III LES GUISES

Le duc François de Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, avaient dû s’immobiliser, attendre la fin de cette scène. Ils étaient aussi troublés, aussi inquiets l’un que l’autre.

Après avoir échangé quelques réflexions à voix basse et s’être concertés, ils s’avancèrent vers le roi. Et leur inquiétude se manifesta d’une manière dissemblable qui marquait d’une façon criante la différence de caractère des deux frères.

Le duc, dans la force de l’âge (il avait à peine quarante et un ans), de haute taille, de carrure puissante, le visage congestionné, la cicatrice du front qui lui valait son surnom de Balafré, d’un rouge sanglant, accentuait la rudesse de sa démarche, la dureté du regard, le port de tête insolent, le pli dédaigneux des lèvres. Et il alla droit devant lui, sans un sourire, sans détourner un instant son regard qu’il tenait obstinément fixé sur le roi. C’était le chêne puissant qui redresse son front altier et brave la tempête.

Le cardinal, plus petit, plus mince, plus élégant, l’œil voilé, le teint pâle, l’allure souple, ondulante, glissait sur le tapis, courbé en une interminable révérence ; il prodiguait à droite et à gauche des sourires mielleux et il interrogeait anxieusement du regard sa nièce, Marie Stuart. C’était le roseau qui plie pour mieux se redresser.

Et ce fut ainsi qu’ils vinrent faire leur révérence au roi et que le duc débita son compliment.

Se croyant sûr de son pouvoir, le duc demanda au roi la faveur d’un entretien particulier, ayant amené M. le Cardinal et M. le Chancelier, dit-il, à seule fin de l’entretenir d’affaires urgentes et de la plus haute gravité.

C’était une satisfaction platonique qu’il donnait ainsi au jeune souverain, en ayant l’air de le consulter. Ordinairement, le roi ne faisait aucune difficulté d’accorder l’audience demandée et approuvait toutes les décisions qu’on lui soumettait.

Le duc était fermement convaincu que les choses se passeraient cette fois-ci comme elles se passaient toujours en pareil cas. Il fut stupéfait lorsqu’il entendit le roi déclarer d’une voix grave :

« Parlez, monsieur le Duc, je vous écoute.

– Quoi ! fit le duc assez interloqué, Votre Majesté veut que je traite ici, devant tout le monde, des affaires qui ne doivent être révélées qu’en conseil ?

– Pardon, répliqua François qui prit un air naïf, ne m’avez-vous pas dit, duc, que vous vouliez m’entretenir des agissements de MM. les Réformés, de certains événements qui se sont déroulés hier sur le Pré-aux-Clercs, et enfin de cette petite effervescence qu’on voit aujourd’hui dans les rues de la ville ?

– En effet, Sire, c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais je ne me souviens pas d’en avoir parlé à Votre Majesté.

– Vraiment !… Il me semblait cependant vous l’avoir entendu dire… Au surplus, peu importe. C’est bien de cela que vous désiriez nous entretenir ? Oui. Eh bien, parlez, en ce cas. J’estime que ce sont là affaires sans conséquence qui peuvent être traitées au su et au vu de tout le monde. »

Il fallait voir de quel air détaché François venait de prononcer ces paroles.

Malgré les signes discrets que lui adressait son frère le cardinal, le duc ne voulut pas céder sans avoir résisté jusquau bout.

« Sire, dit-il en baissant de plus en plus la voix, il est impossible de traiter d’aussi graves questions en public.

– C’est votre opinion, déclara froidement le roi, ce n’est pas la mienne. Parlez donc, duc. Parlez à haute et intelligible voix. Je le veux. »

Le roi ayant dit : « Je veux », il n’y avait plus quà s’incliner.

C’est ce que fit le duc, la rage au cœur. Mais, au moment où il allait prendre la parole, le cardinal lui ferma la bouche par un coup d’œil d’une éloquence irrésistible, et prenant les devants :

« C’est un long discours qu’il faut faire. Ceci rentre dans mes attributions plus que dans celles de M. le Duc qui est un soldat d’abord et avant tout. Votre Majesté veut-elle me permettre de prendre la parole ?

– Peu importe celui de vous deux qui parlera. Je vous écoute, cardinal… Et surtout soyez bref. »

C’était sec. Le duc se mordit les lèvres jusqu’au sang. Mais un nouveau coup d’œil de son frère lui recommanda la prudence et la modération. Et comme, nous croyons lavoir dit, il avait une confiance illimitée dans l’esprit subtil de son frère qui était la forte tête de la maison, il se contint.

