Cette constatation les laissa indifférents. À présent qu’ils étaient dégrisés, leur trahison leur apparaissait dans toute son énormité. Ils partirent, pliant l’échine, défaillant de honte et de terreur à la pensée de l’accueil qu’allait leur faire M. le chevalier.
Et ils demeurèrent assommés en apprenant que Beaurevers avait disparu, qu’il lui était peut-être arrivé malheur par leur faute.
Or, puisque nous savons, nous, ce qui était advenu à Beaurevers, nous ne tarderons pas davantage à le faire connaître au lecteur qui, nous l’espérons du moins, s’intéresse à notre héros.
Après s’être retourné pour voir si ses compagnons le suivaient, Beaurevers avait poursuivi son chemin à la suite de la mère Culot, sans plus s’occuper d’eux. Le faubourg Montmartre s’étendait en ligne droite devant lui, à peu près jusqu’à la hauteur de l’actuelle rue Geoffroy-Marie. Sur sa gauche, il avait un embranchement de l’égout qui, nous l’avons dit, coulait à découvert. Sur cet embranchement, comme sur le grand égout dans lequel il allait se déverser plus loin, il y avait, de distance en distance, des planches jetées qui permettaient de le franchir et donnaient accès sur les terres qui s’étendaient de ce côté. À sa droite, enfin, il avait les quelques masures que nous vous avons signalées. Elles ne s’étendaient guère au-delà de l’actuelle rue Bergère.
Il avait dépassé la dernière masure. Il se trouvait donc en pleine campagne. La vieille allait de son allure sinueuse. Jamais elle ne se retournait. Il lui avait laissé prendre une avance des plus raisonnables. Mais il ne la perdait pas de vue.
Environ à la hauteur de la rue Geoffroy-Marie, il y avait une de ces planches dont nous venons de parler. La vieille passa sur cette planche et s’engagea sur le terrain détrempé, marécageux. Elle venait ainsi de tourner brusquement à gauche. Par suite de ce changement de direction, elle tournait le dos à la chaussée qu’elle venait de quitter et elle avait à sa droite non plus l’embranchement de l’égout, mais le grand égout lui-même. Elle ne marchait pas au bord : il coulait à une cinquantaine de pas d’elle.
Sur le terrain sur lequel elle s’était engagée, on voyait un vaste carré de maçonnerie clôturant plusieurs bâtiments. C’était ce qu’on appelait la Grange-Batelière. La vieille se dirigeait droit vers ce mur, qu’elle longea. Cela l’avait beaucoup rapprochée de l’égout.
Beaurevers franchit la planche derrière elle.
« Ho ! se dit-il, est-ce qu’elle me conduit à la Grange-Batelière ?… Ou est-ce qu’une embuscade m’attend au tournant de ce mur ?… Mortdiable, c’est ce que je vais voir. »
La vieille longeait le mur du côté qui faisait face à l’égout, à la campagne. Lui, se lança au pas de course du côté opposé, celui qui faisait face à la ville. En quelques bonds il y arriva. Le sol détrempé avait amorti le bruit de ses pas.
Il fut surpris de voir qu’aucune embuscade n’était dressée là. Le lieu était parfaitement désert. La grange inhabitée. Il se dit :
« La porte s’ouvrira quand je passerai devant et on me tombera dessus. »
Pour la première fois depuis sa sortie de la ville, il se souvint de ses compagnons. Il se rassura.
« Ils suivent par là, c’est certain. Ils accourront à mon coup de sifflet. Attendons. »
La vieille parut enfin. Elle ne tourna pas à gauche, comme elle aurait dû faire si elle avait voulu entrer à la grange. Elle continua son chemin, laissant la grange derrière elle.
Beaurevers n’avait plus qu’à s’exécuter, c’est-à-dire à passer devant la redoutable porte. Il y alla sans hésiter… Et il passa… La porte ne s’était pas ouverte, personne ne s’était montré.
