Le lendemain matin, Ferrière entra dans la chambre de son ami. Comme il était désarmé, il pria Beaurevers de lui prêter une dague et une épée. Celui-ci choisit dans une admirable collection une longue et forte rapière ainsi qu’une excellente dague, et les lui donna en le priant de les garder pour l’amour de lui.
Ferrière remercia et déclara qu’il lui fallait sortir séance tenante.
« Sans indiscrétion, vicomte, peut-on vous demander où vous allez de ce pas ?
– Au Louvre, répondit simplement Ferrière.
– Malgré ce que je vous ai dit hier ! s’écria-t-il.
– Écoutez, chevalier, dit Ferrière avec douceur, supposez un instant que vous êtes à ma place… supposez que Mme Florise, votre douce et noble fiancée, soit à la place de Fiorinda… Que feriez-vous ?…
– C’est juste… Je ferais ce que vous allez faire… »
Ferrière partit.
Beaurevers sortit presque sur ses talons. Et il se mit à le suivre de loin.
Lorsque, quelques instants plus tard, on vint dire à Catherine que M. le vicomte de Ferrière sollicitait l’honneur d’une audience particulière, elle fut si stupéfaite qu’elle se fit répéter le nom et le titre, croyant à une erreur.
Sous son masque d’impassibilité, une colère effroyable grondait en elle. Et elle grinçait intérieurement.
« Ainsi, ce misérable Beaurevers a réussi à délivrer son ami !… Mais comment, comment ?… L’ordre était clair et formel… Comment s’y est-il pris ?… Comment se fait-il que je ne sois pas avisée ? Que fait donc ce gouverneur de la Bastille à qui j’avais donné mes instructions ?… Et celui-ci, que vient-il faire ici, pas plus tôt libre ?… Me narguer sans doute… Ces hommes sont vraiment extraordinaires !… Et ce Beaurevers, moi qui croyais l’avoir maté !… »
Et tout haut, avec une sourde menace dans la voix :
« Eh bien, vicomte, votre ami M. de Beaurevers vous a fait ouvrir les portes de la Bastille ?
– Oui, madame, dit simplement Ferrière, et, vous le voyez, je viens aussitôt prendre vos ordres.
– Vous dites ?…
– Je dis, madame, que j’ai appris que les portes de ma prison se sont ouvertes contre le gré de Votre Majesté. Alors, comme je vous ai engagé ma parole de me tenir à votre disposition, je suis venu et je vous dis : Votre Majesté veut-elle que je retourne me constituer prisonnier à la Bastille ? Préfère-t-elle me désigner une autre prison ? J’irai là où il plaira à la reine de m’ordonner d’aller, puisque je suis son prisonnier.
– Ainsi, monsieur, dit-elle, vous êtes venu loyalement vous mettre à ma disposition… alors qu’il vous était si facile de disparaître.
– Un Ferrière est l’esclave de sa parole, madame, dit Ferrière en se redressant.
– Oh ! complimenta Catherine, ce que vous faites là est très beau… mais ne me surprend pas de vous.
– J’attends les ordres de la reine, prononça froidement Ferrière.
– J’estime qu’on doit bien quelques égards à un gentilhomme qui agit aussi noblement que vous venez de le faire. Il ne saurait plus être question de vous incarcérer dans une geôle quelconque. Je vous ai trouvé une prison digne de vous. »
Elle le laissa un instant en suspens, et acheva :
« Vous demeurerez ici.
– Au Louvre ! s’écria Ferrière agréablement surpris.
– Au Louvre, oui, dit-elle. Je prends cela sur moi… Je m’en arrangerai avec le roi. »
Ferrière s’inclina en signe de remerciement. Et il fit le geste de déboucler la rapière et la dague que Beaurevers venait de lui donner. Mais Catherine l’arrêta en disant avec une certaine vivacité :
« Non pas, gardez vos armes, monsieur. Ici, vous êtes prisonnier sur parole… Nous savons maintenant que cette parole vous garde mieux que ne pourraient le faire les murailles les plus épaisses et les geôliers les plus vigilants du monde. »
Ferrière reboucla son épée avec une satisfaction visible.
