XV

Pendant les heures qui suivirent, ce qui se passa dans l’esprit de Fanny Stevenson serait bien difficile à raconter.

La pauvre femme se sentait envahir par une terreur qui croissait d’instant en instant.

Elle avait prétexté une indisposition et était rentrée précipitamment dans sa cellule.

Là, elle compta les heures et les secondes, prêtant l’oreille à tous les bruits, les deux bras croisés sur sa poitrine pour en étouffer les battements qui l’assourdissaient, s’attendant à entendre le pas d’Edmée qu’elle connaissait si bien, priant Dieu surtout de faire cesser l’horrible martyre qu’elle éprouvait.

Elle demeura ainsi jusqu’au soir.

Quand le jour commença à baisser, elle voulut sortir.

En entendant les voix jeunes et fraîches des pensionnaires qui prenaient leurs ébats dans l’enclos, elle pensa que peut-être Edmée se trouvait là avec ses compagnes.

Elle descendit.

En passant près de la cellule de mademoiselle de Beaufort elle poussa timidement la porte.

Qui sait ? Dieu avait peut-être fait un miracle sans qu’elle entendît rien.

La porte céda à la première pression, et elle entra.

Il n’y avait personne. La cellule était vide !…

Elle mordit ses lèvres avec un sanglot.

— Mon Dieu ! je ne la reverrai donc plus ! balbutia-t-elle l’âme brisée.

Et elle s’éloigna lentement, comme à regret.

C’est ainsi qu’elle arriva dans le jardin ; du premier coup d’œil elle s’assura qu’Edmée était absente.

Cependant, à sa vue, Mariette, qui était aux aguets, s’empressa d’accourir à sa rencontre.

— On nous a dit que vous étiez souffrante, ma sœur, dit-elle d’une voix hésitante ; je vois avec plaisir que vous allez mieux.

— Je vous remercie, mon enfant, répondit sœur Rosalie ; je me sens plus forte, en effet, et j’ai voulu prendre l’air.

Puis elle ajouta d’un ton en apparence indifférent :

— Et votre amie, mademoiselle de Beaufort, n’est-elle pas près de vous ?

Mariette releva la tête d’un air triste :

— Edmée ? répondit-elle, on ne l’a plus revue depuis ce matin.

— Est-ce que sa mère serait venue la chercher ?

— Je ne pense pas.

— Qu’est-elle devenue ?

— On se le demande. Cela nous a agitées toutes, et il y a de quoi, n’est-ce pas ? Madame la supérieure était venue elle-même la prendre à l’étude. On l’a vue se rendre avec elle à la chapelle, puis de là à sa propre cellule ; mais après, plus rien.

— C’est singulier.

— Ah ! si vous pouviez savoir…

— Moi ?

— Sans doute. Si j’étais à votre place : vous êtes bien avec madame la supérieure, et je suis certaine qu’elle vous dirait…

Miss Fanny se prit à réfléchir.

— Vous ne répondez pas ? insista Mariette.

— C’était mon intention d’abord, mais depuis…

— Qui vous a fait changer d’avis ?

— Je verrai, je me consulterai.

— Et si vous apprenez quelque chose, vous me le direz, n’est-ce pas, ma sœur ? Songez donc, Edmée était ma seule amie, et vous ne sauriez croire quelle anxiété est la mienne depuis ce matin.

— Eh bien ! je vous le promets, mon enfant, répondit sœur Rosalie : j’observerai encore, j’interrogerai, et si je parviens à connaître ce qu’est devenue Edmée, vous le saurez tout de suite.

— Ah ! vous êtes bonne, et je vous remercie.

Sœur Rosalie n’en entendit pas davantage et s’empressa de regagner le couvent.

Quelques heures plus tard, l’agitation qu’avait provoquée la disparition de mademoiselle de Beaufort était calmée et le couvent de Sainte-Marthe dormait enveloppé dans le plus profond silence.

Neuf heures venaient de sonner.

La nuit était plus sombre que la veille, de lourds nuages chargés d’électricité couraient dans le ciel, poussés par un vent violent d’orage. La lune n’avait point paru, et l’on voyait à peine à se guider.

En ce moment, la porte de l’enclos s’ouvrit, et deux hommes entrèrent.

C’était Palmer et Gaston de Pradelle.

Cette fois, François ne se trouvait pas là pour les recevoir ; mais Palmer commençait à connaître les êtres, et après avoir invité Gaston à régler sa marche sur la sienne, il prit les devants et se dirigea vers le pavillon, où ils rencontrèrent le jardinier.

