Ferrière et ses compagnons s’étaient lancés au pas de course vers le pont au Change.
Ce fut également au pas de course qu’ils traversèrent la Cité, l’Université, et franchirent la porte de Nesle. Ils ne modérèrent leur allure que lorsqu’ils se virent sur le Chemin-aux-Clercs : on pouvait les voir venir du bastillon, et ils ne voulaient pas donner l’éveil.
Ils vinrent s’arrêter devant la haute et forte muraille qui ceinturait le corps de logis. Deux portes perçaient cette muraille : une grande à double battant et une petite.
Ce fut dans la serrure de celle-ci que Ferrière introduisit la clef avec un serrement de cœur : la vieille pouvait avoir donné la première clef venue.
Non, la porte s’ouvrit.
Devant eux, une petite cour pavée, un perron de six marches. C’était là…
Deux bonds pour traverser la cour, deux autres pour franchir les six marches du perron. Les voici devant la porte d’entrée de la maison. Pourvu qu’elle ne soit pas fermée à clef !…
Non, on ne les a pas vus, pas entendus. Les estafiers se croyaient en sûreté derrière leur haute muraille. Ils étaient chez eux, bien à l’abri. Comment imaginer qu’une surprise pareille se produirait.
Elle se produisit pourtant. Malheureusement pour eux.
Une poussée violente rabattit la porte. Ils savaient qu’ils pénétraient dans le corps de garde, où ils étaient dix qui n’en bougeaient pas.
Ils foncèrent dans le tas, sans crier gare.
Pris à l’improviste, les estafiers n’eurent même pas le temps de se mettre en garde. Cinq d’entre eux tombèrent assommés. Les quatre autres tentèrent une résistance honorable. Mais ils n’étaient pas de force. Ils y gagnèrent chacun un coup d’épée qui les coucha sanglants sur le carreau.
Cela ne faisait que neuf. Le dixième manquait. Ils ne s’attardèrent pas à le chercher, pensant qu’il était probablement en course. Ils étaient maîtres de la place, cela leur suffisait. Maintenant il s’agissait de délivrer la prisonnière et d’explorer les caves à la recherche de Beaurevers.
Ferrière, naturellement, s’occupa de Fiorinda. La vieille mère Culot avait fourni des indications si précises qu’il ne fut pas long à trouver.
Ses compagnons furent moins heureux. Ils vinrent se casser le nez devant la porte de la cave qui était fermée à clef. Le pis est que cette misérable porte, bardée de fer, paraissait solide en diable. Ils s’y connaissaient, ils virent qu’il ne serait pas facile de l’abattre, et que cela demanderait pas mal de temps.
Et Rospignac pouvait leur tomber dessus, s’ils traînaient trop.
Ils se mirent à l’œuvre sans perdre un instant.
Mais il leur avait fallu sortir, aller jusqu’aux communs, qui se trouvaient au fond de la propriété, contre le mur de clôture, pour y trouver un tronc d’arbre qui ferait l’office de bélier. Cela leur avait demandé quelques minutes. Et quelques minutes perdues, en de certaines circonstances, cela peut avoir des conséquences terribles.
Ferrière et Fiorinda ne s’étaient pas livrés à de grandes effusions.
Ils comprenaient l’un et l’autre que ce n’était pas encore le moment. Ils quittèrent donc la chambre et s’en furent trouver les quatre braves. Ferrière apprit ainsi le contretemps qui se produisait.
Lui aussi, il songeait que Rospignac pouvait survenir d’un instant à l’autre, et, s’il était en force, la lutte recommencerait. Peut-être ne s’en tireraient-ils pas tous à si bon compte. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il ne songeait nullement à abandonner Beaurevers. Mais il s’inquiétait de Fiorinda et eût voulu la voir loin de là. Il lui offrit donc de la conduire à l’auberge du Pré toute proche en attendant qu’ils en eussent fini. Il reviendrait ensuite près de ses compagnons. Son absence ne durerait pas cinq minutes en tout.
