XIV

Maxime, à qui sa qualité de cousin permettait certaines privautés que Mariette n’avait aucune envie de trouver mauvaises, Maxime prit la jolie enfant dans ses bras et déposa un pur baiser sur son front.

— Eh mon Dieu ! qu’avez-vous ? dit-il en même temps ; vous êtes tout émue et tremblante.

— Mademoiselle Edmée ne vous accompagne pas ? interrogea à son tour Gaston de Pradelle.

Mariette poussa un profond soupir.

— Non, monsieur Gaston, répondit-elle avec effort. Edmée ne viendra pas, et c’est à cause d’elle que vous me voyez dans cet état.

— Qu’est-il arrivé ? fit Maxime.

— Ah ! je n’en sais rien ; mais tout de même, c’est terrible.

— Quoi donc ?

— Je vais vous dire ; vous savez – en tout cas, je vous l’apprends – qu’Edmée est ma meilleure amie, pour mieux parler, ma seule amie. Nous ne nous quittons jamais, nous bavardons ou nous rêvons ensemble ; et comme elle est beaucoup plus savante que moi, je copie souvent mes devoirs sur les siens. Nous n’avons pas de secrets l’une pour l’autre ; nous disons tout ce que nous pensons, et quand Edmée a un chagrin, si petit qu’il soit, elle essayerait en vain de le dissimuler, car je le devinerais tout de suite. Eh bien, aujourd’hui, ça n’a pas manqué. M. de Beaufort était venu la voir ce matin, de bonne heure ; il lui a annoncé qu’il allait partir, et quand je l’ai revue, son pauvre cœur n’en pouvait plus !

— C’est pour cette raison qu’elle n’est pas venue ? demanda encore Gaston.

— Ce n’est pas pour cette raison.

— Eh ! quelle autre ?

— Vous allez voir ! Nous étions donc rentrées à l’étude, sans qu’elle eût pu me dire ce qui la rendait plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, et nous chuchotions : elle résistant à mes sollicitations, moi essayant de lui arracher la cause de son chagrin, quand tout à coup un grand silence se fait, toutes les pensionnaires se lèvent et nous voyons entrer madame la supérieure.

— Diable ! fit Maxime sur un ton enjoué ; cela devenait grave.

— Très grave, monsieur mon cousin, repartit Mariette ; car madame la supérieure ne se montre que rarement, dans les grandes occasions, et il fallait une cause bien sérieuse pour qu’elle dérogeât ainsi à ses habitudes.

— Que voulait-elle ?

— Madame la supérieure dit, en entrant, quelques mots à voix basse à la sœur qui était allée la recevoir, et moi qui observais celle-ci, je vis qu’en réponse à la question qui lui était adressée, elle désignait du geste la place où se trouvait Edmée.

— Et alors ?

— Alors, madame la supérieure s’avança de son air le plus majestueux et vint droit à mademoiselle de Beaufort.

— Que lui dit-elle ?

— Oh ! ce ne fut pas long !… « Mademoiselle, dit-elle, je viens de voir madame de Beaufort, et j’ai eu avec elle une longue conversation à votre sujet : elle a sur vous des projets dont elle m’a fait part, et j’espère que vous voudrez bien vous y soumettre. Veuillez donc, je vous prie, prendre vos cahiers et vos livres ; vous viendrez avec moi, nous aurons à causer, et je ne doute pas que vous ne vous montriez obéissante, comme je me plais à reconnaître que vous l’avez toujours été… » Edmée était blanche comme un suaire ; ses lèvres tremblaient. Elle n’eut pas la force de répondre et se contenta de s’incliner en me jetant un regard désespéré. Il s’en fallut de bien peu que je n’éclatasse moi-même en sanglots ! Et quand je la vis disparaître, suivant madame la supérieure, mon cœur se fondit, et je retombai sur mon banc, incapable d’avoir une idée.

— Et c’est tout ce que vous savez !… interrogea Gaston d’une voix altérée.

— C’est tout, répondit Mariette.

— Pauvre enfant ! fit à son tour Maxime en tapotant les petites mains de la jolie enfant : cela vous a bouleversée.

— Il y a bien de quoi, je suppose.

— Qui sait ? Vous vous effrayez peut-être à tort. Quel danger pouvez-vous prévoir ? Madame de Beaufort vient chercher sa fille ; elle veut probablement la reprendre près d’elle au moment où son mari s’éloigne. Il n’y a rien là que de très légitime et de naturel.

— C’est possible, mais tant que je ne saurai pas ce qu’Edmée est devenue, je resterai avec mes appréhensions.

Machinalement après cet incident, Maxime entraîna Mariette dans un coin du parloir, et aussitôt ils s’engagèrent dans une conversation, dont sœur Rosalie ne pouvait rien entendre.

Mais miss Fanny Stevenson avait bien d’autres pensées en tête !

