XXI LA CLÉMENCE DE CATHERINE

Pendant ce temps, Catherine, impassible maintenant, reprenait le chemin de ses appartements et, pour la première fois, faisait entrer Fiorinda dans son oratoire.

Fiorinda l’avait docilement suivie jusque-là. Qu’eût-elle pu faire ?

Catherine prononça avec son meilleur sourire :

« À présent que nous sommes seules, il faut que je vous complimente, petite. Vous avez parlé comme un ange, et, foi de reine, j’admire votre vaillance tranquille.

– Madame, balbutia Fiorinda interdite, parlez-vous sérieusement ?

– Je parle sérieusement, insista Catherine. Si sérieusement qu’en témoignage de ma satisfaction je vous donne de grand cœur l’anneau que voici… »

Elle lui tendit une bague en souriant.

Et Fiorinda, plus effarée, se demandait si elle ne rêvait pas, n’osait pas la prendre, chevrotait :

« Ce joyau… à moi…

– Mais oui, à vous, s’impatienta Catherine. Je vous ferai remarquer qu’il y a déjà un moment que je vous le tends et qu’on ne fait pas attendre la reine. »

Fiorinda se décida à allonger la main. Et elle murmura :

« Je rêve !… Quoi ! la reine me récompense pour lui avoir désobéi… après et malgré les menaces… »

« Eh ! petite, interrompit Catherine en riant à gorge déployée, ne faites plus la naïve… je ne m’y laisserai plus prendre… Avouez franchement que vous aviez deviné que c’était une épreuve à laquelle je vous soumettais.

– Une épreuve !…

– Eh ! sans doute, une épreuve ! Une épreuve dont vous vous êtes tirée à votre avantage. Vous êtes libre de quitter le Louvre quand il vous plaira.

– Quoi ! s’écria Fiorinda qui n’en revenait pas, je suis libre de partir ?

– Je vous l’ai dit, sourit Catherine.

Tout de suite ?

– Si vous voulez.

– Avec M. de Ferrière ?

– Avec M. de Ferrière. »

Fiorinda était étourdie par cette inaltérable condescendance. Néanmoins l’insurmontable aversion que lui inspirait Catherine ne s’atténuait pas. Elle voulut battre le fer pendant qu’il était chaud et elle répondit encore par une question.

« Quand pourra-t-il partir, madame ?

– Quand vous partirez vous-même, puisque vous vous en irez ensemble. Voulez-vous aller le chercher maintenant ?

– Si la reine veut bien le permettre, oui.

– Vous êtes bien pressée de me quitter ! » fit Catherine avec une pointe d’amertume.

Fiorinda rougit, mais ne répondit pas.

Catherine hocha la tête d’un air attristé, mais ne fit pas d’observation.

Elle se leva et dit simplement :

« Allons le chercher.

– Oh ! madame, protesta Fiorinda confuse, je n’accepterai pas que la reine pousse la bonté jusqu’à se déranger pour moi. Je trouverai bien toute seule.

– Vous trouverez, je n’en doute pas. Mais M. de Ferrière, sachez-le, ne s’en ira pas si je ne lui dis moi-même qu’il est libre. Or, puisque vous voulez vous en aller séance tenante, il faut bien que j’aille le lui dire. »

Fiorinda ouvrit la bouche pour dire : « Il n’est pas nécessaire d’aller le trouver pour cela. Vous pouvez le faire venir devant vous. » Mais Catherine était déjà partie. Elle la suivit sans rien dire.

Pendant quelque temps, elle se tint sur ses gardes. Lorsqu’elles mirent le pied dans une antichambre encombrée, elle se dit : « Elle va me faire saisir et jeter dans quelque cachot. »

Mais Catherine passa, se contentant de répondre par un signe de tête aux profondes révérences des assistants.

Il apparut clairement à Fiorinda qu’elle ne voulait pas la faire arrêter.

Elles arrivèrent dans un couloir assez étroit, humide, où régnait un demi-jour blafard, et complètement désert.

Catherine s’arrêta brusquement avec un instinctif mouvement de frayeur : un homme venait soudain de lui barrer le passage, en se courbant devant elle. C’était Beaurevers qu’elle ne reconnut pas tout d’abord, tant le lieu était sombre.

Beaurevers se redressa. Il n’attendit pas que la reine lui adressât la parole. Il parla le premier, sans y être autorisé.

« Votre Majesté prend l’air avec Fiorinda », dit-il.

Prendre l’air dans ce lieu sombre, humide, glacial, imprégné d’une odeur de moisi qui saisissait à la gorge ! Beaurevers, assurément, voulait rire. Il n’y paraissait pas à le voir. Il montrait un sérieux imperturbable.

Mais l’ironie était trop criante. Et la voix avait de ces résonances de fanfare que Catherine commençait à connaître, et qui, généralement, ne lui annonçaient rien de bon.

Froide, hautaine, elle gronda :

« Je crois, Dieu me pardonne, que vous vous permettez d’arrêter votre reine ! »

Beaurevers se courba dans un salut exorbitant et, se redressant, de sa voix mordante :

« Arrêter la reine ! dit-il. Telle n’est pas mon intention !… Pas pour l’instant, du moins… »

Catherine tressaillit : la menace était flagrante. Elle avait la conscience trop chargée pour être absolument tranquille. Une arrestation n’était pas impossible. Le lieu, en tout cas, était des plus propices. Elle frémit. Et, instantanément, son attitude se modifia : l’amabilité remplaça la raideur hautaine.