Mais Fiorinda secoua sa jolie tête mutine et déclara :
« C’est pour moi que M. de Beaurevers s’est mis dans la situation critique où il est… Je ne m’en irai pas sans lui… Nous nous en irons tous ensemble. »
Elle disait cela de son petit air tranquille qui indiquait qu’elle n’en démordrait pas.
Au fond, Ferrière l’approuvait. Il n’insista pas.
Or, il faut expliquer ici comment il se faisait que cette porte de cave était fermée. Pour cela, il nous faut parler du dixième homme de Rospignac, celui qui ne s’était pas trouvé au corps de garde avec ses compagnons, et qui, par conséquent, n’avait pas subi le même sort qu’eux.
Cet homme était celui qui avait remplacé son maître dans ses fonctions de garde-malade près de Beaurevers.
Or, il venait de descendre peu d’instants avant l’arrivée de Ferrière et de ses compagnons. Comme il faisait toujours en pareil cas, il avait passé la clef à l’intérieur et donné un tour, s’enfermant ainsi lui-même avec son prisonnier. Pourquoi agissait-il ainsi ? Simplement parce que ses camarades lui avaient fait la mauvaise farce de l’enfermer une fois plus longtemps qu’il ne voulait. Il prenait ses précautions pour que ce mauvais tour ne se renouvelât plus. D’ailleurs, après s’être enfermé, il laissait la clef dans la serrure.
L’homme, bien tranquille, était entré dans le caveau de Beaurevers. Il avait planté sa torche dans un coin et s’occupait consciencieusement à étendre un onguent sur un linge avant de renouveler le pansement de son malade.
C’était une brute inintelligente et mauvaise. Tout en s’activant, il accablait Beaurevers d’injures. Il lui disait notamment, d’une voix rocailleuse :
« N’aie pas peur, fils de chien ! Encore un pansement comme celui-ci, et ce sera le dernier ; je serai délivré de cette assommante corvée. »
Et avec un gros rire stupide :
« Toi aussi, tu seras délivré, truand de petite truanderie, mais pas de la même manière. Demain, on t’enchaînera solidement et on fera venir le tourmenteur juré qui te dira deux mots… Tripes du diable, je ne voudrais pas être dans ta chienne de peau ! Ah ! peste non ! »
Beaurevers paraissait assoupi. Mais il ne dormait pas. Il entendait tout ce que la brute lui disait. Cette brute s’avançait peut-être un peu en disant que le lendemain il serait soumis à la question, attendu qu’elle n’en savait rien, n’étant pas dans les confidences de son maître. Mais la mauvaise bête se faisait un plaisir de tourmenter et inquiéter son prisonnier.
Oui, mais Beaurevers avait entendu Catherine. Beaurevers savait qu’on ne le soignait ainsi que pour le livrer effectivement au bourreau et le faire mourir de la mort lente choisie par Catherine. Beaurevers qui sentait que ses forces revenaient tous les jours et qui s’était fait plus malade qu’il n’était en réalité pour reculer l’instant fatal, dans l’espoir d’un miracle, Beaurevers crut que la brute disait vrai, que cet instant était arrivé.
La mort ne l’effrayait pas. Mais la torture… et une torture conçue par Catherine et appliquée par elle, sous sa surveillance… Tout fort et vaillant qu’il était, il ne pouvait réprimer un frisson en y songeant.
Et Beaurevers se dit qu’il fallait coûte que coûte, et au plus vite, se tirer de là. Quand même il devrait y laisser sa peau. L’essentiel était de se soustraire au supplice.
La brute, ayant fini de préparer sa compresse, vint s’accroupir au chevet du malade.
Alors, Beaurevers allongea le bras, saisit l’homme à la gorge et serra…
L’homme se débattit, s’agita, essaya de s’arracher à la puissante étreinte…
Beaurevers serra plus fort…
L’homme fit entendre un râle, s’affaissa lourdement, demeura immobile.
