XIX CATHERINE DIT CE QU’ELLE VEUT

Il y avait plus de quinze jours que Fiorinda était prisonnière au Louvre. Et Catherine n’avait pas encore jugé à propos de lui faire connaître ce qu’elle attendait d’elle.

Or, il faut croire que le moment était venu pour Catherine de mettre ses projets à exécution : depuis quelque temps elle passait la plus grande partie de ses journées avec la jeune fille dont elle faisait sournoisement le siège. Cette grande affection qu’elle lui avait tout à coup montrée semblait croître de jour en jour. Tous les jours, en effet, elle lui donnait de nouvelles marques de confiance.

Un jour, Catherine, se sentant mal à son aise, se retira dans sa chambre dans le courant de l’après-midi. Elle consigna rigoureusement sa porte à ses femmes. Elle ne voulut près d’elle que Fiorinda qui dut lui tenir compagnie. La reine n’était cependant pas couchée.

Vers la fin de l’après-midi, une fille de service entra. Elle tenait un broc à la main. Du contenu de ce broc, elle remplit une carafe de cristal enchâssée d’argent ciselé, laquelle était placée sur la table de nuit. La carafe pleine, la fille remit très soigneusement le bouchon, d’argent également, qui se vissait autour du goulot, après quoi elle fit ses trois révérences et sortit sans mot dire.

Catherine n’avait même pas regardé la fille.

Fiorinda avait prêté une attention distraite à son manège.

Ce ne fut qu’après une longue et patiente préparation et lorsqu’elle se crut assurée du dévouement et de la soumission de la jeune fille, que Catherine se décida à lui expliquer – en partie seulement – ce qu’elle attendait d’elle.

La reine, pour taquiner une dame qu’elle ne nommait pas, demandait qu’elle lui révélât, comme les ayant lues dans sa main, certaines particularités qu’elle lui ferait connaître en temps utile.

Dès qu’elle vit Beaurevers, qui venait régulièrement la voir tous les jours, Fiorinda lui répéta mot pour mot l’entretien qu’elle venait d’avoir avec la reine.

Beaurevers réfléchit à son tour et déclara de son air froid :

« Je veux que le diable m’enfourche si la dame dont il s’agit ne s’appelle pas Marie Stuart, reine de France et d’Écosse. Je ne sais malheureusement pas ce que la reine va vous demander. Tout ce que je puis vous dire et que vous ne devez pas perdre de vue un instant, c’est que, quelle que soit la machination où vous allez jouer un rôle, quelle que soit la personne contre laquelle elle sera dirigée en apparence, au fond, c’est toujours le roi qui est visé.

– C’est bien ce que je pensais », murmura Fiorinda.

Beaurevers la considéra longuement, au fond des yeux. Sut-il, mieux qu’elle-même, lire dans son cœur ? On eût pu le croire, car, après l’avoir observée avec une attention où malgré lui perçait une pointe d’inquiétude, ses traits contractés se rassérénèrent et il sourit doucement.

Il se pencha sur elle, effleura son front d’un baiser fraternel et sortit sans ajouter un mot.

Fiorinda demeura le reste de la journée inquiète, énervée dans une agitation fébrile qui la faisait aller et venir sans trêve dans sa chambre. C’est qu’elle comprenait que l’instant fatal approchait où il lui faudrait prendre la suprême décision. C’est qu’elle savait qu’elle jouait sa tête et que cette tête tomberait si la décision prise n’était pas conforme aux ordres de la reine.

Le lendemain, Catherine donna enfin ses fameuses dernières instructions :

La dame qu’il s’agissait de mystifier, c’était Marie Stuart, la reine. Beaurevers ne s’était pas trompé. Catherine précisa alors ce qu’elle devait dire.

En apparence, c’était très simple. En réalité, cela pouvait avoir des conséquences très graves, terribles peut-être.

Une dernière fois, Catherine la fouilla d’un regard soupçonneux. Et, la voyant toujours décidée, elle sourit et dit simplement :

« Allons. »

Quelques minutes plus tard, Fiorinda se trouvait en présence de Marie Stuart, sous l’œil inquisiteur de Catherine de Médicis, qui l’avait conduite jusque-là et qui ne la quittait plus.