— Sœur Rosalie ? demanda Palmer, en serrant la main de son compagnon de bouteille.

— Sœur Rosalie n’est point encore arrivée, répondit François ; mais elle ne peut tarder à venir, et s’il plait au commandant d’entrer…

Gaston, ayant remercié du geste, pénétra dans le pavillon.

Palmer et François n’attendirent pas davantage, et un instant après, ils prenaient le chemin du caboulot où ils allaient trouver quelque cordial aimé.

Gaston, lui, s’était assis au fond de la chambre, et le front dans les mains, le regard fixe, il cherchait à ramener l’ordre et le calme dans son esprit.

Depuis le matin, il ne vivait plus !

C’est surtout au moment où il était menacé de la perdre, qu’il comprenait à quel point il aimait Edmée. Vingt fois il avait passé devant l’hôtel de la rue de la Chaussée-d’Antin, espérant y relever quelque indice qui le rassurerait sur le sort de la pauvre enfant. Une fois même, il avait sonné à la porte de l’hôtel, et avait demandé à voir madame de Beaufort.

Mais le valet qui s’était présenté lui avait répondu que M. de Beaufort venait de partir pour Londres, que madame de Beaufort était souffrante et finalement que l’on ne recevait personne.

Gaston rentra chez lui en proie au plus violent désordre.

Le seul espoir qui lui restât, c’était sœur Rosalie ; et il fallait attendre neuf heures !

Que fit-il et que devint-il jusque-là ? il n’eût pu le dire au juste.

Seulement, comme neuf heures sonnaient, il s’était, trouvé à la porte de l’enclos et était entré.

Sa première impression fut un cruel désappointement.

Miss Fanny ne se trouvait pas au rendez-vous ; mais on lui dit qu’elle allait venir, et cela le calma un peu.

Il prit patience.

Enfin, au bout d’une grande demi-heure, un bruit de pas précipités vint jusqu’à lui, et peu après, miss Fanny Stevenson entrait dans la chambre.

Gaston se leva vivement et courut à elle.

— Enfin ! dit-il avec un soupir de soulagement, vous voilà !

Mais presque aussitôt il recula de deux pas, frappé de l’altération profonde de son visage et de la sombre expression de son regard.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, qu’avez-vous ? Que s’est-il passé ?

Fanny Stevenson s’était laissé tomber accablée sur une chaise ; elle semblait absorbée dans une pensée unique ; sa poitrine se soulevait avec force ; on eût dit qu’elle était étrangère à ce monde, perdue dans quelque rêve de folie.

Pourtant, au bout, d’un moment, elle secoua brusquement la tête pour chasser les pensées importunes qui menaçaient sa raison, et elle releva lentement son regard sur Gaston.

— Parlez ! parlez ! insista ce dernier, d’où venez-vous ?

— Je quitte la supérieure ; je voulais l’interroger.

— Sur Edmée ?

— Oui, sur Edmée ; j’avais pris le premier prétexte venu ; mais dès mes premières paroles, je compris qu’on l’avait mise en défiance contre moi.

— Qui cela ?

— Vous le demandez.

— Madame de Beaufort, peut-être ?

— Et qui donc ! Ah ! je l’ai deviné tout de suite, et on ne me l’a pas caché, d’ailleurs ; madame de Beaufort n’a pas tout dit cependant ; elle ne s’est pas livrée tout entière, et elle ne s’est plainte que d’une chose, c’est que je m’étais emparé de l’esprit de sa fille.

— Vous !

— Sa fille !… Comprenez-vous ! Elle ose donner ce nom à Edmée.

— Mais elle ignore sans doute…

Fanny Stevenson l’interrompit par un ricanement.

— Elle sait tout, vous dis-je, répliqua-t-elle ; le comte est venu ce matin au couvent ; en sortant, je l’ai croisé dans le couloir, et à l’effroi que j’ai surpris sur ses traits je suis sûre qu’il m’a reconnue.

— Ainsi, Edmée a quitté le couvent ?

— Les misérables !

— On vous l’a dit !

— Et je ne la verrai plus !

— Mais elle est retournée rue de la Chaussée-d’Antin, et si vous ne pouvez l’y aller voir, moi, du moins…

Fanny Stevenson oublia un moment son regard attendri sur le jeune commandant.

— Vous êtes jeune, vous, monsieur Gaston, dit-elle d’un ton mélancolique et doux, vous avez pris votre chemin sur les hauteurs de la vie ; vous ignorez le monde et, sûr de votre loyauté et de votre honneur, vous avez foi en l’honneur et en la loyauté des autres. Qu’elles déceptions cruelles vous attendent !