Beaurevers sauta sur ses pieds avec une agilité qui attestait que depuis quelque temps déjà il s’entraînait à rendre la souplesse à ses membres. Autant, du moins, qu’il était possible de le faire dans cet étroit espace. Et il se pencha à son tour sur l’homme en murmurant :
« Diantre, aurais-je serré trop fort ?… Après tout, ce pauvre diable m’a soigné. »
Il constata que l’homme n’était pas mort.
« Allons, dit-il, il en reviendra. »
L’homme avait la rapière au côté, la dague à la ceinture. Beaurevers prit le tout et le vérifia. Il sourit :
« On peut encore faire de la bonne besogne avec cela. »
Il ceignit la rapière avec une satisfaction visible. Il fouilla l’homme : il cherchait sur lui la clef des caves. Il ne la trouva pas, naturellement. Il prit la torche, sortit du caveau, s’orienta, trouva l’escalier, monta quelques marches. Et il aperçut alors la clef dans la serrure. Il se dérida. Il allongea la main vers la clef pour ouvrir et il réfléchit tout haut :
« Toute la question est de savoir combien ils sont là-haut pour me garder. S’ils ne sont pas trop nombreux, peut-être pourrai-je passer… alors, nous réglerons ce compte-là, baron de Rospignac… Mais s’ils sont trop ?, eh bien, je charge quand même… que diable, je recevrai bien le coup qui m’arrachera au supplice rêvé par Mme Catherine. Allons. »
Il allongea de nouveau la main. Il s’arrêta encore, réfléchit :
« Minute, ne nous pressons pas… C’est curieux, maintenant que je sors pour ainsi dire de la tombe, maintenant que je me sens une bonne rapière et une bonne dague au côté, il me semble que la vie a du bon… Esquiver le supplice par la mort, c’est bien. Mais esquiver le supplice et la mort, il me semble que c’est mieux… Je ne sais pas combien ils sont là-haut… Mais je sais bien que je suis seul… et point sûr du tout de mes forces. Dans ces conditions, il me semble que je puis sans honte chercher à éviter un combat inégal. Avant de faire un coup de folie, fouillons ces caves… Qui sait si je ne trouverai pas moyen de tirer au large sans avoir à en découdre ? »
Il redescendit les marches, la torche à la main, et s’éloigna.
S’il était resté quelques secondes de plus, il aurait entendu les voix de ses compagnons s’exclamer de dépit derrière la porte fermée. Il eût reconnu ces voix amies et il se fût empressé de leur ouvrir.
Il ne trouva l’issue par laquelle il avait espéré se glisser dehors. Il avait songé aux soupiraux. Ces soupiraux étaient si étroits qu’un enfant de dix ans n’aurait pas pu passer par là. Encore aurait-il fallu arracher préalablement les solides barreaux dont ils étaient garnis.
Mais il trouva dans un petit caveau un certain nombre de bouteilles correctement rangées sur des casiers. Il en décoiffa une et la vida d’un trait. Il se sentit mieux, plus fort, ragaillardi.
Dans un autre caveau où il pénétra, sa torche à la main, il vit une douzaine de petits tonnelets alignés debout, les uns à côté des autres. Il s’en approcha de très près. Mais il recula vivement, sortit du cachot et planta sa torche en terre aussi loin qu’il put. Il revint ensuite aux tonnelets et les étudia de près. Il frappa dessus. Ils rendirent tous un son mat qui indiquait qu’ils étaient pleins. Il en prit un et le souleva dans ses bras. Et, avec une moue de dédain :
« Peuh ! fit-il en le reposant doucement à terre, si cela pèse une vingtaine de livres, c’est tout le bout du monde. N’importe, je ne suis pas fâché d’avoir trouvé cette poudre… Qui sait ? »
Depuis un moment déjà, il entendait des coups violents qui lui parvenaient assourdis par la distance, car il se trouvait à ce moment assez loin de l’escalier. D’ailleurs, absorbé par la découverte de ces barils de poudre, il n’y avait prêté qu’une attention distraite.