Il avait pris des précautions pour passer. C’était assez naturel. Pourtant, en voyant que rien ne s’était produit, il se les reprocha comme une pusillanimité indigne de lui. Et il bougonna, furieux contre lui-même :
« Le diable m’emporte, je crois que j’ai peur… »
Non, il n’avait pas peur… Au fond, il savait bien qu’il se calomniait. Seulement son instinct l’avertissait qu’un danger mystérieux planait sur lui.
Il n’en est pas moins vrai que, pour la première fois, il s’inquiéta vaguement de ne pas voir ses fidèles compagnons. Et il grommela :
« Que diable font-ils donc ?… » Il haussa les épaules et se répondit : « Les drôles auront rencontré quelque drôlesse de leur acabit et ils s’attardent à la lutiner… Ils choisissent bien leur temps vraiment. »
Il ne croyait pas si bien dire.
Il n’y pensa plus, suivit des yeux la vieille, lui laissant reprendre l’avance qu’elle avait perdue.
La vieille s’éloignait de plus en plus de la Grange-Batelière, se rapprochait de l’égout. Il comprit qu’elle allait le franchir. En effet, elle passa sur une planche qui était jetée là et tourna encore une fois à gauche. Devant elle, assez loin encore, se dressait la masse de pierre du château des Porcherons. Autour du château on voyait quatre ou cinq maisons de campagne éparses. Elle se dirigeait directement sur ce groupe d’habitations.
Beaurevers comprit qu’elle touchait au terme de sa course. Il allongea le pas, ne voulant pas courir le risque de la voir disparaître tout à coup sans savoir au juste dans quelle maison elle était entrée.
La prairie sur laquelle il se trouvait était un ancien marais desséché. Elle était piquée d’arbres et, çà et là, on y voyait quelques haies, quelques buissons. Le terrain, encore mal asséché, était gluant, glissant. Beaurevers s’avança vers la planche, négligeant de surveiller ces quelques haies et buissons. Peut-être agit-il ainsi pour se punir lui-même « d’avoir eu peur ». Peut-être avait-il simplement hâte d’en finir.
Il eut tort. Près de la planche il y avait précisément un de ces petits buissons dont nous venons de signaler l’existence. Si Beaurevers avait fouillé ce buisson, il eût découvert que, derrière ce buisson, ils étaient six hommes, couchés à plat ventre dans la boue, qui suivaient attentivement tous ses mouvements. Et parmi ces six il eût reconnu Rospignac et Guillaume Pentecôte.
Or, après le passage de la vieille, Guillaume Pentecôte avait donné une forte secousse à une corde qu’il tenait à la main et qui plongeait dans l’égout au bord duquel il se trouvait. Cette corde était fixée, par l’autre bout, sous la planche. En sorte que cette planche se trouva ainsi légèrement déplacée.
Ceci s’était accompli à un moment où Beaurevers était encore trop loin pour voir cet imperceptible déplacement. Puis il avait passé la corde à deux de ses hommes qui l’avaient enroulée autour de leurs poignets et s’étaient arc-boutés comme des gens qui se préparent à donner un effort puissant et concerté. Et, rampant dans la boue, il s’était placé à l’extrémité du buisson, à côté de son maître, la main crispée sur le manche d’une courte massue.
Et Rospignac, sur un ton menaçant, lui souffla à l’oreille :
« Surtout, ne le tue pas !… »
Guillaume Pentecôte plia les épaules de l’air de dire qu’il ferait de son mieux.
Beaurevers arriva devant la planche. Par habitude, il la tâta du pied, avant de s’engager dessus. Il sentit qu’elle était assez instable. Mais comme la vieille venait de passer à l’instant dessus, il se contenta de la caler d’un solide coup de pied et mit les deux pieds dessus.
Alors les deux estafiers de Rospignac, réunissant leurs forces, tirèrent avec ensemble et brusquement sur la corde.
La planche oscilla fortement.
