Ferrière, auquel s’étaient joints les quatre braves qui se multipliaient avec un zèle touchant pour réparer de leur mieux les suites de leur fatal oubli, qui lui obéissaient comme ils obéissaient à Beaurevers lui-même, Ferrière s’était mis à battre la ville et ses environs, se fiant au hasard pour retrouver Fiorinda et Beaurevers.
Car il se refusait à admettre qu’ils fussent morts. Et sur ce point-là, du moins, son instinct ne le trompait pas.
Un matin, Ferrière s’avisa tout à coup d’une chose à laquelle il s’étonna de n’avoir pas songé plus tôt : surveiller Rospignac, tenir son logis à l’œil.
C’est par là qu’il aurait dû commencer, puisqu’il savait que c’était Rospignac qui avait fait les deux coups.
Rospignac comme on a pu le voir, avait plus d’un logis, soit dans le quartier de la ville, soit dans l’Université, soit dans les faubourgs. De ces différentes demeures mystérieuses, Ferrière n’en connaissait aucune. Il ne connaissait que le domicile avoué, celui que Rospignac indiquait à ses amis et connaissances.
Ce logis était situé rue des Étuves, à côté du carrefour de la croix du Trahoir. Comme la maison de la rue Montmartre où Fiorinda avait été attirée, ce logis avait deux entrées. La première, dont nous venons de parler, rue des Étuves, l’autre rue du Four.
Il y avait donc deux endroits à surveiller. Les quatre braves qui avaient l’habitude de ce genre d’opérations s’en chargèrent. Et Ferrière, qui connaissait leur expérience, qui savait qu’il pouvait compter sur eux, les laissa faire, s’en rapporta à eux.
Deux de ces braves se chargèrent de la rue des Étuves, les deux autres de la rue du Four.
Ferrière avait établi son quartier général dans un cabaret borgne d’où il ne bougeait pour ainsi dire plus.
Il venait d’aider le hasard de son mieux. Le hasard l’aida.
Pendant deux jours, ils ne découvrirent rien. Rospignac et Guillaume Pentecôte, pris à leur sortie du logis et adroitement pistés, ne firent que des courses qui ne leur apprirent rien au sujet de ceux qu’ils cherchaient.
Pendant ces deux jours, la mère Culot vint faire son rapport. Mais la vieille qui obéissait aux ordres de Rospignac qui prévoyait tout, entrait et sortait tantôt par la rue des Étuves, tantôt par la rue du Four. Elle passa une fois sous le nez de Strapafar et de Corpodibale, qui ne la reconnurent pas. La deuxième fois, elle passa sous le nez de Trinquemaille et de Bouracan, qui ne la reconnurent pas davantage.
Elle revint le troisième jour. Et cette fois le hasard se manifesta en ce sens qu’il la fit passer devant Trinquemaille et Bouracan. C’était la deuxième fois en deux jours. C’était trop. La première fois, la vieille avait échappé à leur observation. La deuxième fois, il n’en fut pas de même. Trinquemaille se mit à chercher dans sa tête :
« Qu’est-ce que cette femme qui vient ici tous les jours comme un soldat à l’ordre ?… Pourquoi passe-t-elle tantôt par un côté, tantôt par l’autre ?… Qu’est-ce que cette femme ?… Et… et… où diable l’ai-je vue ?… car il me semble bien l’avoir vue ailleurs. »
L’esprit de Trinquemaille s’était mis à travailler. Il était sur la voie. Tout à coup, il murmura :
« Saint Pancrace me soit en aide !… »
Et il avait une grimace de jubilation qui indiquait qu’il avait trouvé.
Il glissa quelques mots à l’oreille de Bouracan qui, conscient de la supériorité de son camarade, partit aussitôt sans demander d’explications.
Trinquemaille rabattit les bords du chapeau sur les yeux, remonta les pans du manteau jusqu’au nez et alla se poster sous la croix de Trahoir. Ce qui lui permettait de surveiller à la fois la rue des Étuves et la rue du Four.
La vieille parut. Il la laissa prudemment s’éloigner de la demeure de Rospignac et la suivit jusqu’aux Halles. Là, au milieu de la foule, il s’assura d’un coup d’œil rapide qu’il n’était pas épié lui-même.
Il se trouvait alors à deux pas de la rue Tirechape. Il saisit la vieille dans ses bras, l’enleva comme une plume, s’engouffra dans la rue, et d’un seul bond sauta dans un cabaret borgne qui se trouvait à l’entrée de la rue.
En deux bonds, Trinquemaille traversa la salle commune et porta la vieille dans un cabinet. Et elle verdit, elle se mit à trembler de tous ses membres, et elle gémit d’une voix étranglée :
« Jésus !… je suis morte !… »
Elle venait de se trouver en présence de Ferrière, de Bouracan, Strapafar et Corpodibale. Il faut croire qu’elle les connaissait très bien, puisque leur vue seule suffisait à lui causer une frayeur pareille.
