Raide dans son fauteuil, Catherine, livide, les lèvres pincées, sans un mot, sans un geste, fixait Rospignac, venu pour rendre compte, qui s’inclinait devant elle. Et sous la menace de ce regard de feu, le baron sentait un frisson d’épouvante l’étreindre à la nuque.
« Eh ! madame, avant de me poignarder du regard comme vous le faites, il serait juste de savoir d’abord si je suis coupable !… L’affaire a échoué, c’est certain. Il n’y a point de ma faute, c’est non moins certain.
– Expliquez-vous.
– Tout le mal vient de MM. de Guise, qui se sont avisés de venir déranger les dispositions que j’avais prises, que vous connaissez et que vous aviez approuvées, madame.
– C’est bien, dit-elle froidement, faites votre rapport. »
Rospignac comprit qu’il avait réussi à tirer son épingle du jeu. Malgré son calme apparent, il se sentit soulagé du poids énorme qui l’oppressait. Il fit le rapport qu’on lui demandait. Il le fit rigoureusement exact dans ses plus petits détails. Seulement, il mit bien en évidence la faute commise par les Guises en retardant par des questions oiseuses la marche des troupes qui étaient ainsi arrivées trop tard.
Quand il eut terminé, Catherine garda un instant le silence. Rospignac, dans une attitude respectueuse, l’observait du coin de l’œil, cherchant à lire sur son visage l’effet produit par ses paroles, et à deviner ses intentions. Peine parfaitement inutile d’ailleurs, car aucun visage humain ne savait se montrer plus indéchiffrable que celui de Catherine.
Comme si de rien n’était, elle prononça enfin :
« C’est ce soir, je crois, que MM. de Guise doivent avoir un entretien secret avec M. le vidame de Saint-Germain ?
– Oui, madame.
– Vous serez là ?
– Oui, madame.
– Bien. Vous viendrez me rendre compte demain matin. Je vais réfléchir… Demain, peut-être, je pourrai vous donner de nouvelles instructions. Allez. »
Rospignac s’inclina profondément et se dirigea vers la porte en se disant :
« Elle n’est pas contente… Mais elle n’a rien à me reprocher… et c’est l’essentiel pour moi. »
Comme il atteignait la porte, elle l’arrêta en disant :
« À propos, il faut connaître le nom de la personne qui a fourni à Beaurevers le moyen de descendre de la maison incendiée.
– J’y pensais, madame.
– Oui, mais il faut trouver… et trouver vite… Ne serait-ce pas des fois le vicomte de Ferrière ? »
En disant ces mots, elle le fouillait de son regard aigu. Il ne sourcilla pas. Et ce fut d’un air très naturel qu’il répondit :
« Cette idée m’est venue à moi aussi. Ferrière et Beaurevers, depuis quelque temps, sont devenus inséparables.
– Eh bien, il faut vous en assurer.
– Ce sera fait, madame.
– Ce n’est pas tout : il faut me trouver et m’amener cette jeune fille, cette diseuse de bonne aventure, cette Fiorinda, puisque c’est ainsi qu’elle se fait appeler. Il me la faut aujourd’hui même. »
Il sortit. Il exultait. Il était bien résolu à obéir et à s’emparer de Fiorinda le jour même.
Il eût été moins décidé, et surtout moins pressé, s’il avait connu le rôle joué par la jeune fille dans cette aventure. Et la joie qui le soulevait eût fait place séance tenante à l’inquiétude la plus vive s’il avait su que Catherine, elle, était au courant.
Mais Rospignac ignorait encore ces détails. Et c’est pourquoi, s’en tenant à la promesse de Catherine, il nageait dans la joie et prenait ses dispositions pour exécuter au plus vite l’ordre qu’elle lui avait donné.
Quant à Catherine, après le départ de Rospignac, elle se leva et se dirigea d’un pas lent et majestueux vers les appartements du roi où elle entra d’autorité.
Seule la reine mère pouvait se permettre d’entrer de cette manière. À cet instant, François était en compagnie de la reine Marie Stuart. Ils n’eurent donc pas besoin de se retourner pour savoir qui venait les déranger. Comme deux enfants qu’ils étaient, ils s’écartèrent vivement l’un de l’autre et prirent une attitude cérémonieuse, conforme au cérémonial.