Beaurevers perdit l’équilibre. Il se vit sur le point de piquer une tête dans les eaux troubles et infectes de l’égout. D’un puissant coup de rein, il se rejeta en arrière en lançant un furieux :
« Tripes du diable !… »
Ce fut tout ce qu’il put dire et faire. La massue de Guillaume Pentecôte s’abattit à toute volée sur son crâne en un geste foudroyant.
Beaurevers tomba dans la fange, la face en avant.
Au même instant Rospignac lui sauta sur les épaules. Son premier soin fut de lui arracher sa dague et sa rapière qu’il jeta dans l’égout. Guillaume Pentecôte et ses hommes qui les avaient rejoints le ficelèrent en un tour de main, des pieds à la tête.
Ils respirèrent quand ils virent qu’il était si bien ligoté qu’il ne pouvait pas esquisser un geste.
Alors Rospignac et Guillaume Pentecôte s’occupèrent de vérifier l’état de leur prisonnier. Et ils virent qu’il ne donnait pas signe de vie. Guillaume Pentecôte s’inquiéta :
« La peste soit de moi, j’ai peut-être eu la main trop lourde ! »
Rospignac lui jeta un coup d’œil tellement chargé de menaces qu’il se sentit pâlir. Et d’une voix effrayante :
« Si tu me l’as tué !… Tu peux faire tes paquets pour aller le rejoindre !… Je jure Dieu que je ne te manquerai pas non plus, moi ! »
Guillaume Pentecôte baissa la tête, plia les épaules, comme s’il allait recevoir à l’instant même le coup mortel dont on le menaçait.
Cependant il ne s’agissait pas de demeurer là à se lamenter inutilement. C’est ce que se dit Rospignac. Il donna un ordre bref.
Les quatre hommes qui les accompagnaient se mirent silencieusement à la besogne. La corde qui avait servi à faire basculer la planche fut enlevée, enroulée autour du pavé, lancée dans l’égout. La planche fut remise en place et solidement calée. Les alentours furent nettoyés de façon à ne laisser aucune trace de l’agression.
Ceci était fait pour dérouter les amis de Beaurevers qui, Rospignac n’en doutait pas, ne manqueraient pas de se mettre à sa recherche et que le hasard pouvait amener là.
Beaurevers fut enlevé et porté dans une litière qui prit aussitôt le chemin du bastillon où Fiorinda était prisonnière. Là, il fut descendu sans bruit à la cave et déposé dans un petit caveau. Il lui fit faire un pansement sommaire par un de ses hommes qui avait quelques vagues notions de médecine et qui, après avoir considéré la blessure d’un air entendu, déclara que, s’il ne trépassait pas dans les vingt-quatre heures, il aurait des chances de s’en tirer.
Seulement Rospignac oublia de le faire décharger des liens qui l’enserraient. Ou peut-être que Beaurevers, même à demi mort comme il l’était, lui inspirait encore une telle crainte qu’il n’osa pas s’y fier.
Il faut être juste cependant : Rospignac passa toute cette nuit dans le caveau, à côté de Beaurevers. Toute la nuit il le soigna avec zèle et dévouement, comme il eût fait pour son meilleur ami. Cette sollicitude – dont nous n’avons pas besoin d’expliquer le mobile – reçut sa récompense.
Dans la matinée, Beaurevers donna signe de vie. Il s’agita faiblement. Ses yeux s’ouvrirent, se fixèrent sur Rospignac penché sur lui, car ses lèvres remuèrent imperceptiblement. Rospignac devina plutôt qu’il n’entendit qu’il demandait à boire. Il lui fit avaler quelques gorgées d’une potion réconfortante et renouvela ses pansements.
Moins inquiet, il quitta le caveau et sortit. Il alla voir Catherine à qui il rendit compte du résultat de sa mission. Il avoua que Beaurevers avait été blessé. Mais il se garda bien d’ajouter que cette blessure était grave, peut-être mortelle.
