XVII

« Monsieur Gaston,

« Je ne sais quand vous recevrez cette lettre, mais dès que vous l’aurez lue, venez me voir le plus tôt possible ; j’ai bien des choses à vous dire. »

Gaston examina le billet avec plus d’attention. Il était daté de trois jours !

Mais il n’eut pas une seconde de doute.

Ce billet n’avait pu être écrit que par Mariette ; elle avait dû le confier à une personne qui n’avait pu la porter de suite à la poste, et c’est de là que venait le retard.

Pendant toute la soirée et la nuit qui suivit, il fut fort agité.

Quelque incident important était survenu ; mademoiselle Duparc avait dû apprendre quelque chose ; mais comment et par qui ?

Il ne doutait pas, d’ailleurs, qu’il ne s’agît d’Edmée.

Mariette était sa meilleure amie, et elle avait été fort contristée de sa disparition. Elle avait dû mettre tout en jeu pour se renseigner sur ce qu’elle était devenue, et peut-être allait-elle lui faire connaître en quel endroit de Paris il la retrouverait.

L’espoir rentra dans son âme, et c’est avec une impatience mortelle qu’il attendit le lendemain.

Il crut que la nuit ne finirait pas et que le jour ne viendrait jamais.

Quand il se réveilla le lendemain, après avoir fort mal dormi, neuf heures venaient de sonner.

Le soleil, un froid soleil d’hiver, blanchissait les rideaux de sa fenêtre, et décrivait de pâles losanges sur le tapis de sa chambre.

Il sauta à bas de son lit et appela Bob.

Ce dernier accourut.

— Personne n’est venu me demander ? demanda Gaston en s’habillant à la hâte.

— Personne, mon commandant, répondit le jeune novice. Seulement, le facteur a apporté une lettre.

— D’où vient-elle ?

— De Brest.

— C’est de Maxime ; donne.

La lettre était en effet de Maxime. Gaston la décacheta vivement, et trouva sous l’enveloppe quatre pages d’une écriture serrée et menue.

Il la lut avec résignation.

Maxime ne pouvait rien dire du sujet qui l’occupait tout entier, mais il l’entretenait longuement de Mariette Duparc.

Maxime était décidément amoureux. Eût-il voulu le nier, que toute sa lettre eut protesté !

Il expliquait les motifs qui l’avaient obligé à prolonger son absence, et annonçait qu’il ne tarderait pas à revenir à Paris.

Le jeune lieutenant de vaisseau, quoique orphelin comme sa cousine, avait encore quelques parents, entre autres une tante fort riche qui l’avait toujours tendrement aimé, et il n’avait pas voulu prendre un parti sans la consulter et obtenir son consentement.

Il s’agissait de son bonheur à lui, Maxime, et le bonheur c’est chose grave.

Il avait donc vu cette tante ; elle s’était montrée favorable à ses projets, et avant peu tout serait réglé de ce côté.

Tout en faisant ces confidences à Gaston, Maxime le priait de n’en rien raconter à Mariette. Il n’en disait pas davantage, mais Gaston devina sans peine…

Quand il eut achevé la lecture de cette longue lettre il s’habilla, déjeuna sommairement et sortit.

Il ne tenait pas en place.

Mariette l’attendait ; elle avait des choses à lui communiquer, et l’heure marchait trop lente à son gré.

Il était à peine onze heures quand il arriva dans les environs du couvent de Sainte-Marthe et comme il avait une heure avant de pouvoir s’y présenter il se mit à marcher devant lui sans but, indifférent à ce qu’il voyait ou entendait, ne cherchant qu’à passer le temps qui lui restait pour attendre midi.

Il n’avait qu’une pensée dans l’esprit, et se sentait incapable de s’en laisser distraire ; Edmée ! toujours Edmée !

Au bout d’un quart d’heure de cette promenade à l’aventure, dans un quartier qu’il ne connaissait pas, il se trouva perdu dans un lacis de rues étroites et solitaires qui se croisaient, sans direction voulue, formées d’habitations qui semblaient s’être élevées là au caprice des propriétaires et sans souci d’un ordre quelconque.