Fiorinda plut à la jeune reine. Aussi l’accueil qu’elle lui fit fut-il des plus gracieux. Et si simple, si franchement cordial, si peu distant que Fiorinda, conquise elle aussi, se sentit aussitôt à son aise, comme si elle se trouvait devant une amie.

Et, cruellement embarrassée, elle se disait :

« Que faire, mon Dieu, que faire ? Obéir, c’est une action vile, méchante… c’est faire le malheur de cette gracieuse jeune femme si douce, si bonne, si peu fière… Désobéir, c’est la mort… Je ne voudrais pourtant pas mourir à l’aube de la vie… »

Pendant qu’elle se débattait ainsi, Catherine souriait d’un air aigu.

Marie tendit sa main à Fiorinda et, avec un joli rire, peut-être un peu contraint :

« J’espère, dit-elle, que vous ne m’annoncerez pas de malheurs ! »

Malgré le rire, malgré l’assurance qu’elle essayait de donner, sa voix trahissait la sourde appréhension qu’elle éprouvait.

Fiorinda tressaillit. Les paroles de la reine lui apparaissaient comme un avertissement qu’elle lui donnait sans le savoir. Elle prit la main qu’elle lui tendait et se mit à l’étudier attentivement.

En réalité, elle n’étudiait rien. Elle ne voyait même pas cette main blanche et fine, aux ongles roses, qu’elle tenait dans la sienne. Dans sa tête résonnait implacablement la même angoissante question :

« Que faire ? »

Et toujours la même effrayante solution : mourir… à dix-sept ans !

Pendant qu’elle hésitait, une porte s’ouvrit soudain et le roi parut.

Cette entrée inattendue fit froncer les sourcils à Catherine, qui jeta sur sa bru un coup d’œil soupçonneux. Mais ce coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’elle n’était pour rien dans cette visite qui la contrariait vivement, elle, et qu’elle avait tout fait pour éviter. En effet, si Marie Stuart ne cachait pas le plaisir qu’elle éprouvait à voir son royal époux près d’elle, son air surpris disait qu’elle était loin de s’attendre à sa visite. Et Catherine pinçait les lèvres.

En revanche, Fiorinda avait accueilli la venue du roi avec un gros soupir de soulagement : c’était un instant de répit pour elle, et elle en avait besoin. Puis, dans la situation terrible où elle était, quelques minutes gagnées pouvaient lui apporter le salut. Et elle en profita pour respirer… et pour étudier le roi. Elle s’étonna.

« Comment ne l’ai-je pas reconnu dans le comte de Louvre ?… C’est sa fausse moustache qui déroute et le rend méconnaissable. »

François ne parut pas faire attention à Fiorinda qui s’était mise discrètement à l’écart.

Il s’inclina cérémonieusement devant Catherine et effleura sa main du bout des lèvres. Il baisa pareillement la main de sa femme. Mais Fiorinda vit très bien qu’il ne s’acquittait pas là d’un devoir de galanterie. La lenteur gourmande du baiser indiquait que c’était un amoureux qui agissait là.

Cependant, si joyeuse qu’elle fût au fond, Marie Stuart éprouvait une certaine gêne. À cause de Catherine, dont la présence la glaçait toujours et qui avait particulièrement insisté pour que le roi ignorât cette escapade.

Quant à Catherine, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, elle ne parvenait pas à dissimuler complètement la mauvaise humeur que lui causait l’arrivée intempestive de son fils.

Pour ce qui est de François, on devine bien que ce n’était pas un hasard fortuit qui l’amenait là, et que c’était Beaurevers qui l’envoyait.

« Çà, que complotez-vous donc ? fit-il en riant. On dirait que ma présence vous importune. »

Catherine pinça davantage les lèvres, comprit qu’il lui fallait s’exécuter sous peine de s’attirer le mécontentement, peut-être la colère du roi. Elle fit un signe à Fiorinda qui s’avança, sans gêne apparente, avec cette grâce légère qui avait tant de charme chez elle, et prenant un air contrit :

« François, dit Catherine, ne me grondez pas trop… Cette jeune fille est une diseuse de bonne aventure dont la renommée en cette ville est si grande qu’elle est venue jusqu’à moi… et peut-être jusqu’à vous… On la nomme Fiorinda. »

Fiorinda fit une révérence qui n’avait, certes, rien des révérences de cour, mais que les trois illustres personnages qui l’observaient admirèrent en connaisseurs qu’ils étaient.