« Vous filez le parfait amour, François, c’est fort bien. Mais, vrai Dieu, il y a temps pour tout cependant. Et il faut convenir que vous choisissez bien mal ce temps. Quoi ! les événements les plus graves se déroulent autour de vous et vous n’en avez cure !
– Eh ! madame, s’écria François impatienté, que se passe-t-il donc de si grave, selon vous ?
– Se peut-il que vous ne sachiez rien ! Heureusement que je suis là et que je veille, moi ! »
Elle le prit par la main et l’entraîna vers une fenêtre qu’elle ouvrit d’un geste brusque et tendant la main :
« Tenez, dit-elle, regardez, écoutez.
– Je vois, dit François sans s’émouvoir, je vois des bandes de vile populace, qui semblent échappées de la Cour des Miracles, parcourir les rues armées de bâtons. J’entends que ces truands – car ce sont là de vulgaires truands, madame, qui n’ont rien de commun avec mon peuple que je connais et qui est un brave peuple – je les entends, dis-je, hurler : « Mort aux huguenots !… » Je ne vois pas qu’il y ait là de quoi s’émouvoir. »
Ceci dit avec le plus grand flegme, François ferma lui-même la fenêtre et revint s’asseoir le plus tranquillement du monde.
« Quand vous entendrez ce peuple tourner ses menaces et ses hurlements contre vous, peut-être alors vous émouvrez-vous. Fasse le Ciel qu’il ne soit pas trop tard !
– Alors, j’enverrai contre eux une compagnie de mes gardes. On se saisira de ceux qui brailleront le plus fort, on les pendra sans autre forme de procès aux différents carrefours… et je vous réponds que tout rentrera dans l’ordre. »
« Oh ! rugit Catherine dans son esprit, ceci n’est pas de toi !… Ceci t’a été soufflé par ce misérable aventurier, par ce Beaurevers de malheur !… Mais il ne sera pas dit que je m’avouerai vaincue sans avoir lutté jusqu’au bout !… »
« Mon fils, si vous ne vous teniez pas éloigné des affaires comme vous le faites, vous comprendriez que la situation est grave et mérite toute votre attention. Souffrez que votre mère qui, heureusement pour vous, se tient au courant, elle, vous fasse part de ce qu’elle sait.
– Mais, madame, je ne demande pas mieux que de m’instruire. Parlez donc, je vous écoute avec la plus grande attention.
– Nous sommes en présence d’un vaste complot ourdi de longue main par les réformés que le populaire appelle huguenots. Leur but ? Rejeter l’autorité royale, se séparer du reste de la nation, ériger un État distinct dans l’État. Et, comme leur élément est essentiellement guerrier, absorber ensuite par la force l’État dont ils seront séparés, l’asservir, devenir les maîtres absolus du royaume. Ce qui revient à dire que vous seriez dépossédé de vos États, renversé et probablement occis.
– Voyez-vous cela ?… Je m’étais laissé dire que les réformés demandaient tout simplement le droit de prier Dieu à leur manière. Et bien que cette manière ne soit pas la nôtre, je ne vous cache pas, madame, que je ne trouve pas, quant à moi, cette prétention si exorbitante.
– Prétexte, mon fils, simple prétexte.
– Soit. Mais ne pensez-vous pas que, si on leur accordait ce qu’ils demandent, ces gens-là se tiendraient tranquilles ensuite ? Je ne sais si c’est un effet de mon ignorance des affaires, mais je ne les vois pas aussi noirs qu’on les fait. J’ai peine à croire à tant de scélératesse. En tout cas, on ne risquerait pas grand-chose d’essayer.
– Erreur, mon fils, quand nous leur aurons accordé cela, ces gens-là demanderont autre chose.
– Quoi, madame ? Précisez, je vous prie.
– Par exemple, l’obligation pour tous les catholiques d’aller au prêche comme eux.
– Peuh !
– Soit, dit-elle, mais vous êtes trop bon, François. En attendant, à tort ou à raison, voici les Parisiens qui crient.
– Laissons-les crier, madame. Quand ils seront las, ils s’arrêteront. »
Battue sur ce point, Catherine voulut une revanche. Et elle se rabattit sur sa bru.