Un moment, quand il y prit garde, cela l’inquiéta.

Mais il continua néanmoins, rassuré par cette idée qu’il n’aurait qu’à s’adresser au premier passant, pour reprendre son chemin.

Toutefois, cette inquiétude passagère qui l’avait un moment troublé, le rendit un peu plus circonspect et plus attentif.

Il se mit à regarder l’endroit où il se trouvait, et involontairement il fut pris de curiosité.

Il longeait alors un mur élevé derrière lequel on voyait pointer quelques cimes d’arbres, et plus loin, la silhouette d’un édifice qui rappelait l’aspect de Sainte-Marthe.

C’était un couvent, à n’en pas douter.

Il tressaillit.

Pourquoi le hasard l’avait-il amené en ce lieu désert, presque inhabité ?

Gaston avait toujours cru qu’il y a dans le hasard une mystérieuse intervention de la Providence, et il ne fut pas éloigné de penser que c’était Dieu lui-même qui l’avait poussé là.

Une fois que cette pensée se fut emparée de son esprit elle ne le quitta plus.

Il avança, fit le tour du mur de clôture, et finalement se trouva au seuil d’une grande porte qu’on avait laissée entrebâillée.

Il la poussa.

Elle ouvrait sur une vaste cour au fond de laquelle on apercevait un bâtiment qui présentait dans quelques-unes de ses parties certains vestiges Renaissance. Hautes cheminées ornées, toit à pans coupés, etc. À droite, se dessinait une autre construction plus moderne, dont les fenêtres à vitraux coloriés annonçaient une chapelle ; puis enfin, à gauche, chose singulière et assurément anormale, en retour sur la cour, un corps de logis indépendant du couvent, et qui semblait habité par des ménages d’ouvriers et de petits bourgeois.

Gaston avait franchi le seuil de la porte ; il fit quelques pas dans la cour, hésitant et craignant d’être taxé d’indiscrétion.

Pourquoi, en effet, était-il entré dans cette demeure ? Il n’eût pu le dire lui-même.

C’était un sentiment confus, né de mille incitations diverses et, pour ainsi dire, analysables ? Il voulait voir. Il était attiré là presque malgré lui. Il lui semblait qu’il obéissait à un désir que rien n’expliquait, mais qui s’affirmait impérieux et indiscutable.

Cependant on l’avait aperçu et on était venu à sa rencontre. C’était la sœur sacristine.

Gaston salua.

Sa bonne mine, sa distinction manifeste, le ruban qu’il portait à sa boutonnière, produisirent leur effet ordinaire.

La sœur sacristine sourit.

— Vous désirez parler à madame la supérieure ? demanda-t-elle avec le plus affectueux sourire qu’elle put trouver ; il faudra alors que vous attendiez, car c’est l’heure de la prière, et vous ne pourrez la voir…

— Dieu me garde d’être importun ! répondit Gaston ; je puis revenir.

— Ce n’est pas la peine. L’entrée de la chapelle est libre, et, si vous le voulez, vous pourrez y attendre que madame la supérieure puisse vous recevoir.

Gaston fit un signe d’acquiescement et suivit la sœur.

Mais à peine eut-il fait quelques pas dans les couloirs qu’il devait traverser, qu’une sensation inattendue le saisit, et ce fut avec une surprise douloureuse qu’il constata combien le couvent dans lequel il venait de pénétrer différait de celui de Sainte-Marthe.

Dès qu’il mit le pied sous la voûte sombre du corridor qui conduisait à la chapelle, il sentit une humidité froide tomber sur ses épaules et glacer sa chair. Le jour n’entrait que par d’étroites meurtrières, ouvertes dans le mur épais. Un silence lugubre régnait de toutes parts, et l’on y respirait une âcre senteur de renfermé et de moisi.

Quand il passa près du parloir, il y jeta un coup d’œil et frissonna.

Cela ressemblait, avec une apparence plus sinistre encore, aux parloirs de Mazas, où le prévenu ne peut communiquer avec ses parents ou ses amis qu’à travers le guichet d’une grille.