Trinquemaille ferma la porte, s’appuya des épaules dessus, laissa retomber les pans de son manteau et prononça :
« Voici cette vieille mégère de mère Culot… Il faut la faire parler maintenant. »
Le ton sur lequel il avait dit cela devait être peu rassurant, car la vieille se laissa tomber sur les deux genoux, se bourra la poitrine de coups de poing et sanglota :
« Grâce !… Miséricorde !… »
Ferrière prit sa dague d’une main, une bourse de l’autre et présenta les deux objets à la vieille prosternée, en disant :
« Choisis. »
La mère Culot s’attendait à recevoir le coup mortel. En entendant ce mot, elle leva le nez. Elle vit la bourse dans la main gauche ouverte, la dague au bout du poing droit. Elle comprit sur-le-champ ce qu’on voulait d’elle. Elle avait bien peur de Rospignac. Mais Rospignac était loin… Tandis que la dague de Ferrière était suspendue sur elle. Entre la menace immédiate et la menace lointaine, elle n’hésita pas une seconde. Elle se souleva à demi, allongea une griffe preste et subtile et escamota la bourse.
Ferrière remit la dague au fourreau.
La vieille se redressa. Elle ne gémissait plus. Ferrière n’eut même pas besoin de l’interroger. Ce fut elle qui, avec une inconscience cynique, prononça :
« Vous voulez savoir où est la jolie diseuse de bonne aventure ? »
Ferrière était si ému qu’il ne put répondre que par un signe de tête.
La mère Culot ne gémissait plus, mais cela ne veut pas dire qu’elle se sentait pleinement rassurée. Voulant justifier son nom, elle eut l’impudence de poser des conditions.
« Si je vous dis où elle est, aurai-je la vie sauve ?
– Foi de gentilhomme, oui, promit Ferrière. Mais tu diras tout. »
La vieille l’observa de son œil torve. Elle fut satisfaite : avec un visage loyal comme celui-là, elle sentait que la parole donnée serait respectée. Elle commença à se sentir rassurée. Et elle calcula aussitôt que puisque la trahison était inévitable et que cette trahison pouvait lui coûter la vie, au moins, fallait-il en tirer le plus de profit possible. Et elle larmoya :
« C’est ma ruine que vous me demandez là… De ce coup, je perds les sommes que l’on m’avait promises… sans compter qu’on ne me fera pas grâce… Ah ! pauvre de moi ! que vais-je devenir ? »
Les quatre braves firent entendre en chœur un grondement menaçant qui avertit la vieille qu’il eût été suprêmement dangereux d’insister. S’il n’y avait eu qu’eux, l’affaire eût été vite réglée. D’autant que la vieille mégère, devant cet accueil singulièrement éloquent, regrettait déjà d’avoir esquissé cette imprudente manœuvre.
Mais Ferrière était jeune, généreux, facile à attendrir. Et puis, il était amoureux, et pour retrouver celle qu’il aimait, il eût sacrifié sa fortune sans hésiter. Il contint du geste ses compagnons et promit encore :
« Je vous dédommagerai. Si vos indications me font retrouver ma fiancée, je vous promets dix bourses pareilles à celle que je viens de vous donner. »
L’indignation des braves éclata en protestations violentes :
« Dix coups de pied dans son ventre !…
– Dix coups de poing sur son museau de chienne !…
– Damnée sorcière !…
– Entremetteuse du diable !… »
Ferrière les apaisa encore une fois et confirma :
« Ce qui est promis est promis. »
Ayant obtenu plus qu’elle n’aurait osé l’espérer, la mère Culot se décida à parler :
« Elle est, dit-elle, dans cette maison autour de laquelle vous êtes venus rôder et qu’on appelle dans le quartier le bastillon du Pré-aux-Clercs, à cause qu’elle ressemble à une petite forteresse. »
Dès l’instant où elle était royalement payée – car la vieille coquine savait fort bien que Ferrière tiendrait toutes ses promesses –, elle ne trahit pas à moitié. D’elle-même elle donna toutes les indications qui pouvaient leur être utiles : description de l’intérieur de la maison, désignation exacte de la chambre occupée par Fiorinda, nombre de gardes, etc. C’est qu’elle se jugeait intéressée à ce que l’affaire réussît… puisqu’elle ne serait payée qu’en cas de réussite seulement… Sans le savoir, Ferrière avait trouvé le meilleur moyen de lui délier la langue à fond.
Elle alla même plus loin : elle leur remit spontanément la clef de la maison qu’elle avait sur elle. La possession de cette clef était de nature à faciliter grandement leur entreprise. Les braves, qui le comprirent, regrettèrent un peu moins l’argent promis par Ferrière.