Il sortit du caveau aux poudres, et alors il ne put pas ne pas être frappé par la violence des coups portés à la porte de la cave. Il se dirigea vers l’escalier en se disant :
« Diable ! Est-ce qu’ils s’inquiéteraient là-haut de ne pas voir remonter leur camarade ?… Ils mènent un tapage du diable… Ils sont au moins une dizaine. »
Et avec un sourire terrible :
« Chevalier, voici le moment venu de rechercher le coup mortel qui doit te soustraire au supplice de Mme Catherine… Mais, minute… Je veux bien faire le saut dans l’inconnu ; mais j’entends le faire en nombreuse compagnie… Tiens, je n’aime pas voyager seul, moi… »
Il écouta un instant. Les coups tombaient avec précision sur la porte qui gémissait. Il n’y fit pas attention : il réfléchissait. Il ne réfléchit pas longtemps. Il partit presque immédiatement.
Il revint au caveau aux tonnelets. Il en saisit un, le porta au bas de l’escalier. À coups de dague, il l’éventra. Il répandit la poudre en tas. Il en prit une partie qu’il répandit à terre en une longue traînée. Il avait un rire silencieux, formidable, en s’activant à cette œuvre de mort. Il disait, faisant allusion à la traînée de poudre :
« Voilà la mèche… Passons au feu d’artifice, maintenant. »
Il porta ainsi tous les tonnelets au bas de l’escalier, et les étagea en pyramide sur le tas de poudre. Il admira son œuvre, fit claquer la langue d’un air satisfait en disant :
« C’est, ma foi, une vraie chance d’avoir trouvé cette poudre !… Qu’ils descendent maintenant s’ils veulent… Je jette la torche là-dessus… Et tout flambe, saute, croule… Choses et gens… Par l’enfer, puisqu’il faut partir, je m’en irai du moins dans une apothéose de feu et de sang ! »
En effet, la torche au poing, il se campa près de l’infernale machine de mort qu’il venait de construire, et se tint prêt à y mettre le feu… à se faire sauter lui-même tout le premier…
Là-haut, sur le palier, les quatre braves s’escrimaient en conscience contre la porte qui s’obstinait à résister.
Ferrière, se souvenant de certaines paroles de la mère Culot, était monté dans les combles avec Fiorinda qui n’avait pas voulu le quitter : ils scrutaient l’horizon, afin de ne pas se laisser surprendre par Rospignac qui pouvait survenir d’un moment à l’autre…
Ni les uns ni les autres ne se doutaient qu’ils évoluaient sur une mine chargée, qui pouvait exploser à tout instant, et projeter dans l’espace leurs corps sanglants, mutilés, déchiquetés, d’où ils retomberaient en une horrible pluie de membres épars, informes, calcinés, n’ayant plus rien d’humain.
Et c’était leur ami le plus cher, celui pour lequel ils se dévouaient tous en ce moment même, c’était Beaurevers qui, par suite d’une effroyable méprise, pouvait et devait déchaîner l’épouvantable catastrophe, dont il serait la première victime…
Ferrière et Fiorinda surveillaient donc le Chemin-aux-Clercs, par où il fallait nécessairement passer pour venir de la ville au bastillon. Et voici qu’au loin, à la hauteur de la rue de Seine, un épais tourbillon de poussière leur signala l’approche d’une nombreuse troupe de cavaliers qu’ils ne pouvaient pas encore apercevoir.
Rien n’indiquait que ces cavaliers venaient à eux. Un pressentiment avertit Ferrière que c’était pour eux qu’ils accouraient ainsi, ventre à terre. Il jeta un regard anxieux sur sa fiancée.
