XVI

Un mois s’était passé sans amener aucun changement important dans la situation de nos personnages.

Maxime de Palonnier était parti pour Brest, et depuis son départ, il avait écrit plusieurs fois à Gaston pour lui renouveler les recommandations qu’il lui avait faites au sujet de Mariette, et pour lui demander, en post-scriptum, s’il avait enfin quelques renseignements sur Edmée.

Gaston avait répondu que les choses étaient toujours dans le même état, qu’il avait vu mademoiselle Duparc, et qu’il l’avait trouvée bien triste de son absence et impatiente de son retour. Quant à mademoiselle de Beaufort, il n’en avait rien appris ; elle avait décidément disparu. À diverses reprises, il s’était présenté à l’hôtel de la Chaussée-d’Antin, et s’était heurté à un parti pris de discrétion absolue. Madame de Beaufort était restée impénétrable, et il n’avait rien pu deviner.

Il était évident pour lui qu’Edmée avait été conduite dans un autre couvent, et que des ordres sévères avaient été donnés pour qu’on l’empêchât de communiquer avec les personnes du dehors.

Elle était séparée du monde, et le hasard seul ou un miracle pouvait désormais le mettre sur la trace de la pauvre recluse !

Gaston venait de passer un mois terrible.

Pendant les premiers jours qui avaient suivi la disparition de la chère victime, il s’était multiplié avec une sorte de fièvre ; il avait parcouru la capitale, cherchant âprement une piste, comme quelque agent de police lancé à la poursuite d’un criminel. Il avait visité toutes les communautés, inventant des prétextes, s’ingéniant à mille ruses qu’en d’autres circonstances sa nature droite et chevaleresque eût certainement répudiées ; mais un sentiment supérieur de justice et d’amour le soutenait ; il y avait là une iniquité monstrueuse à démasquer, et il n’avait reculé devant aucune investigation, quelque indiscrète qu’elle lui parût à lui-même.

Il était d’ailleurs soutenu dans son âpre recherche par les excitations de Fanny Stevenson.

Celle-ci, bien qu’elle se contînt, n’avait pas d’autre pensée que de retrouver sa fille. Seulement une crainte la retenait encore et la garrottait dans son inaction.

Elle comprenait que son ennemie, madame de Beaufort, avait les yeux fixés sur elle : que tous ses mouvements étaient surveillés ; que ses moindres paroles étaient recueillies ; qu’enfin ses tristesses et ses larmes pouvaient devenir des révélations funestes dont on ne manquerait pas de se servir contre elle !

Et elle se taisait, dévorant son impatience, étouffant ses révoltes, dissimulant ses colères aveugles, de peur d’exalter davantage encore l’implacable bourreau qui tenait entre ses mains le cœur de son enfant !

Oh ! cette femme ! cette Juliette de Beaufort ! que n’eût-elle pas donné pour la tenir à son tour terrifiée et vaincue, et lui rendre toutes les tortures qu’elle lui faisait endurer !

Elle ne songeait plus guère à autre chose.

Ses nuits étaient hantées de fantômes ; elle ne pouvait plus que haïr ; il y avait des moments où elle oubliait presque sa fille pour ne songer qu’à sa vengeance.

Aussi, c’est le souffle ardent, la mort dans l’âme, que tous les huit jours elle voyait arriver Gaston, qui venait voir Mariette, et en même temps lui apporter le résultat de ses recherches de la semaine.

Tristes résultats !

Rien ! toujours rien !

Ni Palmer, mis en campagne, ni Bob si intelligent et si vif, n’avaient recueilli le moindre indice.

Gaston lui-même avait visité presque tous les, couvents, et il en sortait comme il y était entré.

Il ne pouvait pas en être autrement.

Quelque prétexte qu’il prit pour s’introduire dans ces mystérieuses demeures, il rencontrait partout la même politesse banale ; on l’accompagnait au parloir, on le laissait s’agenouiller à la chapelle ; parfois, même, il était admis jusque auprès de la supérieure.

Et c’était tout !…

Ce qu’on lui montrait, ce qu’il voyait, c’étaient les parties banales du couvent ; ce que tout le monde pouvait voir comme lui ; ce que l’on n’a aucun intérêt à cacher.

