XVIII

— Ah ! vous êtes en retard, dit la jolie enfant avec une petite moue charmante ; moi qui vous attendais avec tant d’impatience ! Si vous saviez combien j’avais hâte de vous voir.

Gaston lui prit les mains sans trop savoir ce qu’il faisait.

— Pardonnez-moi, dit-il en essayant de se remettre, j’ai été retardé, en effet ; je vous expliquerai cela ; mais voyons, dites-moi, j’ai reçu votre lettre. Vous avez appris quelque chose ?

— Depuis trois jours.

— Il s’agit d’Edmée ?

— Et de qui donc ! Pauvre amie ! Je suis si malheureuse depuis qu’elle est partie, et je m’ennuie tant.

— Que vous a-t-on dit ?

— Ah ! il n’y a encore que le hasard pour bien faire les choses, répondit Mariette ; car sans lui nous n’aurions jamais rien su.

— Et que savez-vous ?

— Voici : il faut dire d’abord que l’année dernière nous avions ici pour camarade mademoiselle Irma de Fontanges, une belle jeune fille appartenant à une famille qui malheureusement ne pouvait pas lui constituer une dot. Irma n’ignorait pas ce détail, et elle était bien résignée à passer sa vie dans un cloître, ne voulant pas d’un époux qui l’aurait prise pour sa beauté, et qui plus tard lui aurait reproché peut-être de ne lui avoir rien apporté.

— Quelle idée !

— C’était la sienne, et je suis loin de partager sa manière de voir ; car il me semble, au contraire, qu’un homme qui épouse une jeune fille sans dot, lui donne, en agissant ainsi, la meilleure preuve d’amour qu’elle puisse désirer. N’est-ce pas votre avis ?

— Assurément.

— À la bonne heure. Je suis bien aise de vous entendre parler ainsi. Enfin, c’était l’idée d’Irma, et quoiqu’elle n’eût pas de vocation, elle était décidée à se retirer au couvent. Mais voilà que tout à coup un oncle à elle, qui était parti pour l’Inde il y avait des années et des années, et dont on ne parlait plus depuis longtemps, vient à mourir subitement, laissant à sa nièce, dont il était le parrain, une fortune de plusieurs millions.

— De sorte qu’elle a renoncé au couvent.

— Tout de suite ! Vous auriez fait comme elle, je suppose ?

— N’en doutez pas.

— Elle a donc quitté Sainte-Marthe, voilà près d’un an, et il y a trois jours elle est venue nous annoncer qu’elle se mariait.

— Elle n’a pas perdu de temps.

— Il faut toujours en perdre le moins possible.

— Mais je ne vois pas.

— Vous allez voir ! Irma est donc venue nous voir l’autre jour, pendant la récréation, et après qu’elle eut satisfait à toutes les questions dont on l’accablait, comme je me rappelais qu’elle était, comme moi, fort liée avec Edmée, je lui ai dit ma tristesse et le chagrin que j’éprouvais que l’on nous eût caché le couvent où elle devait se trouver.

Alors, continua Mariette, Irma montra un grand étonnement, et, en hésitant, elle me confia que le dimanche précédent elle avait vu et embrassé Edmée. – Où cela ? demandai-je. – Et elle me répondit que c’était à l’Adoration. – Vous comprenez que je n’ai pas gardé cela pour moi, j’en ai conféré aussitôt avec sœur Rosalie, et c’est elle qui m’a engagée à vous écrire.

— Que vous êtes bonne… et combien je vous remercie ! répondit Gaston, touché de la grâce charmante et de l’abandon communicatif de la jolie enfant… Mais vous ne m’auriez pas écrit, que je serais venu tout de même.

— Vous avez reçu une lettre de Maxime ?

— C’est cela… une longue lettre de quatre pages.

— Ah ! il vous gâte, vous ; car moi maintenant, depuis quinze jours surtout, ce sont presque des télégrammes qu’il m’envoie.

— Ne lui en veuillez pas, Mademoiselle.

— Oh ! je ne lui en veux pas non plus.

— Car dans cette longue lettre qu’il m’a adressée, il n’est guère question que de vous.

— Vraiment ?…

— Il se reproche d’être parti si vite.

— Il est si bon !

— Et il vous aime tant !…

Mariette baissa les yeux, et ses joues se couvrirent d’une vive rougeur.

— Et doit-il revenir bientôt ! reprit-elle peu après, d’un accent ému.

— Il me le fait espérer, et je ne doute pas qu’il ne soit lui-même bien impatient de vous revoir.

Il y eut encore un court silence.

Sœur Rosalie s’était rapprochée des deux jeunes gens ; elle rappela à Mariette que l’heure allait sonner, et l’invita à se retirer.

— Déjà ! fit Mariette.

— M. de Pradelle ne manquera pas de revenir, et j’ai d’ailleurs quelques recommandations à lui adresser.

— Vous, ma sœur ?

— Oui, mon enfant.

— Eh bien ! je me retire et vous laisse. Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Gaston, si vous écrivez à Maxime, n’oubliez pas de lui dire que je lui suis bien reconnaissante de penser à moi et que je serai heureuse de le revoir.

Et elle partit en courant, comme elle était venue. Elle n’avait pas disparu, que Fanny Stevenson s’emparait avec autorité du bras de Gaston.

— Cette enfant n’a rien vu, dit-elle d’un ton âpre ; mais moi qui vous observais tout à l’heure je n’ai pu me tromper. Vous étiez pâle en arrivant, et il y avait encore dans votre regard une dernière expression d’effarement.

— Rien ne vous échappe donc ? fit Gaston.