Elle comprit ce qui se passait en lui, et qu’il tremblait pour elle. Elle le rassura d’un sourire, et, très calme :
« Descendez voir où ils en sont, dit-elle. Moi, je reste… Soyez sans crainte, si cette troupe vient ici, je descendrai vous avertir. »
Ferrière quitta le grenier, la mine soucieuse : il comprenait, lui, que lorsqu’elle pourrait se rendre compte que la troupe venait bien au bastillon, il serait trop tard pour battre en retraite. Or, à en juger par les flots de poussière qu’elle soulevait sur son passage, il était clair que cette troupe était trop nombreuse pour qu’il pût espérer la mettre en déroute avec ses quatre compagnons pour tout renfort. Si forts et si braves qu’ils fussent les uns et les autres, ils seraient accablés par le nombre.
Rien qu’en voyant sa mine, les quatre comprirent qu’il surgissait un nouveau contretemps. Ils interrompirent un instant leur besogne pour demander des nouvelles.
Ce fut cet arrêt qui les sauva tous de l’explosion imminente. Car ils parlèrent.
Et Beaurevers qui, ayant achevé ses préparatifs de mort, se tenait au bas de l’escalier, prêt à laisser tomber sa torche allumée sur le monceau de poudre, Beaurevers entendit et reconnut leurs voix.
Il franchit en deux bonds les marches de l’escalier. Comme ils reprenaient leur tronc d’arbre, en jurant et en sacrant contre cette maudite porte qui tenait encore, elle s’ouvrit soudain et Beaurevers parut sur le seuil.
Il était couvert de boue et de sang. Il avait la tête enveloppée de linges maculés, il était livide à faire peur, tout son corps était agité d’un tremblement convulsif.
Beaurevers défaillit à la pensée que c’était lui qui avait failli exterminer ses meilleurs, ses seuls amis.
Les quatre ne virent rien de cela. Ils ne virent qu’une seule et unique chose : c’était lui. Lui, bien vivant, Dieu merci. Et ils éclatèrent :
« Saints et anges !… Vivadiou, lou pitchoun !… Santa Madona… Sacrament montsir le chevalier… »
Ferrière vit, lui ; il fut aussitôt sur son ami qu’il prit dans ses bras et s’inquiéta :
« Qu’avez-vous, Beaurevers ? »
Le chevalier passa une main machinale sur son front ceint d’un bandeau et répondit :
« Rien… Je vous expliquerai… Ah ! pauvres amis, j’ai bien failli… »
Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage, ni de s’attendrir plus longtemps. Fiorinda parut. Elle eut un cri de joie en voyant Beaurevers. Elle oublia un instant ce qu’elle venait faire et, tout d’abord, courut lui tendre le front en disant dans un élan de joie profonde :
« Je suis heureuse de vous revoir vivant ! »
Il se mit à rire doucement et plaisanta :
« Ah, çà ! vous m’avez donc cru mort ?… Mortdiable ! on ne me tue pas ainsi ! »
On entendit un bruit étrange, caverneux : c’étaient les quatre braves qui riaient de cette idée baroque, saugrenue, à savoir que « lou pitchoun » pouvait être mort. Pourtant, ils l’avaient cru, eux aussi, un instant.
Beaurevers jeta un coup d’œil malicieux de leur côté. Il les vit qui se tenaient humblement à l’écart, l’air embarrassé. Il comprit :
« Allons, donnez-moi la main, sacripants ! »
Ils se précipitèrent, balbutiant de vagues excuses, entremêlées de jurons et de protestations. Il les interrompit :
« C’est bon, je ne veux pas savoir pourquoi vous ne vous êtes pas trouvés avec moi lorsque j’ai reçu ce maître coup de massue… Mais je vous avais bien dit de vous méfier des femmes. »
Ils baissèrent la tête, honteux.
Fiorinda les tira d’embarras en disant de son petit air calme :
« Il serait temps d’organiser la défense. Ils viennent. Nous ne pouvons plus sortir.
– Qui ça ? s’étonna Beaurevers.
– Rospignac. »
Ce nom suffit. Beaurevers comprit. L’air glacial qu’il prit à l’instant indiquait qu’il était inutile de lui donner d’autres explications.
Une chose qui les rassura tous, c’est qu’ils virent que ses yeux pétillaient comme si on venait de lui annoncer une bonne nouvelle.