Quant au cardinal, il se courba profondément, comme devant un compliment flatteur. Mais son dépit était violent. De plus, il était cruellement embarrassé. Et ceci nécessite une explication :

Forts de la confiance royale, les Guises n’avaient pas attendu cette audience pour prendre des mesures violentes. Ces mesures pouvaient déchaîner la guerre civile dans le royaume. Ils le savaient. C’était ce qu’ils voulaient. Ces mesures, ils comptaient les faire approuver par le roi, après qu’elles auraient été mises à exécution, en partie du moins, c’est-à-dire lorsqu’il serait trop tard pour revenir là-dessus. C’était leur manière de faire dans les coups de force.

Mais voici que tout à coup le roi paraissait se tourner contre eux. Cela changeait complètement la face des choses. Dans la disposition d’esprit qu’ils voyaient au roi, il eût été souverainement dangereux de lui révéler qu’ils avaient donné des ordres avant d’avoir obtenu son assentiment. C’était cela surtout qu’il fallait lui cacher et c’est pour cela que le cardinal avait demandé la parole.

Voilà pourquoi le cardinal de Lorraine était embarrassé et s’était accordé un bref instant pour se recueillir.

Il commença enfin son discours. Ce fut la répétition amplifiée des accusations que Catherine, l’instant d’avant, avait portées sur les réformés.

Il ne put en dire guère plus long qu’elle, car le roi l’interrompit presque aussitôt :

« Inutile de pousser plus loin, dit-il. Je suis fixé sur ce sujet… Je m’étonne de voir un esprit aussi éclairé, un savant comme vous, monsieur le Cardinal, se faire écho d’accusations aussi ridicules… Je dis bien : ridicules. Sachez, monsieur, que je suis renseigné sur cette affaire plus et mieux que vous ne pouvez l’imaginer. C’est ce qui me permet de constater que vous êtes dans l’erreur. C’est pourquoi je vous dis : Non, monsieur, les réformés n’en veulent pas à ma vie et ne complotent pas contre la sûreté de l’État… Mais ce qu’ils feront certainement si on les pousse à bout… Peut-être est-ce là ce qu’on cherche. Je finirai par le croire… Vous êtes venu me proposer des mesures. Je présume qu’elles sont violentes. S’il en est ainsi, je vous dispense de les formuler. La violence serait la pire des fautes. Elle nous mènerait fatalement à la guerre civile… Je vois très bien que c’est là précisément le but poursuivi par certains fauteurs de désordres qui, pour l’assouvissement d’ambitions effrénées, n’hésiteraient pas à noyer le pays dans des flots de sang… Mais je ne serai point leur dupe, et leurs abominables projets ne se réaliseront pas, je vous en donne ma parole royale. Inutile donc de prêcher ici la violence. Ce qu’il faut, c’est un large esprit de tolérance, calmer les esprits au lieu de les exciter sans trêve comme on le fait, leur prêcher l’amour et la concorde et non pas la haine et la discorde, leur faire comprendre, enfin, que les sujets d’un grand et beau royaume comme celui-ci sont comme les membres d’une même et vaste famille qui doivent s’entraider fraternellement et non pas se dévorer mutuellement comme des chiens enragés. Voilà ma politique, à moi. Vous la jugerez peut-être un peu simple. Je la crois bonne. Et si on l’applique comme je l’entends – et je veillerai à ce qu’il en soit ainsi – vous verrez bientôt renaître l’ordre et la prospérité dans ce pays. Alors, si Dieu me prête vie, il sera temps de rechercher ces criminels auxquels j’ai fait allusion. Et je vous jure Dieu qu’ils seront démasqués, saisis, jugés, condamnés et jetés pantelants sous la hache du bourreau. J’ai dit. »

Ce petit discours, auquel personne ne s’attendait, produisit une impression énorme. D’autant qu’il avait été prononcé sur un ton modéré, mais avec une fermeté que personne ne soupçonnait chez ce jeune homme d’aspect maladif, qui passait pour très indolent. Ce fut aussi une stupeur prodigieuse de le voir discuter, avec tant de bon sens et une réelle compétence, des affaires dont on croyait bien qu’il ignorait le premier mot.

Au milieu du silence, une voix grave s’éleva soudain qui approuva courageusement :

« Et c’est fort bien dit, Sire. C’est là un noble langage. Un langage de roi. »

C’était le chancelier Michel de l’Hospital qui prenait ainsi position contre les Guises.