Mais derrière ces murs épais, sous ces voûtes silencieuses, au fond de ces corridors sombres où parfois il a surpris d’étranges murmures de voix contenues, au delà de ces doubles grilles quadrillées, voilées de tentures noires, qu’y avait-il ?… Que de mystères peut-être se fussent offerts à ses regards s’il lui eût été donné, d’y pénétrer !

Fanny Stevenson se désolait au récit de ses recherches vaines ; elle ne pouvait croire qu’elle ne parviendrait pas un jour à découvrir la retraite où l’on avait enfermé Edmée. Mais elle se désespérait en voyant le temps s’écouler, sans amener aucun changement à la cruelle situation qui lui était faite.

Une fois cependant, quelque chose de bizarre se passa qui vînt ajouter encore à ses terreurs et lui donna la mesure de ce que son ennemie pouvait tenter !

C’était lors de la dernière visite que Gaston avait faite à Sainte-Marthe.

Il était arrivé à midi sonnant. Mariette ne se trouvait pas encore au parloir : sœur Rosalie l’attendait, et il fut frappé de l’expression insolite qu’il remarqua sur ses traits.

Elle était plus sombre encore que d’habitude ; plongée dans ses réflexions amères, elle semblait insensible à tous les bruits qu’elle entendait ; mais dès que Gaston monta les degrés de l’escalier, elle reconnut tout de suite son pas et releva brusquement la tête.

— Oh ! venez ! venez ! dit-elle d’un ton agité et nerveux ; j’avais hâte de vous voir.

— Auriez-vous quelques nouvelles ?… interrogea ardemment Gaston.

— Non… je ne sais rien, je n’ai rien appris ; mais ce que j’ai à vous dire…

— Parlez !

Sœur Rosalie s’était levée ; ses mains tremblaient d’émotion et de colère ; une flamme sinistre éclairait ses yeux pleins de haine.

— Qu’avez-vous donc ? insista Gaston presque effrayé.

— C’est infâme ! la misérable ! balbutia miss Fanny ; ne vous ai-je pas dit déjà qu’elle était capable de tout.

— Qu’est-il arrivé ?

— Une chose odieuse.

— Quoi ? quoi ?

— Moi ? je ne pensais à rien. Je ne pouvais croire à tant d’infamie. Écoutez ! Hier soir, après la prière, au moment où j’allais rentrer dans ma cellule, la mère assistante, c’est-à-dire celle qui remplace et supplée parfois la supérieure, me pria de lui accorder quelques instants d’entretien.

— Que voulait-elle ?

— Un instant, j’ai cru qu’il s’agissait d’Edmée, ou que du moins j’allais obtenir de la sœur quelques renseignements dont je pourrais tirer parti ; mais elle me retint un quart d’heure au moins pour se répandre en paroles inutiles, banales, et qui, pour tout dire, n’avaient aucun sens. Je ne m’en étonnai pas trop cependant ; car ici c’est un peu l’habitude, et on n’y parle le plus souvent que pour bien s’assurer que l’on n’est pas devenue tout à fait muette ; quand je la quittai, je regagnai donc ma cellule sans penser à mal, heureuse de lui échapper, heureuse surtout de rentrer dans ma solitude et dans la possession de moi-même. J’étais loin de me douter de ce qui m’attendait.

— Qu’est-ce donc ?

— Tout d’abord, je ne fis aucune remarque. J’étais tout entière à mon enfant ; mais quand j’allai poser ma lumière au chevet de mon lit, je demeurai glacée de stupeur.

— Qu’y avait-il ?

— Oh ! c’était presque imperceptible pour tout autre que moi ; mais du premier coup d’œil, je m’aperçus que ma cellule avait été visitée pendant mon absence et que l’on avait dû y opérer une perquisition minutieuse.

— Est-ce possible ?

— Je voulus douter. J’examinai avec plus d’attention et bientôt les preuves abondèrent ; sur les dalles, il y avait des traces de pas ; le petit bahut dans lequel je serre quelques modestes objets de toilette avait été bouleversé ; mon lit lui-même, défait et en désordre, attestait, par l’état dans lequel je le retrouvais, qu’une main curieuse l’avait indignement fouillé.

