponds. Voyons, vous n’avez pas toujours été aussi malheureuse que vous croyez l’être en ce moment. Rappelez-vous votre enfance, reculez le plus que vous pourrez dans vos souvenirs, à cette époque éloignée, quand vous étiez toute petite. Votre mère vous aimait d’un égal amour, votre sœur et vous ; elle ne vous distinguait pas dans sa tendresse. Vous aviez une même part toutes deux dans ses caresses. Moi, je connais aussi le cœur des mères ; il peut s’égarer peut-être quelquefois et être incité à faire un choix entre deux belles jeunes filles, devenues, en grandissant, de caractère différent. Mais devant deux enfants charmants et doux, qui sourient et bégaient, appelant les baisers de leurs jolies lèvres roses, est-ce qu’il y a à choisir ? Il n’y a qu’à aimer de toutes les expansions divines de son âme maternelle ! Souvenez-vous ! Et je suis bien certaine que vous me direz que c’est ainsi que vous a aimée madame de Beaufort !

Pendant que sœur Rosalie parlait, Edmée écoutait d’une oreille avide, et comme suspendue à ses lèvres.

Quelque chose d’anormal se passait en elle.

On eût dit qu’elle avait naguère un voile sur les yeux, et que ce voile venait de se déchirer. Sa poitrine se soulevait avec force ; ses mains pressaient son front moite ; elle regardait sœur Rosalie avec une sorte d’effarement.

— Qu’avez-vous ? fit celle-ci, en l’observant avec une poignante attention.

— C’est étrange… balbutia Edmée.

— Quoi donc ?

— Ce que vous me dites là, ce souvenir que vous venez d’évoquer.

— Eh bien ?

— C’est la première fois que j’y pense. J’avais oublié, et jamais je n’avais cherché à me rappeler…

— Et maintenant ?

— Je me souviens.

— Vous voyez !…

— Oui ! C’est bien cela ! J’étais toute petite. Avais-je deux ans ? Je ne sais plus ! Mais mon père était là, et déjà il m’aimait, comme toujours, depuis…

— Vous étiez en France…

— Attendez ! Mon Dieu !… c’est donc un rêve que j’ai fait.

— Non, non ! ne vous arrêtez pas ! insista Fanny Stevenson, la gorge serrée, les doigts crispés sur son rosaire. Ce n’est pas un rêve. Rappelez-vous encore… mais plus loin, avant votre père ! Ne voyez-vous pas, là-bas, dans la brume de vos souvenirs d’enfant… un pays à la végétation luxuriante ; avec la mer infinie pour horizon, et plus près… tout près, un grand fleuve large et profond, sur la berge duquel vous alliez tremper vos petits pieds blancs ?

Edmée se rejeta brusquement en arrière, et regarda sœur Rosalie avec une véritable épouvante.

— D’où savez-vous cela ? interrogea-t-elle en frissonnant.

— C’est vrai, n’est-ce pas ?

— Qui vous l’a dit ?

— Et sur cette berge où vous couriez déjà, vous n’étiez pas seule ?

— En effet.

— Il y avait là une femme, jeune, qui suivait vos pas, attentive, caressante, vous parlant avec tout son cœur, vous dévorant de caresses ; vous apprenant à prononcer les premiers mots que vous ne faisiez que bégayer.

— C’est cela ! C’est cela !

Fanny Stevenson ne pouvait plus se contenir à son tour ; vaincue par l’émotion, elle se voila le visage, et fondit en sanglots !

— Elle ! je savais bien que c’était elle ! murmura-t-elle le cœur débordant de tendresse ; ah ! soyez béni, Dieu juste et bon, qui me l’avez rendue !

Cependant Edmée continuait de regarder sœur Rosalie, sans comprendre ce qui se passait en elle, émue, frissonnante, n’osant l’interroger davantage.

Fanny Stevenson ne voulut pas prolonger davantage cette dangereuse situation. Le moment n’était pas venu encore de révélations plus complètes ; elle craignit de livrer son secret, et essuyant rapidement les larmes qui inondaient ses joues, elle se tourna vers la jeune fille, le visage presque calme.

— Vous pleurez ? fit Edmée ; au comble de la surprise.

— Ce n’est rien, répondit Fanny Stevenson, en s’efforçant de sourire ; seulement, ce que nous avons dit là tout à l’heure m’a rappelé un des plus tristes souvenirs de ma vie.

— Vous avez bien souffert ?

— Oui, mon enfant, j’ai souffert et pleuré plus qu’aucune créature humaine.

— Vous, si bonne !

— Mais Dieu m’a prise en pitié ; désormais tous mes chagrins vont finir.

— Vraiment ?