« Ma fille, dit-elle soudain, il est vraiment fâcheux que vous ayez si peu conscience de vos devoirs de souveraine.
– Moi, madame ! balbutia Marie Stuart interloquée. En quoi ai-je manqué à mes devoirs, selon vous ? Je vous serai très obligée de me l’apprendre.
– Comment pouvez-vous supporter que le roi, votre époux, s’efface ainsi qu’il le fait ? s’écria Catherine avec aigreur. Je sais bien que cet effacement profite à votre famille. Il y a des limites à tout, cependant. Le roi passe la plus grande partie de son temps hors de sa maison. Que cela ne vous inquiète pas, cela démontre de votre part une confiance admirable. Songez cependant que les méchantes langues pourraient être tentées de remplacer le mot confiance par le mot indifférence, et avec une apparence de raison… Ne m’interrompez pas, je vous prie… Quand par hasard le roi reste chez lui, vous le chambrez, personne ne le voit. Savez-vous que, si cela continue, on finira par oublier complètement au Louvre, comme dans tout le royaume, qu’il y a un maître, un seul et unique maître, et que ce maître n’est pas M. le duc de Guise, votre oncle. »
Marie Stuart, douce et bonne, n’était cependant pas femme à accepter les perfides insinuations de sa belle-mère sans y répondre.
Elle allait donc les relever vertement.
François ne lui en laissa pas le temps. D’un geste à la fois doux et impérieux, il imposa le silence à Marie Stuart qui allait répliquer et, avec une violence qu’il ne pouvait pas maîtriser complètement :
« Puisque vous y tenez absolument, je vais montrer que le jour où il me conviendra d’agir en maître, ce sera pour tout de bon. Il faudra que tout le monde plie sous ma volonté. Vous entendez, madame : tout le monde. Vous vous en prendrez à vous-même : c’est vous qui l’aurez voulu. »
Ces paroles, et surtout le ton résolu sur lequel elles étaient prononcées, firent dresser l’oreille à Catherine. Un commencement d’inquiétude se coula dans son esprit. Mais elle se rassura en se disant que ce n’était là qu’une menace vaine que François n’aurait jamais l’énergie de mettre à exécution.
Nous avons dit qu’elle connaissait mal son fils.
François frappa sur un timbre et donna un ordre à voix haute.
À voix basse, il en donna un autre. Catherine eut beau tendre l’oreille, elle ne put entendre ce qu’il venait de commander. Elle avait pourtant l’oreille fine. Et l’inquiétude fit de nouveau irruption en elle.
En exécution de l’ordre donné tout haut, les portes furent ouvertes. Un héraut annonça d’une voix tonitruante que le roi accordait audience générale.
C’était presque un événement : le roi était fréquemment hors du Louvre et, quand il restait chez lui, comme ce jour-là, il se tenait volontairement à l’écart, ne recevait que ses intimes et n’accordait que les audiences particulières qu’il lui était impossible de remettre.
C’était donc assez rarement que la cour se réunissait. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et bientôt le vaste cabinet fut envahi par la foule des courtisans empressés à faire leur cour au roi et aux deux reines.
Beaurevers entra.
Le roi le vit dès qu’il mit le pied dans le cabinet. Il ne lui dit pas un mot, ne lui fit pas un geste. Seulement, il lui adressa un long regard. Beaurevers comprit la signification de ce regard. Il y répondit par un geste qui disait :
« Je ne bouge pas d’ici. »
Il voulut aller se placer modestement à l’écart. Mais Catherine l’avait vu, elle aussi. Elle lui adressa un gracieux sourire. Et il dut venir s’incliner devant elle.
Il pensait en être quitte ainsi. Mais alors ce fut Marie Stuart qui, de sa voix harmonieuse, avec son plus doux sourire, prononça au milieu de l’attention générale :
« Ah ! monsieur de Beaurevers, je suis heureuse de vous voir. »
Elle lui tendit la main. Le chevalier se courba sur cette main avec cette grâce altière qui avait un charme spécial chez lui, et l’effleura de ses lèvres.
Elle mit cet instant à profit et, pendant que le chevalier se courbait, elle laissa tomber dans un souffle, en désignant du regard François, à deux pas d’elle :
« Veillez, chevalier, veillez. »
Beaurevers répondit par un coup d’œil expressif qui disait clairement qu’elle pouvait compter sur lui. Et il alla se perdre dans la foule. Seulement, il se plaça de manière à ne pas perdre de vue François et à être vu de lui. Ainsi il pouvait accourir au premier signe.