Catherine reprit en le fixant d’un air aigu et en insistant sur les mots :
« Prisonnier de fait, vous devez avoir l’air d’être libre. N’oubliez pas cela qui est important. Personne, vous m’entendez, monsieur, personne ne doit soupçonner que le Louvre est votre prison, l’appartement que je vais vous faire préparer, votre cachot. C’est entendu, n’est-ce pas ?
– Madame, dit Ferrière, en se redressant, vous aviez déjà ma parole. Il est inutile d’y revenir. »
Et à son tour, la regardant droit dans les yeux :
« Madame, je me permets de vous faire remarquer que j’ai tenu scrupuleusement la parole que je vous avais donnée. Tenez pour assuré qu’il en sera de même à l’avenir. Oserai-je vous rappeler qu’en échange vous répondez, vous, madame, de la vie de mon père.
– Vous interprétez mal nos conventions, releva vivement Catherine. Je n’ai pas répondu et je ne réponds pas de la vie de votre père. J’ai répondu qu’on aurait des ménagements avec lui. J’ai tenu parole. Votre père n’a pas été inquiété et il est libre. Je réponds qu’il en sera de même tant que vous consentirez à demeurer ce que vous êtes en réalité : un otage entre les mains du roi. Mais il ne faut pas me demander plus que je n’ai promis.
– Je me suis mal exprimé, madame : j’ai voulu dire que je comptais sur la promesse de traiter mon père avec égards… jusqu’à ce qu’il ait fourni la preuve de son innocence… ce qui ne saurait tarder. »
Catherine se contenta d’approuver d’un signe de tête. Et elle reprit :
« Je vais vous faire préparer un appartement dans les bâtiments en construction. Vous serez assez loin de mes appartements comme vous voyez. Je vous demande, monsieur, de vous tenir volontairement enfermé chez vous. Si l’on s’étonne de vous voir demeurer au Louvre, vous trouverez une explication plausible… Eh mais, j’y songe… La voilà, l’explication : vous direz que vous y demeurez pour votre fiancée qui est momentanément à mon service. »
Ferrière saisit la balle au bond et d’une voix qui implorait :
« Votre Majesté daignera-t-elle permettre que je m’entretienne un instant avec ma fiancée ?
– Oui, consentit Catherine sans hésiter, cela confirmera votre explication. »
Encouragé par ce premier succès, insatiable comme tous les amoureux, Ferrière en profita immédiatement pour demander la permission de voir Fiorinda de temps en temps, insinuant adroitement que ce serait là une bonne manière de montrer qu’il était libre.
Mais cette fois Catherine se montra de moins bonne composition. Et sans refuser positivement, elle se contenta de dire qu’elle verrait, elle réfléchirait. Puis elle frappa sur un timbre. À la personne qui se présenta, elle dit en la fixant avec insistance :
« Voyez si la jeune fille qui loge près de ma chambre peut recevoir M. de Ferrière. »
Et avec un gracieux sourire, elle congédia :
« Allez, monsieur. »
Ferrière remercia, fit sa révérence et se dirigea vers la porte.
Sur son dos, sans qu’il y prît garde, Catherine, du bout des lèvres, donna un ordre à celui qui devait le conduire près de Fiorinda.
Et ce fut sans doute en exécution de cet ordre secret que Ferrière fut conduit dans un petit cabinet où on le laissa se morfondre tout seul.
Pendant qu’il faisait antichambre, Catherine frappait de nouveau sur le timbre et d’une voix brève ordonnait :
« Qu’on trouve M. le chevalier de Beaurevers et qu’on me l’amène. »
Beaurevers ne fut pas long à trouver.