— Je vous raconterai cela. Je vous dirai tout… plus tard… bientôt, car pour le moment vos amies vous attendent et vous allez reprendre vos études, mais ce soir, quand vous serez seule dans votre cellule.

— Vous viendrez ?

— Vous le voulez bien ?

— Ah ! n’en doutez pas, car sans Mariette et vous…

Edmée n’acheva pas.

Mariette était venue la reprendre en courant et elle l’entraîna vers le couvent, avec cette pétulance franche et gaie, qui était sa plus irrésistible séduction.

Sœur Rosalie les regarda un moment s’éloigner, en se tenant par la main ; un sourire d’une ineffable tendresse releva sa lèvre, et posant ses deux mains en croix sur sa poitrine, elle reprit le chemin de sa cellule.

Il était dix heures à peine ; elle y resta jusqu’à midi.

C’était l’heure où Maxime et Gaston devaient se présenter au parloir, et elle ne doutait pas que Mariette et Edmée ne fussent exactes à l’innocent rendez-vous.

Elle attendit l’heure sans trop d’impatience.

Elle avait la tête et le cœur pleins… Jamais elle ne s’était sentie si heureuse ; elle faisait mille projets d’avenir, tour à tour accueillis avec enthousiasme ou abandonnés à regret. Ce qu’elle voulait tenter devait rencontrer bien des obstacles : elle allait avoir à lutter contre madame de Beaufort, contre le comte, et elle s’effrayait à la pensée des difficultés sans nombre que l’on ne manquerait pas d’accumuler sous ses pas.

Mais que lui importait !

Elle ne pouvait plus hésiter… Maintenant qu’elle avait retrouvé sa fille, son devoir était tracé, et son amour maternel la soutiendrait dans la lutte qu’elle allait engager.

Sa fille ?… Edmée ?…

Elle la retrouvait plus belle, plus aimante qu’elle n’eût jamais osé l’espérer, et elle se disait qu’aucune puissance humaine ne pourrait plus la lui arracher.

Au surplus, depuis quelques jours, elle était convaincue qu’un grand trouble régnait dans la maison de la rue de la Chaussée-d’Antin.

L’entrevue qui avait eu lieu entre Palmer et Gobson ne lui laissait aucun doute sur ce point.

Le comte avait peur ! Quelque machination se tramait de ce côté.

Mais qu’avait-elle à redouter pour elle-même ?

Madame de Beaufort avait-elle été mise dans le secret des agissements de son mari ? Savait-elle, surtout, que Fanny Stevenson était vivante, et qu’elle pouvait menacer son propre bonheur.

Pendant qu’elle pensait à toutes ces choses, l’heure s’écoulait, et à mesure que le moment approchait, elle se sentait prise d’une sorte d’agitation qui lui enlevait une partie de sa liberté d’esprit.

Midi allait sonner. Elle quitta sa cellule, et descendit au parloir.

Maxime et Gaston ne devaient pas tarder d’arriver.

En effet, au premier coup, elle entendit des pas d’hommes sur les marches de l’escalier, et peu après, elle vit entrer les deux amoureux.

Une joie sereine inonda son cœur, quand elle songea à l’amour que Gaston portait à sa fille.

Jamais elle n’eût rêvé de remettre le bonheur d’Edmée à un homme plus digne.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent et elle rendit le salut sans quitter le livre qu’elle avait sous les yeux et qu’elle faisait semblant de lire.

Puis, cinq minutes se passèrent.

Maxime, qui n’était pas la patience même, allait et venait à travers le parloir, jetant, de seconde en seconde, un regard sur le palier de l’étage ou s’arrêtant pour écouter si personne ne venait.

Mais aucun bruit ne se faisait entendre ; à peine percevait-on, de temps à autre, au milieu du pieux silence de la sainte demeure, le pas furtif de quelque sœur qui passait au rez-de-chaussée, se rendant à la chapelle ou encore le mystérieux murmure de deux voix qui se parlaient à voix basse.

Maxime commença à s’étonner du retard que Mariette mettait à venir le trouver, et il se tourna vers Gaston.

— Voilà qui est singulier, dit-il ; aurait-on par hasard oublié de prévenir ma cousine ?

— Ce n’est pas probable, répondit Gaston ; il faut croire plutôt que mademoiselle Mariette aura été retenue pour une cause imprévue, et elle nous expliquera elle-même…

— La voici ! interrompit vivement le jeune lieutenant de vaisseau.

Et il fit quelques pas à la rencontre de la jolie enfant qui arrivait en courant. Mais elle n’eut pas plus tôt passé le seuil du parloir, que Maxime et Gaston échangèrent le même regard inquiet, pendant que de son côté, sœur Rosalie se levait vivement de sa chaise.

Mariette était seule, et elle portait sur le visage les signes manifestes d’une vive émotion.

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