Ferrière et Fiorinda échangèrent un sourire entendu. Maintenant qu’il était là, parmi eux, Rospignac et les suppôts pouvaient venir. Ils trouveraient à qui parler.
Dans le chemin on entendait un grondement de tonnerre, le roulement ininterrompu d’une galopade effrénée.
Beaurevers ne s’en occupa pas. Il souriait d’un sourire terrible. Et déjà il agissait.
Il glissa quelques mots à l’oreille de ses quatre fidèles. Ils partirent comme des flèches, dégringolèrent l’escalier de la cave en bonds échevelés.
Beaurevers passa dans le corps de garde, suivi de Ferrière et de Fiorinda qui se tenaient par la main, se souriaient avec amour, comme s’ils eussent été bien tranquilles dans la petite maison de la rue des Petits-Champs, et non point sur le point d’entamer une lutte de géants où, raisonnablement, tout indiquait qu’ils dussent avoir le dessous.
Beaurevers vit les corps des blessés étendus dans des flaques de sang. Il s’apitoya :
« Pauvres diables ! »
Il ouvrit la porte, sauta dans la cour, alla droit aux deux portes extérieures. Il s’assura de leur force de résistance et qu’elles étaient bien fermées toutes les deux. D’un coup de poing il poussa les verrous de la petite porte, que Ferrière avait oublié de pousser, lui.
Il était temps : le tonnerre de la cavalcade s’arrêtait au même instant devant ces deux portes.
Il tourna tranquillement les talons en murmurant :
« Elles tiendront un temps plus que suffisant. Inutile de se bousculer. »
Il revint dans le corps de garde. Il y avait là un petit arsenal : dagues, rapières, coutelas, haches, masses, et jusqu’à deux arquebuses avec leurs mèches et les pierres à feu. Pris à l’improviste, les hommes de Rospignac n’avaient pas eu le temps de faire usage de ces armes.
Beaurevers ne prit que les mèches des arquebuses. Et il monta au grenier, toujours suivi de Ferrière et de Fiorinda qui suivaient tous ses mouvements. Il y trouvèrent leurs compagnons… plus quatre tonnelets de poudre qu’ils venaient de monter.
Beaurevers leur donna les mèches et, désignant de l’œil les tonnelets, prononça, pour toute indication, ce seul mot :
« Activez. »
Et ils s’activèrent, en effet, à nous ne savons quelle mystérieuse besogne.
Beaurevers ouvrit une lucarne toute grande et, sans se montrer, regarda.
Rospignac et ses hommes avaient mis pied à terre. Ils étaient bien une cinquantaine en tout. Les hommes attachèrent les chevaux aux anneaux scellés de distance en distance dans le mur de clôture. Rospignac et Guillaume Pentecôte s’approchèrent de la petite porte. Rospignac mit la clef dans la serrure et donna les deux tours. Mais la porte ne s’ouvrit pas… Il comprit. Il eut une imprécation :
« Malédiction ! Ils sont maîtres de la place. »
Il lança un ordre bref. Quelques hommes partirent en courant.
Là-haut, Beaurevers et Ferrière regardaient. Et ils souriaient tous les deux d’un sourire terrible.
Tendrement appuyée à l’épaule de Ferrière qui la tenait par la taille, Fiorinda regardait aussi, et une expression de pitié se lisait dans son œil attristé. Mais elle ne disait rien : somme toute, ils défendaient leur vie…
Les quatre avaient terminé leur besogne. Ils s’étaient assis sur les tonneaux de poudre, ils riaient et plaisantaient entre eux.
Et à les voir tous si calmes, si insouciants, on n’eût pu croire qu’ils attendaient le choc de cinquante forcenés.
En bas, les hommes qui étaient partis en courant étaient revenus porteurs de forts madriers. Ils se divisèrent par équipes et attaquèrent la grande porte avec ensemble et méthode.
Bientôt la porte fut sur le point de céder…
Sur un mot de Beaurevers, ils descendirent tous, la dague et la rapière au poing. Ils se massèrent devant la porte du perron et attendirent.