— Cependant…

— Vous croyez, n’est-ce pas, qu’à l’heure où je vous parle, Edmée est rentrée chez sa mère, et que l’on n’a eu d’autre pensée, en l’éloignant de Sainte-Marthe, que de la soustraire à l’empire que j’exerçais sur son esprit.

— Eh bien ?

— Eh bien, rendez-vous demain, rue de la Chaussée-d’Antin, demandez mademoiselle de Beaufort et vous verrez quelle réponse vous sera faite.

— Mais que supposez-vous donc ? Que peut-on tenter contre la pauvre enfant ?

La jeune femme se leva à cette question et, se penchant vers Gaston :

— Ah ! sans doute, le temps des enlèvements ou des séquestrations iniques est passé, dit-elle, les sourcils contractés et la lèvre tordue par un amer sourire ; la civilisation et vos lois modernes répudient les moyens violents que l’on employait autrefois avec l’assentiment ou la complicité d’une société qui bénéficiait de ces iniquités ; il vous semble, n’est-ce pas, que tous les mystères aient été dévoilés, et vous vous persuadez volontiers que la vigilance de vos austères magistrats a rendu à jamais impossible le retour des rapts odieux ou des disparitions ténébreuses. Ah ! pauvre honnête homme que vous êtes ! et que vous avez mal observé ce qui se passait autour de vous !

— Eh quoi ! vous prétendez…

— Dieu me garde, monsieur Gaston, de calomnier les saintes demeures qui m’ont accueillie avec tant de bienveillance, et où j’ai trouvé le calme et le repos transitoire dont j’avais un si grand besoin ; mais aujourd’hui que, menacée dans mon amour maternel, je sens mon cœur s’ouvrir à toutes les appréhensions, il m’est bien permis de me rappeler ce que j’ai vu et de redouter pour mon enfant les agissements dont j’ai été témoin.

— Que voulez-vous dire ?

— Il vous est arrivé quelquefois, n’est-il pas vrai, d’entendre raconter qu’une jeune fille, belle, riche, heureuse, du moins en apparence, avait tout à coup renoncé au monde, et qu’elle venait de prendre le voile ! Vous vous êtes dit alors, comme les autres, qu’elle avait été poussée à cette résolution excessive par quelque désespoir d’amour ou par une vocation irrésistible.

— En effet…

— C’est parfois vrai… et on recueille souvent dans les pieuses demeures où nous sommes, de pauvres âmes blessées au combat de la vie, ou certaines natures exaltées que l’ardente séduction de la solitude, un penchant impérieux vers le mysticisme, attirent incessamment autour de ces thébaïdes, où elles croient trouver l’apaisement et des satisfactions que le monde ne peut pas leur donner.

— J’ai cru qu’il en était toujours ainsi.

— Et vous vous trompiez.

— Comment ?

— Ah ! vous ne savez pas les ressources inconnues et sans nombre que la haine ou le fanatisme peut rencontrer dans ces maisons, et combien, en regardant de près, on y compterait de victimes, que l’égoïsme, l’ambition, la jalousie, tous les mauvais sentiments du cœur humain, y ont enfermées de gré ou de force.

— De force ?…

— Oh ! il faut s’entendre… et votre étonnement est naturel. On n’enlève pas une jeune fille contre son gré, au su du monde et en pleine lumière ; mais on prend la pauvre enfant à l’âge où sa raison ne s’est pas encore éveillée, où son cœur seul palpite et commence à battre… on l’entoure de soins et d’affection ; on adoucit, pour elle la règle sévère du couvent ; on se fait caressant et doux, et on développe insensiblement cet amour divin qui doit bientôt prendre l’âme tout entière !… Quelle vie plus heureuse, d’ailleurs, pour une créature tendre et pure, que le contact du monde n’a point encore troublée ! C’est un bonheur qui souvent se double de l’âpre ivresse du sacrifice !…

Que voulez-vous que devienne une malheureuse enfant, ignorante et crédule, sous cette pression qui s’exerce à tous les instants du jour et sous toutes les formes ?… Ce qu’elles deviennent toutes !… résignées ou indifférentes… quand elles n’ont pas apporté au couvent le germe de quelque amour profond, auquel cas elles se révoltent… ou meurent !…

— Vous avez vu cela ?