Cette intervention fut agréable au roi. Avec son plus gracieux sourire, il remercia :

« L’approbation de l’homme intègre que vous êtes, monsieur le Chancelier, m’est infiniment précieuse. Elle ne saurait me surprendre cependant, connaissant la noblesse et l’élévation de votre caractère. »

Le chancelier se courba sous le compliment. Et redressant sa noble tête avec une gravité douce :

« Paroles inoubliables, qui me comblent de joie et d’orgueil, Sire. Si Dieu vous prête vie, vous serez un grand roi, Sire.

– Ce n’est pas là le titre que j’ambitionne, fit le roi avec la même gracieuseté. Que mes sujets disent de moi que je suis un roi juste et bon, je n’en demande pas plus. En tout cas, c’est ce que je m’efforcerai d’être et, avec les conseils d’hommes vénérables tels que vous, monsieur le Chancelier, j’espère y arriver sans trop de peine. »

Et, avec un accent d’inexprimable mélancolie qui trahissait la crainte secrète qui était au fond de lui-même, il ajouta, pour la deuxième fois :

« Si Dieu me prête vie, toutefois. »

Cette diversion, quoique très brève, avait permis aux Guises de se ressaisir. Le duc reprit la parole.

« Le roi, fit-il en s’inclinant profondément, repousse, sans les connaître, les mesures que nous étions venus lui soumettre. Le roi est le maître… Je m’incline devant sa volonté. Le roi refusera sans doute également d’entendre la relation des événements qui se sont produits hier… Sur le vu de rapports vagues, émanés on ne sait de qui et d’où, le siège du roi est fait…

– En effet, duc, interrompit vivement le roi, mon siège est fait, comme vous dites. Mais ce n’est pas d’après de vagues rapports, comme vous dites encore. J’étais là, duc, comprenez-vous ?… J’ai vu de mes propres yeux, j’ai entendu de mes propres oreilles. »

Si maître de lui qu’il fût, le duc plia sous le coup. Il fit précipitamment deux pas en arrière. Il croyait que le roi connaissait la terrible vérité et qu’il allait l’accuser devant toute la cour d’avoir voulu le faire assassiner…

« Votre Majesté était là !… dans cette échauffourée !… » bégaya le duc sans trop savoir ce qu’il disait.

Le pis est que le roi semblait jouir de leur trouble et de leur embarras. Il les fixait d’une manière inquiétante et ne se pressait pas de répondre. Enfin, il prononça avec une lenteur calculée :

« Oui, duc, j’ai vu et entendu par moi-même. Vous, vous n’étiez pas sur les lieux où se sont passés les événements dont nous nous entretenons. Donc, vous ne pouvez en parler que d’après les rapports qu’on vous en a faits. Oh ! je ne mets pas en cause votre bonne foi… Je sais que ces rapports-là ne sont pas vagues, et qu’ils émanent de M. le Lieutenant criminel et de M. le Chevalier du guet. Je ne dis pas qu’ils sont mensongers, ces rapports, et que vous ne devez pas avoir foi en eux. Mais je sais qu’ils disent des choses qui sont contraires à celles que j’ai vues et entendues moi-même. En sorte qu’il faudrait chercher comment ces deux officiers royaux ont pu se tromper aussi grossièrement. Et s’ils sont coupables, il faudra les frapper impitoyablement. Comprenez-vous, duc ?

Ce que le duc et le cardinal comprenaient surtout, c’est que la mortelle accusation ne se produisait pas. Bien mieux, le roi semblait les mettre hors de cause, puisqu’il disait qu’il ne doutait pas de leur bonne foi. Ils se sentirent revivre tous les deux, et un vaste soupir de soulagement souleva leurs deux poitrines. Seulement la secousse avait été trop forte. Ils avaient sondé l’abîme, ils connaissaient maintenant les effets hallucinants du vertige. Et ils n’avaient pas envie de les éprouver à nouveau. C’est pourquoi le duc, qui allait tenir tête au roi, jugea prudent de louvoyer, d’avoir l’air de s’incliner.

C’est ce qui fait que, au grand étonnement de ceux qui le connaissaient, le duc déclara :

« Qui donc serait assez osé de mettre en doute la parole royale ? Si le roi affirme que les rapports qui m’ont été faits sont inexacts, c’est que cela est ainsi. L’enquête sera faite, Sire, et menée rondement, je vous en réponds. De même, je vous réponds que ceux qui m’ont mis dans cette fâcheuse posture aux yeux de Votre Majesté seront châtiés sans pitié, comme ils le méritent. »

Le roi se contenta d’approuver d’un léger signe de tête. Le duc reprit, achevant sa soumission :

« Il importe cependant que des mesures soient prises sans tarder au sujet de cette émotion qui s’est manifestée aujourd’hui dans la rue. Plaise à Votre Majesté de me donner ses ordres à ce sujet. »

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