Qu’attendaient-ils ?
Peut-être Beaurevers qui était resté seul là-haut dans le grenier.
Seul ? Non… les quatre tonnelets de poudre étaient rangés près de la brèche, surveillant les hommes qui entraient sans se bousculer, avec un ordre parfait.
Rospignac, en effet, se doutait bien qu’il lui fallait maintenant enfoncer la porte de la maison. Et il avait donné d’avance ses instructions que les autres suivaient à la lettre, dressés qu’ils étaient à une discipline de fer. Et ils vinrent se ranger au bas du perron, traînant avec eux les poutres qui devaient servir à enfoncer cette deuxième porte. Ils n’y vinrent pas tous : une quinzaine d’entre eux demeurèrent avec Guillaume Pentecôte qui les rangea devant la brèche.
Oui, Rospignac avait prévu qu’il fallait assiéger la place.
Mais il n’avait pas prévu ce qui allait se produire. Et voici ce qui se produisit :
Là-haut, Beaurevers se montra à la fenêtre. Il tenait dans ses bras un des tonnelets qui, avait-il dit avec une moue de dédain, ne pesait pas plus d’une vingtaine de livres. Il souffla à pleins poumons sur un petit point rougeoyant qui parut s’enflammer, il balança un instant le tonnelet à bout de bras et le projeta de toutes ses forces dans l’espace.
Cela fit comme une grosse boule noire… une boule noire que suivait une petite traînée de feu qui crépitait en s’allongeant avec une rapidité fantastique.
Mais personne ne le vit, pour l’excellente raison que personne ne songeait à regarder en l’air.
Et cela vint s’abattre en plein dans le groupe qui gardait la porte. Il y eut une explosion formidable, une gerbe de feu suivie d’une fumée noire, âcre. Un des battants de la porte disloquée fut emporté comme un fétu et projeté à cinquante toises de là, sur la prairie.
Des quinze ou seize hommes qui se trouvaient là la seconde d’avant, une dizaine avaient été emportés, balayés, pulvérisés, volatilisés. Parmi eux, Guillaume Pentecôte, qui ne s’attendait certes pas à finir d’aussi triste manière. Les cinq ou six survivants se regardaient d’un air hébété, ne comprenant pas ce qui s’était produit, ne sachant au juste s’ils étaient morts ou vivants.
Alors, ce fut une clameur énorme qui monta des rangs de ceux qui se pressaient sur et autour du perron et qui tous avaient été épargnés.
Alors, aussi, il se produisit ce que Beaurevers avait prévu.
Ne sachant pas au juste ce qui leur arrivait, ceux-là, pris soudain de panique, se ruèrent en rangs serrés vers la porte, sans réfléchir, comme des fous, hurlant et se bousculant.
Et le deuxième tonnelet tomba sur eux. Car il suivit aussitôt. Puis le troisième et le quatrième tombèrent à leur tour, avec une implacable précision.
Les survivants, qu’un hasard miraculeux avait épargnés, fous de terreur, fuyaient en hurlant à la mort. Les chevaux, effrayés par les explosions, hennissaient, ruaient, tiraient sur les longes, les brisaient, se lançaient au galop sur la prairie, renversant et foulant tout ce qui se trouvait sur leur passage.
La cour et les abords immédiats du bastillon se trouvèrent balayés comme par enchantement. Il n’y avait plus personne.
La porte de la maison s’était ouverte après l’explosion du dernier tonneau de poudre. Ferrière, Trinquemaille, Bouracan, Corpodibale et Strapafar, précédant Fiorinda, étaient sortis aussitôt, s’étaient rués vers la brèche agrandie par les explosions successives. Et ils étaient apparus, dagues et rapières au poing.
Mais, nous l’avons dit, il n’y avait plus personne.
Ils s’arrêtèrent. Ils attendirent Beaurevers qui ne tarda pas à les rejoindre. Ils s’éloignèrent sans hâte. Ils se gardèrent bien de rengainer, pensant que tout n’était peut-être pas fini.