Vingt fois, pendant le court récit de Mariette, elle s’était levée à demi, l’œil plein d’effluves, la poitrine haletante, prête à se précipiter vers la jeune fille à laquelle elle eût voulu adresser mille questions qui se pressaient sur ses lèvres.

Quand Mariette eut fini, elle retomba accablée sur sa chaise, et par un geste saccadé et violent, elle ramena son voile sur ses yeux pour cacher les larmes qui baignaient son visage.

Gaston, qui était non moins ému qu’elle, s’approcha à pas discret et se pencha doucement.

— Miss Fanny, dit-il à voix basse, comme un souffle.

Miss Fanny se dressa, farouche, et lui prit la main qu’elle serra à la briser.

— Vous avez entendu, n’est-ce pas ? répondit-elle d’un accent mal contenu.

— Que craignez-vous ?

— Tout ! ils sont capables de tout ! Mais qu’ils prennent garde… Malheur à eux s’ils tentent de toucher à cette enfant ?

— Croyez-vous qu’ils en aient la pensée ?

Fanny Stevenson eut un ricanement qui sonna comme un rire d’insensée.

— C’est elle, je n’en doute pas, c’est cette femme ! répondit-elle ; elle a éloigné son mari, dont elle redoute la faiblesse, pour rester seule maîtresse et libre d’agir à sa guise ; mais elle a compté sans moi. Elle ignore ce que je suis, ce que je peux, et ne sait pas ce dont peut devenir capable une mère qu’on a privée pendant dix-sept années de la vie et des caresses de son enfant.

— Ne vous laissez pas aller à cette colère aveugle.

Miss Fanny jeta à Gaston un regard dont l’éclat d’acier pénétra jusqu’au plus profond de son être.

— Vous ne l’aimez donc pas, dit-elle, vous qui me parlez ainsi, et qui pouvez rester calme en présence de ce qui se prépare ?

Mais à quoi bon récriminer, ajouta-t-elle aussitôt ? Il faut agir. Vous m’avez promis votre concours, j’espère que vous ne songez pas à me le refuser.

— Ah ! sur ma vie !

— C’est bien.

— Que faut-il faire ?

— Rien en ce moment. Avant de prendre une résolution, je veux savoir. Cette supérieure ! On doit lui avoir dit… Je me ferai adroite, insinuante, j’irai jusqu’au mensonge, s’il le faut ; mais je saurai. Et quand vous viendrez chez François, je vous dirai ce que j’aurai appris.

— Alors nous nous verrons ce soir ?

— C’est cela.

— À la même heure qu’hier ?

— À la même heure, oui. Partez maintenant ; voici le moment de la séparation ; j’ai hâte de me retirer et d’aller me recueillir.

Cependant Mariette et Maxime continuaient de causer et on entendait de temps en temps le rire charmant de la jolie enfant égayer le coin obscur du parloir où ils s’étaient réfugiés.

Mais l’heure allait sonner et ils n’avaient plus que quelques minutes.

— Quand vous reverrai-je ? dit alors Mariette avec une petite moue ironique.

— La belle question ! repartit vivement Maxime. Mais je vous reverrai demain, après-demain, tous les jours, jusqu’à mon départ.

— Cela ne vous ennuie donc pas de venir de si loin, passer une heure avec une petite fille.

— Vous êtes méchante !

— Moi !

— Oui ! vous ! Vous ! chère enfant, car vous savez que je n’ai à Paris que vous, et vous voyez trop clair de vos beaux yeux pour ne pas avoir deviné tout le bonheur que j’éprouve à tenir, pendant une heure, vos deux jolies petites mains dans les miennes.

— Maxime !

— Cela vous déplaît que je vous parle ainsi !

— Oh ! ne le croyez pas.

— Alors, vous m’aimez un peu ?

— Un peu ! Non, mais de toute mon âme, et de toute la reconnaissance que je vous ai vouée depuis le premier jour où je vous ai vu. Est-ce bien comme cela que je dois répondre ?

— Oui, oui, chère Mariette, dit Maxime d’un ton attendri, je n’avais pas espéré davantage… et pourtant peut-être y aurait-il plus encore.

— Vraiment !

— Si vous vouliez ?

— Eh mais, je ne demande pas mieux ! répondit l’enfant ; il faudra me dire, et croyez que si je puis…

En parlant de la sorte, elle avait un sourire plein de douce malice, et ses yeux se voilaient coquettement à demi.

Maxime fut sur le point de s’oublier, et il allait l’attirer contre sa poitrine, par un emportement irréfléchi, quand la voix de sœur Rosalie vint le rappeler à la réalité de la situation.

— À demain, bien sûr ? fit Mariette en accompagnant ces mots d’un regard qui eût été effronté, s’il n’eût été naïf.

— Oui, oui, à demain ! répondit Maxime ébloui.

Et prenant le bras de Gaston, il gagna rapidement la rue.

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