— Oui, j’ai vu cela, monsieur Gaston, et j’espère que vous comprenez maintenant pourquoi je veux arracher mon Edmée à une pareille destinée…

— Mais M. de Beaufort aime sa fille…

— Il l’aime ! Je le crois, je l’ai vu !… repartit Fanny Stevenson ; et pourtant, Edmée vous l’a peut-être dit, à vous, comme elle me l’a dit, à moi ! À plusieurs reprises, M. de Beaufort l’a préparée au sort qu’on lui destine. On lui a fait entrevoir mille dangers dans ce monde qu’elle ne connaissait pas… On l’a effrayée, troublée, on a exalté sa nature mélancolique et tendre, si bien qu’à de certains moments elle a pu entrevoir le cloître comme un refuge où elle se trouverait à l’abri de toute atteinte,. Chère enfant !… Son père était la seule personne en qui elle eût confiance ; elle a cru à ses paroles, a été touchée de sa tristesse, et dans sa candeur, elle s’est laissée persuader.

— Ainsi, vous croyez qu’elle accepterait ?…

— Elle en souffrira profondément, mais elle se soumettra.

— Ah ! il ne faut pas que cela soit.

— Cela ne sera pas.

— Enfin, que voulez-vous ?

— Je veux que ma fille vive, entendez-vous ? Je veux qu’elle aime et qu’elle soit aimée ! Je veux qu’elle ne soit pas ensevelie vivante dans cette tombe que l’on prépare pour elle !

— Que dites-vous ?

Fanny Stevenson parcourait la chambre à pas heurtés, avec des mouvements de fauve. Aux derniers mots de Gaston, elle s’arrêta brusquement, le regard allumé d’une flamme sombre.

— Ah ! vous n’avez rien vu encore, dit-elle, et vous ignorez tout ! Mais moi ! moi ! Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Ce sont de ces tableaux que l’on ne peut oublier, et que l’on conserve toujours devant les yeux, ne les eût-on entrevus qu’une fois ! C’est terrible, voyez-vous, et bien fait pour épouvanter l’imagination. La veille encore, on allait et venait, dans toute sa volonté libre ; on pouvait sortir, on pouvait surtout ne pas rentrer ! Mais une fois le jour solennel arrivé, tout est fini ! Une porte de bronze se ferme sur vous pour ne plus se rouvrir, et les ténèbres du cloître vous enveloppent à jamais, comme les ténèbres de la mort même ! Et ce n’est point là seulement un pur symbole, un spectacle institué pour frapper les âmes crédules et dont les esprits sceptiques peuvent se railler ! Non ! car moi, qui ne crois plus depuis longtemps à ces superstitions et ces mœurs d’un autre âge, je suis souvent sortie de ces solennités la pâleur au front et l’épouvante au cœur.

— Vous ! vous ! miss Fanny ?

— Vous n’avez jamais assisté à de pareils spectacles, et c’est sinistre. La mort même ne provoque pas d’aussi redoutables émotions. Comme pour une cérémonie funèbre, le chœur est tendu de deuil ; les chants retentissent sous les voûtes sonores, l’orgue fait entendre des accents qui ressemblent à des sanglots ; puis, les prières murmurées à voix basse par toute la communauté. L’église s’emplit d’un âcre parfum d’encens et de cierges allumés. C’est un mélange de recueillement et d’ardente curiosité. Tout à coup, les chants éclatent avec plus d’intensité ! Un mouvement se fait, et la victime paraît. Pauvre chère Edmée ! Elle est vêtue de blanc, comme ces belles jeunes filles qu’attend un époux impatient du bonheur promis. C’est une statue qui marche. Son regard semble hanté par des visions de l’autre monde ; son visage a l’impassibilité du marbre ; déjà on a porté une main sacrilège sur son opulente chevelure qui, dénouée, l’eût naguère enveloppée tout entière ; elle ne regrette rien pourtant ; on la dirait insensible et glacée, inconsciente du sacrifice qui va s’accomplir. Alors, savez-vous ce qui se passe, car ce n’est rien encore ? On la couche sur la dalle froide, on étend sur son beau corps de vierge le drap noir rayé d’une croix blanche, et l’on commence les prières des morts et le De profundis !

— Horrible ! c’est horrible !… balbutia Gaston.

— N’est-ce pas ? répliqua miss Fanny ; le monde, qui est rarement admis à ces cérémonies, n’y voit, le plus souvent, qu’une coutume qui diffère peu des autres solennités du culte ; mais, croyez-moi, monsieur Gaston, quand je vous assure que c’est la plus redoutable épreuve par laquelle puisse passer une créature humaine…

— Ah ! nous saurons empêcher qu’un pareil sort soit imposé à Edmée !