Ils ne se trompaient pas.
Rospignac avait eu cette chance inouïe d’être épargné par les explosions. Comme ses hommes, il n’avait pas su résister à la panique. Comme eux et avec eux, il avait cherché son salut dans la fuite. Ç’avait été le premier mouvement, tout instinctif.
Mais il n’avait pas été loin, lui ; il s’était vite ressaisi. À demi fou, non plus de terreur, mais de rage et de honte, il s’était arraché les cheveux, courant à droite et à gauche pour rassembler ceux de ses hommes qui avaient échappé au cataclysme et qui ne songeaient qu’à s’éloigner au plus vite de ce lieu infernal où la mort fauchait par paquets sans qu’on pût savoir d’où elle venait.
Tout ce qu’il avait pu faire, ç’avait été de réunir une demi-douzaine de ses chenapans. De ses cinquante coupe-jarrets, c’était tout ce qui lui restait. Les autres étaient morts, éclopés ou avaient disparu. Il est vrai que ceux qui lui restaient étaient particulièrement braves, puisque, comme lui, ils consentaient à revenir vers le lieu sinistre où c’était miracle qu’ils n’eussent pas laissé leur peau.
Les deux troupes, celle de Beaurevers et celle de Rospignac, se rencontrèrent sur la prairie du petit Pré-aux-Clercs, non loin de la rue des Marais.
« Sept contre sept ! dit Beaurevers, la partie n’est pas égale… pour eux. »
Et désignant Rospignac de la pointe de sa rapière :
« Celui-là est à moi… Qu’on me le laisse. »
Les deux troupes se chargèrent avec une impétuosité égale.
Si Beaurevers s’était réservé Rospignac, Rospignac s’était réservé Beaurevers. Nous ne saurions dénier la bravoure de ce brave titré qui s’appelait le baron de Rospignac. Les deux chefs se trouvèrent donc face à face, puisqu’ils se cherchaient avec le même indomptable désir d’en finir une fois pour toutes l’un avec l’autre.
Les deux fers s’engagèrent. La passe d’armes fut assez brève. Beaurevers ne s’attarda pas. Tout de suite, il prépara son fameux coup par une série de feintes et se fendit à fond en lançant de sa voix claire :
« Le beau coup de beau revers ! »
Rospignac tomba à la renverse en vomissant des flots de sang. Un instant, il s’agita en soubresauts convulsifs, talonnant l’herbe de la prairie. Puis il demeura raide, figé dans l’éternelle immobilité.
Ainsi finit Rospignac qui avait rêvé de devenir vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière, Premier ministre de France et peut-être plus encore. Il n’eut en somme pas à se plaindre, ce fut là une fin des plus honorables pour lui.
La mort de Rospignac refroidit ses acolytes. D’autant plus qu’ils voyaient fort bien qu’ils avaient affaire à des escrimeurs plus forts qu’eux et qu’après s’être tirés d’affaire par miracle jusque-là, ils ne sortiraient pas indemnes de cette dernière rencontre. Aussi furent-ils très heureux de prendre au mot Beaurevers lorsque, avec sa générosité accoutumée, il leur cria :
« Allez-vous-en !… Nous vous faisons grâce ! »
Et ils se hâtèrent de gagner au pied.
Beaurevers, Ferrière et Fiorinda et les quatre braves se dirigèrent vers la porte de Nesles. Et personne ne se présenta pour leur barrer le passage.
Comme ils passaient devant la rue de Seine, ils entendirent derrière eux le bruit d’une explosion formidable. Ils se retournèrent d’un même mouvement et virent une énorme colonne de feu jaillir du bastillon du Pré-aux-Clercs.
Beaurevers :
« Il restait six barils de poudre… Quelque badaud aura laissé tomber une étincelle. Et voici le bastillon qui flambe. Demain, il n’en restera plus que des décombres fumants… comme pour votre maison, devant laquelle nous venons de passer, Fiorinda. »