François salua galamment, comme il aurait salué une grande dame de sa cour et, souriant gracieusement :

« Fiorinda !… En effet, madame, ce nom est venu jusqu’à moi… J’en ai même souvent entendu parler. »

Et, s’adressant à Fiorinda :

« Je ne vous connaissais pas, madame (il insistait sur le mot). À présent que je vous ai vue, je m’explique l’engouement de mes bons Parisiens pour celle qu’ils nomment Fiorinda-la-Jolie. »

Et coupant court, il revint à Catherine qui attendait, impassible :

« Vous avez donc voulu consulter cette reine des diseuses de bonne aventure, madame ? dit-il.

– Oui, François. Et j’ai été tellement intéressée par ce qu’elle m’a dit que j’ai eu la sotte idée de l’amener ici, expliqua Catherine.

– Sotte idée ! releva vivement François. Pourquoi sotte ? Je trouve, au contraire, que c’est là une excellente idée.

– Ainsi vous n’êtes pas fâché ?… Vous voulez bien que Fiorinda lise dans la main de votre femme ?

– J’en suis enchanté… pourvu qu’il me soit permis d’assister à cette consultation. »

Catherine fit une moue significative. François comprit et à moitié dépité :

« Suis-je vraiment de trop ? » dit-il.

Catherine crut qu’elle allait se débarrasser de lui. Et avec une brusquerie affectée :

« Un mari est toujours de trop en pareil cas », fit-elle.

François n’était pas venu pour se laisser évincer. Il allait donc imposer sa volonté. Marie Stuart, qui ignorait son intention, ne lui laissa pas le temps de le faire : Saisissant la main de son époux, qu’elle serra d’une manière significative, elle implora tout bas :

« Restez, François… J’ai peur. »

Elle souriait en disant cela. Mais sa voix tremblait légèrement.

Il la vit réellement inquiète. D’un geste spontané, il la prit dans ses bras comme pour la protéger et, avec cette douceur enveloppante que les amants passionnément épris savent trouver pour la femme adorée :

« Vous avez peur, mon amour !… Et de quoi ? »

Il la pressait tendrement contre sa poitrine. Elle laissa tomber doucement sa tête sur son épaule, comme si elle avait honte elle-même de la puérilité de son aveu, et tout bas, avec un rire nerveux :

« J’ai peur des révélations de cette belle enfant.

– Quel enfantillage ! » rassura François.

Mais il n’avait pas pu s’empêcher de tressaillir, tant lui paraissait merveilleux cet instinct qui faisait deviner à la douce Marie Stuart qu’un danger la menaçait. Ses yeux allèrent chercher Fiorinda. Elle suivait cette petite scène comme haletante. Il vit qu’elle avait tout entendu.

Une seconde, il la fixa droit dans les yeux.

Il écarta très doucement sa femme, il la prit par la main, l’amena devant Fiorinda et mit cette main dans celle de la jeune fille.

Puis, fixant de nouveau la jolie diseuse de bonne aventure, il prononça avec la même douceur :

« Ne craignez rien, m’amour. Je sais, moi, que Fiorinda n’a jamais apporté le malheur à personne… Elle ne voudra certes pas commencer par vous. »

Il sembla à Fiorinda bouleversée que ces paroles avaient un sens caché qui était à son adresse. Elle leva sur François ses grands yeux lumineux embués de larmes et, trop émue pour parler, elle eut une légère inclinaison de tête qui semblait approuver.

Cet instant d’émotion violente fut très bref. Presque aussitôt, elle redressa la tête. Son visage avait repris son expression espiègle et rieuse accoutumée.

Et Marie Stuart, et peut-être aussi François, se sentirent complètement rassurés.

Fiorinda porta ses yeux sur Catherine, tout naturellement, sans crainte, sans bravade.

Catherine put croire qu’elle demandait une suprême confirmation de ses ordres. Elle eut un signe de tête impérieux et sec. Et le regard effroyablement menaçant qu’elle dardait sur elle disait assez clairement quel sort serait le sien si elle la trahissait.

Fiorinda sourit doucement.

Et elle se décida enfin à dire la bonne aventure.

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