Ici, il n’y avait pas même de guichet, et la grille était voilée d’une longue draperie de couleur sombre.

On pouvait se parler, on ne pouvait se voir.

Quand il entra dans la chapelle, il respira.

Relativement, la chapelle était lumineuse.

Des hautes fenêtres qui donnaient sur la cour tombaient de grands rideaux qui tamisaient discrètement les pâles rayons du soleil, répercutés par les mousselines et les dentelles qui ornaient l’autel.

Mais cette clarté vive et gaie s’arrêtait contre le mur opposé, interceptée brutalement par une immense grille quadrillée, doublée d’une draperie noire.

C’est derrière cette draperie, dans une salle où le regard ne pouvait pénétrer, que priaient et psalmodiaient les sœurs et les élèves, à l’abri de toute indiscrétion.

Au-dessus, on apercevait quelques tribunes également dissimulées, qui étaient spécialement réservées aux malades et aux infirmes. Et c’était tout.

Çà et là, quelques chaises pour les fidèles du dehors, un grand Christ d’ivoire se détachant sur une croix d’ébène et quelques reliques saintes pieusement conservées dans de petits coffrets à fermoir d’argent.

Mais Gaston ne donna aucune attention à ces divers objets, et, dès qu’il fut entré, son âme tout entière s’attacha à cette draperie jalouse qui lui dérobait la seule chose qu’il eût voulu voir.

Il avait presque oublié Mariette, tant il était absorbé par cette pensée unique.

D’ailleurs, depuis quelques secondes, un murmure confus, indistinct, s’était élevé de derrière la grille. De temps à autre, il entendait remuer une chaise, le bruit d’une toux opiniâtre arrivait jusqu’à lui, et son regard se faisait ardent, comme s’il eût voulu déchirer ce voile irritant qui l’arrêtait.

Toutefois, il finit par s’apaiser et prit une attitude plus calme.

Un silence profond s’était établi : l’office commençait.

Il s’agenouilla et laissa tomber sa tête dans ses deux mains, pour ne pas laisser surprendre les impressions multiples qui l’assaillaient, menaçant de lui enlever sa force et son courage.

Du reste, cela fut court.

Un quart d’heure à peine. Midi sonnait, quand le prêtre qui officiait donna sa bénédiction à l’assistance et regagna la sacristie à pas comptés.

Gaston demeura encore quelques secondes.

Mais les fidèles quittaient un à un la chapelle, et il ne pouvait rester davantage. D’ailleurs, Mariette l’attendait.

Il abandonna sa place, passa devant la grille et il se dirigeait vers la porte de sortie, quand tout à coup il s’arrêta terrifié et près de tomber.

Au moment où il passait devant l’autel, un mouvement inattendu s’était effectué parmi les personnes qui passaient devant la grille, une main avait soulevé un coin de la draperie, et un cri de suprême angoisse et de défaillance s’était fait entendre.

Or, à tort ou à raison, dans la voix qui avait poussé ce cri, Gaston avait cru reconnaître celle de mademoiselle de Beaufort.

Ne se trompait-il pas ? Était-ce possible ? À tout prix il voulait savoir, et, poussé par un sentiment plus fort que sa volonté même, il fit quelques pas pour se rapprocher.

Mais il n’alla pas loin.

Une rumeur discordante s’entendait maintenant derrière la grille. C’était un brouhaha indescriptible à travers lequel on distinguait des exclamations effarées ; la draperie s’agitait par moments, comme par saccades, et des regards violemment allumés s’attachaient au jeune commandant, qu’ils semblaient tenter d’exorciser.

Il en fut presque interdit.

Il avait vu cependant bien d’autres tempêtes, sans en avoir été troublé ; mais ici, dans un pareil lieu, après la sensation si vive qu’il venait d’éprouver, il n’eut pas la force de réagir contre sa propre émotion.

La porte de sortie était ouverte, et machinalement, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il gagna la rue et s’enfuit, comme s’il venait de commettre un sacrilège.

Un quart d’heure plus tard, il arrivait à Sainte-Marthe et entrait au parloir, où il trouvait Mariette et sœur Rosalie.

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