Elle pensait, ayant dit tout ce qu’elle savait, en avoir fini avec eux.
Mais quelle que fût son impatience de voler au secours de sa fiancée, Ferrière n’oubliait pas son ami Beaurevers. Et il fallut que la vieille s’expliquât pareillement à ce sujet.
Elle raconta ce qui s’était passé. Mais ici elle eut des restrictions, parce qu’elle craignait la colère des quatre fidèles qu’elle savait capables d’oublier la promesse de Ferrière et de la massacrer séance tenante, s’ils apprenaient que leur maître avait été meurtri. Elle jura donc qu’elle avait entraîné Beaurevers jusqu’à la Grange-Batelière, que son rôle s’était borné à ceci et qu’elle ignorait ce qui s’était produit ensuite.
Pressée de questions par Ferrière et ses compagnons, elle leur dit sans s’expliquer davantage :
« Je ne sais rien. Vous me hacheriez menu comme chair à pâté que je ne pourrais pas vous dire autre chose… Cependant… pendant que vous y serez, ne quittez pas le bastillon du Pré-aux-Clercs avant d’avoir visité les caves… Ne m’en demandez pas davantage. »
Ils comprirent qu’ils avaient tiré d’elle tout ce qu’ils en pouvaient tirer. Ils avaient hâte de courir au Pré-aux-Clercs. Ils se précipitèrent.
« Un instant, dit Ferrière, qui nous dit que lorsque nous serons partis, elle n’ira pas aviser Rospignac ? » La vieille s’effraya :
« Pour qu’il m’étripe ?… Merci Dieu !… »
Trinquemaille avait déjà entrebâillé la porte du cabinet et fait un signe au cabaretier. L’empressement avec lequel il accourut témoignait de l’estime particulière qu’il professait pour ces clients de choix. Trinquemaille lui dit d’une voix rude :
« Il ne faut pas que cette sorcière d’enfer sorte de chez toi avant demain matin. Tu as compris ?
– Bon, grogna le cabaretier, elle ne sortira pas, soyez tranquilles.
– C’était bien inutile, protesta la vieille, je ne vous trahirai pas. »
Et naïvement cynique :
« Puisque vous ne me paierez que si vous réussissez, mon intérêt est de me taire. »
Ils ne l’écoutaient plus : ils étaient déjà partis en trombe.
La mère Culot passa dans la salle commune. Elle voyait que le cabaretier ne la perdait pas de vue. Elle alla d’elle-même se mettre au fond de la salle, le plus loin qu’elle put de la porte. Et elle se tint tranquille sur son escabeau, marmottant des prières. Il était clair qu’elle ne pensait pas à fuir.
Non, elle n’y pensait pas. Elle n’était pas si sotte. Mais le soupçon de Ferrière avait fait naître une idée dans son cerveau. Et c’était cette idée qu’elle creusait en ayant l’air de prier :
« Pourquoi pas ?… Pourquoi n’aviserais-je pas M. le baron ?… Je lui ferai une si belle histoire qu’il faudra bien qu’il me pardonne ma trahison… Dieu merci, j’ai l’imagination fertile et je n’ai point ma langue dans ma poche… Ainsi je ne perdrai rien de ce côté… et il paie largement, M. le baron, c’est une justice à lui rendre… Oui, ainsi si je le préviens, il accourra au bastillon, le damoiseau ne pourra pas reprendre sa tourterelle et je perdrai les dix bourses promises. Ah ! misère, qu’il est donc difficile de gagner honnêtement sa pauvre vie !… Voire… Voire… Si M. le baron arrive trop tard ?… Le damoiseau enlève sa belle et me paie… M. le baron me paie aussi… car ce n’est point de ma faute à moi s’il est arrivé trop tard ! Voilà la bonne combinaison, ainsi je touche des deux mains, ma fortune est faite. Quant à bouger d’ici, je n’aurai garde… Il ne faut pas que le damoiseau puisse me soupçonner. »
Ayant arrangé sa petite affaire dans sa tête, la vieille passa aussitôt à l’exécution. Elle observa ce qui se passait autour d’elle. À une table, non loin de là, elles étaient deux filles minables, lamentables, assises en face l’une de l’autre, un pot de cervoise entre elles deux. La mère Culot se glissa jusqu’à elles, et leur parla à voix basse.
L’entretien ne fut pas très long. Au bout de quelques minutes, les deux filles réglèrent leur pot de cervoise, se levèrent et sortirent d’un air nonchalant.
Le cabaretier ne s’était pas aperçu qu’elles venaient de s’entretenir avec sa prisonnière. Car il la considérait comme telle.
La vieille revint s’asseoir dans son coin. Elle souriait maintenant de son sourire visqueux, tandis que la main dans la poche dénombrait discrètement, sans bruit, les pièces contenues dans la bourse de Ferrière.