Il fut bien attrapé du reste, car Catherine déclara :
« Je veux le voir. Ce soir, à la nuit close, vous me conduirez près de lui. Prenez vos dispositions pour cela. »
Il n’y avait pas moyen de discuter. Rospignac s’inclina et sortit.
Il s’en fut chez un médecin. Il en sortit avec des fioles, des pots de pommade et des indications précises sur les soins à donner au blessé.
Et toute cette journée, Rospignac la passa à donner des soins à Beaurevers, comme il avait passé la nuit précédente. Le soir, Beaurevers allait mieux.
À l’heure fixée, Rospignac alla chercher Catherine et escorta sa litière jusqu’à la forteresse du Pré-aux-Clercs.
Lorsqu’elle vit dans quel état était Beaurevers, Catherine fit sur Rospignac un regard d’une froideur mortelle et d’une voix frémissante de colère contenue :
« Mais… il se meurt ! »
Rospignac comprit quelle était sa déception. Il la comprit d’autant mieux qu’il avait passé par là avant elle. Il essaya de s’excuser :
« La brute qui a frappé n’a pas su mesurer son coup. »
Et il rassura :
« J’ai consulté un médecin… Les blessures à la tête ont ceci de bon madame, que si on n’en meurt pas sur le coup, on a beaucoup de chances de s’en tirer, et assez vite… Voici bientôt trente-six heures qu’il a été blessé. Il vit encore… Il en réchappera, madame, je le sens, j’en suis sûr, ma haine ne me trompe pas, fiez-vous-en à elle. »
Comme pour lui donner raison, Beaurevers ouvrit les yeux à ce moment même. Il fixa sur eux un regard vitreux.
« On ne peut pas le laisser ainsi », dit vivement Catherine.
Et, elle ordonna :
« Tranchez ces cordes. »
Rospignac se baissa et avec son poignard trancha les liens qui immobilisaient et oppressaient le blessé, en expliquant :
« Je n’ai pas osé le faire avant votre ordre.
– Pensez-vous qu’il est à redouter dans l’état où le voilà », dit dédaigneusement Catherine.
Beaurevers se sentit mieux instantanément. Il ouvrit de nouveau les yeux, les regarda, soupira longuement.
Ils se détournèrent comme s’ils ne pouvaient supporter ce regard.
Catherine prononça froidement :
« Il faut lui donner des soins… Tous les soins nécessaire, tous, vous entendez !… Je n’entends pas qu’il meure ainsi… »
Et avec une expression indéfinissable :
« Je veux bien qu’il meure… mais après qu’il aura entendu ce que j’ai à lui dire… Et je veux surtout qu’il meure de la mort lente que je lui ai choisie… Mourir tel qu’il est là ! Ah ! non, cette mort serait trop douce ! »
S’ils avaient jeté les yeux sur Beaurevers à ce moment, ils auraient vu qu’il les regardait encore. Et dans son regard, il y avait une lueur d’intelligence. Oui, Beaurevers allait mieux, on ne pouvait en douter.
Beaurevers les avait vus et reconnus. Beaurevers avait entendu et compris.
Et la preuve en est que le regard qu’il fixait sur eux s’était fait terrible. Ses doigts se crispèrent à son côté, comme s’il cherchait l’épée absente. Et il fit un effort surhumain pour se redresser, les saisir dans ses mains de fer, les briser, les écraser tous les deux, l’un contre l’autre.
Il ne put même pas soulever sa pauvre tête endolorie. Et l’effort qu’il avait fait lui arracha une plainte sourde.
Rospignac se précipita sur lui, lui prodigua les soins.
Et Catherine ne craignit pas de l’aider de ses royales mains. Ensuite de quoi elle partit quand elle eut vu que le blessé s’était assoupi… ou paraissait s’être assoupi !
Durant plusieurs jours, Rospignac continua son rôle d’infirmier. Et jamais sœur de charité ne montra pareil dévouement. Au bout de ces quelques jours, Beaurevers était hors de péril.
Alors Rospignac reprit sa liberté et chargea un de ses hommes de le remplacer dans son rôle d’infirmier.