— C’était vrai, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Vous avez vu Edmée peut-être ?

— Non ; mais elle m’a vu, elle, et cela suffit.

— D’où venez-vous donc ?

— Du couvent de l’Adoration.

— Qui vous avait dit d’y aller ?

— Personne ; ou plutôt, c’est Dieu qui a guidé mes pas.

Le jeune commandant raconta brièvement alors ce qui lui était arrivé une heure auparavant, et pendant qu’il parlait, la malheureuse mère mordait ses lèvres jusqu’au sang, et ses doigts irrités se crispaient sur la bure de sa robe.

— Elle ! elle ! ma pauvre et douce Edmée ! balbutia-t-elle. Mon Dieu ! si près de moi, et je ne puis la voir, et je reste-là…

Elle secoua la tête avec violence, comme le fauve que le sang ou la colère aveugle.

— Non ! non ! non ! poursuivit-elle, la lèvre torve, c’est assez souffrir ; je ne veux pas laisser torturer plus longtemps mon enfant, car elle me reprocherait un jour à bon droit, mon indifférence et ma lâcheté.

— Prenez garde !

— À quoi donc ? N’est-ce pas à eux plutôt de trembler ? Que pourraient-ils ajouter encore aux tortures qu’ils m’ont fait endurer ?

— S’il ne s’agissait que de vous, vous auriez raison peut-être ; mais Edmée est en leur pouvoir.

— Je la leur arracherai.

— S’ils vous en laissent le temps ; songez-y, miss Fanny, vous avez été prudente jusqu’ici, ne compromettez pas le bénéfice acquis de cette conduite, et ne vous hâtez pas trop d’engager une lutte où vous pouvez être vaincue.

— Je souffre tant.

— Et croyez-vous que je souffre moins ? Pensez-vous que mon cœur ne saigne pas aussi ? Mais j’ai peur de la perdre encore une fois ; je tremble qu’on nous l’enlève de nouveau, et si cela arrivait, quelle responsabilité n’assumeriez-vous pas !

— Mon Dieu !

— Laissez-moi faire.

— Quel est votre dessein ?

— Fiez-vous à moi. Je comprends comme vous qu’il est urgent d’agir. Nous savons maintenant en quel lieu on tient Edmée enfermée et je vous jure que je vais faire bonne garde.

— Soit ! dit miss Fanny, je me tairai ; je refoulerai au fond de mon cœur tous ces sentiments de révolte et de haine qui le brûlent et le déchirent. Je vous accorde quelques jours encore, mais je jure, de mon côté, que si les nouveaux efforts que vous allez tenter restent infructueux, rien ne pourra plus m’arrêter, et ils verront ce dont je suis capable.

Gaston avait son idée ; en quittant miss Fanny, il prit la direction du couvent de l’Adoration, et en moins d’un quart d’heure il en apercevait le mur de clôture.

Mais au lieu d’aller à la porte par laquelle il était entré la première fois, il fit le tour de l’établissement, et gagna le corps de logis dont nous avons parlé, et qui, indépendant de la communauté, faisait retour sur la cour principale.

Ce corps de logis était habité par quelques modestes ménages de bourgeois et d’ouvriers ; mais le personnel des locataires s’y renouvelait souvent, en raison même de l’espèce de servitude que le voisinage du couvent lui créait.

On y entendait à toute heure de jour et de nuit le bruit de la cloche qui appelait à la prière, et l’on assistait, pour ainsi dire, aux offices qui se disaient à la chapelle.

Cela n’avait rien précisément de récréatif, et il était rare qu’il n’y eût pas toujours quelque logement vacant.

Gaston vit, en effet, en approchant, deux ou trois écriteaux pendus au-dessus de la porte d’entrée.

Il s’en réjouit et s’empressa de s’adresser au concierge.

Ce dernier fit un geste d’étonnement qui n’échappa point au jeune commandant.

— Vous avez quelques logements à louer ? demanda ce dernier, sans tenir compte de l’étonnement de son interlocuteur.

— Oui, Monsieur, répondit le concierge ; mais je doute qu’ils puissent vous convenir.

— Pourquoi ?

— Ce sont des logements d’ouvriers.

— Qu’à cela ne tienne, repartit Gaston ; car le logement que je cherche est destiné à être occupé par mon domestique.

Le concierge se leva.

— S’il en est ainsi, dit-il, je crois bien que j’ai votre affaire.

— Peut-on visiter les lieux ?

— Si Monsieur veut me suivre.

Le concierge confia sa loge à sa femme, et prenant les devants, il se mit à monter l’escalier, suivi de près par Gaston.

Ils arrivèrent ainsi au palier du troisième étage.

— C’est ici ? interrogea Gaston.

Le concierge avait ouvert une porte ; il s’effaça pour permettre au jeune homme de passer.

La chambre était propre ; deux grandes fenêtres y laissaient pénétrer un jour cru.

Gaston en ouvrit une et plongea son regard au dehors.

Les fenêtres donnaient sur la cour. En face s’élevait le couvent, et Gaston constata avec un frémissement de joie que, de l’endroit où il se trouvait, on pouvait distinguer tout ce qui se passait dans le parloir.

C’est plus qu’il n’espérait.

— Mon domestique sera fort bien ici, dit-il ; je retiens donc le logement. Dans une heure, votre nouveau locataire viendra s’installer.

Et il allait se retirer, quand il demeura comme cloué à sa place par une surprise mêlée de stupeur.

Derrière la haute fenêtre du parloir, il venait d’apercevoir la silhouette d’Edmée.

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