Miss Fanny ne répondit pas tout de suite. Son front s’était penché de nouveau ; son regard s’était voilé ; elle se prit à réfléchir.

— Dans la situation qui nous est faite, reprit-elle bientôt, nous ne pouvons prendre encore aucune résolution. Il faut s’assurer en premier lieu qu’Edmée n’est point rue de la Chaussée-d’Antin.

— Je le saurai.

— Puis, quand vous aurez appris qu’elle ne se trouve point auprès de sa mère, vous viendrez me le dire, et nous nous concerterons.

— Je vous verrai demain.

— C’est cela. Profitons des derniers moments pendant lesquels je puis encore me soustraire à la surveillance dont je ne vais pas manquer d’être l’objet.

— Vous croyez ?

— Oh ! j’en suis sûre. On devine une ennemie en moi, et madame de Beaufort ne manquera pas de donner l’éveil. Mais soyez sans inquiétude : quoi qu’il arrive, quelque moyen qu’il faille employer, je saurai vous faire prévenir.

— Alors, à demain.

— C’est cela, à demain ; il se fait tard, et je crains qu’on ne remarque mon absence.

Gaston serra, sur ces mots, les deux mains de Fanny Stevenson, et peu après il gagnait la porte de l’enclos.

Il était près de onze heures quand il rentra chez lui.

Il fut tout étonné d’y trouver Maxime, qui l’attendait en fumant un cigare.

Maxime avait la physionomie exceptionnellement mobile, et il ne fallut qu’un regard à Gaston pour s’apercevoir qu’il était préoccupé.

En dépit de ses propres ennuis, il en fut frappé.

— Eh ! qu’as-tu donc ? demanda-t-il avec intérêt, et d’où vient que je te trouve chez moi à cette heure indue ?

— Je t’attendais, répondit Maxime.

— Tu as à me parler ?

— C’est cela.

— À quel propos ?

— J’ai un service à te demander.

— À moi ? Eh ! que ne le disais-tu tout de suite. De quoi s’agit-il ?

— Voici. Cet après-midi j’ai été appelé au ministère.

— Que te voulait-on ?

— On m’a donné l’ordre de rallier Brest sans tarder.

— Tu vas partir ?

— Demain.

— Eh bien ?

— Eh bien ! c’est là ce qui me préoccupe. Mariette se faisait une fête de me voir tous les jours, et elle va être désolée.

— Mais tu reviendras bientôt ?

— Je ne pense pas.

— Que se passe-t-il donc ?

— Je l’ignore. Toutefois, je suppose que l’on a besoin de moi, et une fois à Brest je crains que l’on m’y retienne.

— Enfin, quel est le service que tu réclames de mon amitié ?

— Cela t’ennuiera peut-être, mais je voudrais que tu allasses voir Mariette, au moins tous les jeudis.

— N’est-ce que cela ?

— Tu y consens ?

— Parbleu !

— À la bonne heure. Tu m’écriras tous les huit jours, et de cette façon…

— Tu sauras ce que fait et ce que pense mademoiselle Mariette Duparc. Ah çà ! est-ce que tu serais jaloux, par hasard ?

— Je ne crois pas.

— Amoureux, alors ?

— Peut-être bien.

Gaston jeta un regard d’envie à son ami.

— Ah ! tu es heureux, toi, dit-il avec un soupir ; tu peux aimer à ton aise, sans contrainte, et tu ne redoutes pas que l’on t’enlève la charmante enfant que tu as choisie pour en faire la compagne de ta vie.

— N’en es-tu pas là toi-même ?

— Hélas !

— Est-ce que mademoiselle de Beaufort…

— Mademoiselle de Beaufort a disparu, mon ami, et j’ignore ce que l’on veut faire d’elle.

— Voilà qui est grave.

— N’est-ce pas ?

— Que vas-tu faire ?

— Eh ! le sais-je ? Je verrai, je chercherai, je fouillerai tous les couvents de Paris, s’il le faut ; mais, à coup sûr, je ne m’arrêterai que lorsque j’aurai épuisé tous les moyens ; mais ne pensons pas à cela pour le moment. Tu vas partir, et puisque tu le désires, je verrai mademoiselle Mariette.

— Je ne doutais pas de ton assentiment, et j’ai écrit à la supérieure pour la prévenir.

— Tout est pour le mieux. D’ailleurs, ce me sera déjà un moyen de pénétrer à Sainte-Marthe, et peut-être y trouverai-je une facilité de plus pour la recherche que je vais entreprendre.

— Alors, c’est convenu ?

— Compte sur moi.

Et les deux amis se séparèrent.

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