En même temps que MM. de Guise et derrière eux, était entré un personnage auquel nul ne fit attention. Ce personnage, qui paraissait inquiet et se faisait tout petit, c’était le concierge du Louvre, l’espion de Catherine.
Nous avons dit que personne n’avait fait attention à lui. Nous nous sommes trompés. Le roi, qui l’avait fait appeler et le guettait, l’aperçut dès qu’il eut franchi la porte, malgré la précaution qu’il prenait de se dissimuler derrière le chancelier Michel de l’Hospital qui, lui, suivait les Guises.
Donc, François aperçut le concierge. Et il l’apostropha aussitôt :
« Venez çà, monsieur le concierge. »
La voix était grosse de menace. Pâle comme un mort, la sueur de l’angoisse au front, le malheureux, au milieu de l’attention générale, traversa le cercle d’un pas chancelant et vint se courber en deux devant le roi qui fixait sur lui un regard glacial.
« Monsieur, dit le roi d’une voix tranchante, je vous avais avisé moi-même qu’il se pourrait qu’on vînt demander mon valet de chambre Griffon de la part de deux personnages dont je vous avais fait connaître les noms. Je vous avais expressément recommandé de faire appeler Griffon, sans perdre une seconde, sans demander d’explications au messager, quel qu’il fût. Hier, comme je prévoyais, on est venu vous demander de faire appeler Griffon. Voulez-vous m’expliquer comment il se fait qu’il a fallu plus d’une demi-heure pour faire une commission qui pouvait, qui devait être faite en moins de cinq minutes ?
– Sire, bredouilla le malheureux, j’ai envoyé séance tenante un laquais vers M. Griffon… Je ne m’explique pas…
– Vraiment, vous ne vous expliquez pas !… Et comment se fait-il que vous vous soyez permis, malgré mes ordres formels, de faire subir au messager un interrogatoire qui n’a pas duré moins d’un quart d’heure ?… Il n’est plus question là de la négligence d’un misérable laquais. C’est bien vous qui êtes coupable. De quoi vous mêlez-vous ?… Ah çà ! les ordres que je donne ne comptent donc pas pour vous ?… »
Il s’était animé. La colère qu’il avait refoulée jusque-là, maintenant qu’il avait un prétexte plausible, éclatait dans toute sa violence. C’était la première fois que cette colère royale se manifestait ainsi en public. Elle parut d’autant plus effrayante que, dans les rares moments où le roi s’était montré au milieu de sa cour, on l’avait toujours vu d’une humeur douce, égale, un peu timide, volontairement effacé, comme le lui reprochait Catherine. Il reprit, et maintenant il paraissait très calme, très maître de lui, mais si froid, si résolu qu’il parut plus effrayant encore que dans l’éclat de sa colère.
« Il est temps que ces agissements cessent. Il est temps qu’on sache qu’il n’y a pas d’autre maître ici que moi. Qu’on se le tienne pour dit. »
Ceci, qui s’adressait à toute l’assemblée, était accompagné d’un regard circulaire. Et il fut remarqué que ce regard s’était arrêté un instant sur Mme Catherine et sur MM. de Guise.
Le roi revint à l’infortuné concierge, plus mort que vif :
« Quant à vous, monsieur, fit-il de sa voix glaciale, je ne veux pas autour de moi de serviteur en qui je ne puis avoir confiance. Je vous donne quarante-huit heures pour vous démettre de votre charge. »
Le concierge plia sous le coup. Instinctivement, il jeta sur Catherine un regard désespéré qui implorait assistance. Mais Catherine, pestant intérieurement contre le maladroit, se hâta de détourner les yeux.
Le roi surprit ce coup d’œil. Il acheva :
« … Et vous retirer dans vos terres. Allez… Et si vous tenez à votre tête, faites en sorte que je ne vous rencontre jamais ni à la cour ni à la ville. »
Pendant que l’espion se retirait d’un pas chancelant, un murmure approbateur saluait cette exécution sommaire. Le roi avait parlé en maître et tout naturellement la foule des courtisans se déclarait pour lui.