— Mais quel intérêt ?…

— Vous ne devinez pas ?

— Je cherche.

— Ah ! je n’ai pas cherché longtemps, moi ! car la vérité m’a tout de suite sauté aux yeux.

— Quelle est votre pensée ?

— Madame de Beaufort sait que j’ai en ma possession des titres à l’aide desquels je puis à jamais détruire son bonheur et celui de sa fille, et elle a payé quelqu’un, pour venir me les voler.

— Et vous supposez qu’elle a trouvé ici une complicité coupable ?

— Non ; mais ne m’a-t-elle pas accusée de m’être emparée de l’esprit d’Edmée ? N’a-t-elle pas pu ajouter que j’avais favorisé vos entrevues au parloir avec mademoiselle de Beaufort, et notamment qu’il n’était pas impossible que je me fusse prêtée à un échange de correspondances entre cette enfant et M. Gaston de Pradelle.

— Quelle infernale machination !

— Cela une fois admis, le reste va tout seul. La supérieure ne peut croire à tant d’immoralité de ma part ; elle refuse d’accorder créance à cette accusation, et alors on lui indique le seul moyen pratique, presque honorable, de vérifier la calomnie sans que je puisse soupçonner jamais que j’en ai été l’objet. Comprenez-vous ?

— Parfaitement.

— Et me blâmerez-vous désormais si je prends toutes les mesures que m’imposent l’intérêt de ma sécurité et celui plus sacré cent fois de ma vengeance.

— Mais ces papiers ?

— Ils ne m’ont pas quittée, je les porte sur moi, à toute heure de jour et de nuit.

— Après cette première tentative, ne craignez-vous pas…

— Je crains tout ; car après avoir échoué en employant la ruse, je ne doute pas que l’on n’ait recours à la violence.

— Et dans ce cas ?

— Mon parti est pris. Dès ce jour, ces titres, qui sont mon honneur, mieux que cela, la fortune et l’honneur de mon enfant, ces titres seront déposés en des mains qui sauront, j’en suis sûre, les conserver et les défendre : monsieur Gaston, j’espère que vous ne refuserez pas d’en accepter le dépôt.

— Moi ?

— Et à qui donc voulez-vous que je les confie ? Vous êtes le plus brave et le plus loyal gentilhomme que j’aie connu. Vous aimez mon Edmée, et je suis bien certaine qu’elle vous aime. C’est en son nom plus encore qu’au mien que je vous supplie de m’accorder ce que je vous demande.

— Vous le voulez ?

— Je vous en prie.

— Eh bien ! soit, vous avez raison, et vous pouvez être assurée qu’on m’ôtera la vie plutôt que ces parchemins !…

À la suite de cet entretien, Gaston était resté une semaine sans revoir Fanny Stevenson, ni Mariette.

Maxime lui-même n’avait pas donné signe de vie, et ni Palmer ni Bob n’avaient apporté de renseignements dignes d’être recueillis.

Le jeune commandant commençait à sentir le découragement le gagner, et c’est vainement qu’il demandait à son imagination un moyen de sortir de l’impasse d’où il ne pouvait plus sortir.

Un soir, il était rentré de meilleure heure que de coutume.

Paris l’ennuyait : son bruit et son mouvement l’importunaient ; il avait besoin d’être seul, et passait souvent de longues heures assis auprès de son feu.

Il y avait à peine quelques minutes qu’il était rentré, quand Bob se présenta.

Gaston releva le front, et remarqua que le jeune novice tenait une lettre à la main.

— Une lettre ! fit-il avec un tressaillement involontaire.

— Oui, commandant, répondit Bob.

— D’où vient-elle ?

— De Paris.

— De Paris ! Donne vite.

Et il jeta un regard curieux sur la suscription.

La lettre venait bien de Paris, et l’adresse avait été écrite par une main de femme.

Gaston s’empressa de déchirer l’enveloppe, et courut à la signature.

Il n’y avait que quelques lignes, et elles n’étaient pas signées !

Voici ce que disaient ces lignes :

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