Deux minutes après avoir donné son ordre, Catherine le vit entrer et venir s’incliner devant elle.
« M. de Ferrière sort d’ici, dit brusquement Catherine.
– J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?
– Je ne crois pas. Je pense qu’il doit être en ce moment près de sa fiancée qu’il m’a demandé la permission de visiter. »
Et, à son tour, Beaurevers comprit que, sans en avoir l’air, elle consentait à donner des explications destinées à le rassurer. Il ne se tint pas pour satisfait et avec la même froideur menaçante :
« Et permettez-moi d’ajouter : j’espère qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux.
– Je vous entends, sourit Catherine. J’ai bien d’autres soucis en tête que de m’occuper de M. de Ferrière. Et puisque, grâce à vous, le voilà libre, eh bien, qu’il reste libre. Au bout du compte, peu m’importe. »
Cette fois, Beaurevers n’avait plus qu’à s’incliner. Ce qu’il fit.
Catherine reprit d’un air dégagé :
« Je vous ai fait venir, monsieur, pour satisfaire une curiosité qui me démange singulièrement, je l’avoue : que M. de Ferrière soit sorti de la Bastille, grâce à vous, c’est un fait. Mais enfin, on ne sort pas ainsi de la Bastille. Vous ne l’avez pas prise d’assaut… cela se saurait, j’imagine. L’événement eût fait quelque bruit. Vous vous êtes donc servi de l’ordre que je vous avais signé… Mais là je ne comprends plus. Cet ordre disait de garder M. de Ferrière, non de le mettre dehors… Vous avez donc arrangé cet ordre ?… Vous avez donc fait un faux ? Çà, monsieur, vous possédez donc l’art de contrefaire les écritures ?
– Non, madame, dit tranquillement Beaurevers, je n’ai pas contrefait l’écriture de Votre Majesté. Je me suis servi de l’ordre qu’elle m’a remis… Mais je n’ai pas changé une syllabe de cet ordre. Je n’ai donc commis aucun faux.
– Et pourtant, s’impatienta Catherine, le vicomte a été remis en liberté quand j’ordonnais de le garder. Il y a donc magie, sortilège ?… Expliquez-moi cela, monsieur.
– Ni magie ni sortilège, madame : j’ai simplement fait sauter un point qui me gênait et je l’ai mis à la place d’une virgule qui me gênait davantage encore.
– Une virgule, un point ? » s’ébahit Catherine en ouvrant des yeux étonnés.
Avec la même naïveté complaisante, avec une satisfaction intime qu’il ne se donnait pas la peine de dissimuler, Beaurevers reprit :
« Vous allez comprendre, madame : l’ordre portait : mettre en liberté M. de Ferrière, virgule, impossible, un point. Le garder à la Bastille, etc. J’ai fait sauter le point qui se trouvait après le mot impossible et je l’ai mis à la place de la virgule qui se trouvait avant ce mot. Et j’ai obtenu ceci : mettre en liberté M. de Ferrière, un point. Vous entendez, madame, un point. La phrase est donc finie là. Ensuite, vient la deuxième phrase qui confirme la première : impossible le garder, etc. Vous voyez comme c’est simple. Et le mot faux est bien gros pour si peu de chose.
– Allons, bien joué, monsieur de Beaurevers… décidément vous êtes un homme d’esprit.
– Compliment précieux, madame, dit-il, mais dont, en bonne justice, je dois vous retourner la meilleure part, attendu que c’est vous qui, sans le savoir, m’avez donné l’idée première de ce petit subterfuge.
– Moi ! s’étonna Catherine.
– Vous, madame, affirma Beaurevers avec force… Je n’eusse jamais songé à ces subtilités si vous ne m’aviez mis l’esprit en éveil en m’expliquant que vous en aviez usé, précisément à propos de Ferrière.
– Ah ! » fit Catherine rêveuse.
Et de bonne grâce :
« Eh bien, nous sommes quittes maintenant, monsieur. »