On eût pu croire que Beaurevers avait pris un temps pour lui permettre de réfléchir. Il continua, ayant très bien remarqué ce changement d’attitude :

« Comme le doit faire tout bon sujet, j’ai voulu présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. Je n’ai pas réfléchi que ce maudit couloir est si étroit qu’en effet j’ai l’air de barrer le passage. Je prie humblement la reine de me pardonner en faveur de l’intention qui était bonne. »

Et il s’écarta.

Catherine passa. Et en souriant :

« Vous êtes tout pardonné, monsieur… J’ai été surprise… et je n’ai pas su maîtriser mes nerfs. »

Beaurevers feignit de ne pas remarquer qu’elle s’excusait, qu’elle avait hâte de s’éloigner, ne se sentant pas rassurée. Et avec une désinvolture qui redoubla son inquiétude, s’adressant directement à Fiorinda :

« Méfiez-vous dans ce couloir, Fiorinda. Regardez bien où vous posez le pied. Sondez le terrain et fouillez les coins d’ombre. Je me suis laissé dire qu’il existe ici une trappe mystérieuse qui s’ouvre sous le pas de certains imprudents et les précipite dans je ne sais quel abîme d’où ils ne reviennent jamais. »

Ce fut au tour de Fiorinda de frémir. Elle n’avait pas envisagé cette redoutable éventualité.

Catherine fit vivement :

« Qui vous a fait ce conte saugrenu ?

– Le roi, madame, dit froidement Beaurevers. Le roi qui doit connaître sa maison, j’imagine.

– Ah ! si c’est le roi, je ne dis plus rien », déclara Catherine.

Et elle ajouta :

« Puisque vous êtes si bien renseigné, montrez-nous donc cette fameuse trappe dont j’ignorais l’existence, moi qui connais bien la maison aussi, pourtant.

– La trappe existe, assura Beaurevers d’un air déconfit ; on l’ouvre en actionnant un ressort adroitement dissimulé… Malheureusement, le roi ignore et n’a pu me dire, par conséquent, où est caché ce ressort.

– Voilà qui est fâcheux ! sourit Catherine.

– Mais vous le savez, vous, madame.

– Moi !… Grand Dieu ! que de choses je suis censée connaître que j’ignore totalement !… Il en est du ressort comme de la trappe… dont je n’avais jamais entendu parler. »

Elle semblait le narguer. On sait qu’il n’était pas précisément patient. Il s’approcha d’elle presque à la hauteur, et plongeant dans ses yeux un regard étincelant, la voix rude :

« La trappe existe… elle est là à quelques pas de nous… peut-être sommes-nous dessus… Et vous seule savez comment on l’ouvre… Et je suis venu pour vous dire simplement ceci : j’espère qu’elle ne s’ouvrira pas pour cette jeune fille… je l’espère… pour vous.

– Vous divaguez ! lança Catherine dans un sursaut de révolte.

– J’espère qu’elle ne s’ouvrira pas, répéta Beaurevers avec force… Mais il faut tout prévoir… »

Son mouvement de colère était déjà tombé. Ce fut de son air froid, de sa voix un peu railleuse qu’il acheva :

« Si ce malheur arrivait, je dois vous avertir, madame, que j’aurais le regret et le très grand honneur de procéder à cette arrestation dont nous parlions il y a un instant. »

Cette fois, il parlait clairement. Catherine comprit qu’il avait l’ordre signé en poche et qu’il ne dépendait que de lui de le mettre à exécution. Elle grinça des dents. La colère qu’elle éprouva et contre Fiorinda, cause première de l’humiliation qu’elle subissait, et contre son fils qui avait signé l’ordre, et contre Beaurevers qui avait accepté de l’exécuter, cette colère fut effroyable. Si elle avait pu les broyer tous les trois d’un geste, c’eût été fait.

Elle n’était pas femme à s’avouer vaincue tant qu’une lueur d’espoir subsistait. Elle se redressa de toute sa hauteur et avec une inexprimable majesté :

« Qui donc, fit-elle, oserait porter la main sur la mère de son roi ? »

Mais Beaurevers n’était pas non plus homme à se laisser impressionner par ses grands airs. Il répondit de son air glacial :

« Moi, madame… S’il arrive malheur à cette enfant, cette main que voici s’abattra sur votre épaule… Et nulle force humaine ne pourra vous arracher à son étreinte. »

Ils se regardèrent un inappréciable instant, elle avec des yeux flamboyants, striés de sang, lui avec un regard d’une froideur mortelle.

Et ce fut Catherine qui détourna les yeux, baissa la tête.

Il la vit domptée. Sa voix s’adoucit un peu pour dire :

« Je vois que vous m’avez compris, madame. Je suis sûr que la trappe ne s’ouvrira pas maintenant. »

Il se tourna, et assez haut, pour que Catherine entendît :

« Allez, Fiorinda, suivez la reine sans crainte. Il ne vous arrivera rien de fâcheux. »

Et comme s’il répondait à une observation que lui faisaient ses yeux :

« Oui, évidemment, le mieux serait que je ne vous quitte plus jusqu’à ce que vous soyez hors du Louvre… Je ne peux pas faire cette injure à la reine. Ne craignez rien, vous dis-je. »

Il s’inclina devant Catherine et partit sans tourner la tête en se disant :

« Je suis sûr qu’elle n’osera pas passer outre à la menace que je viens de lui faire. »

Malheureusement, Beaurevers se trompait.

Catherine avait eu peur, horriblement peur. Mais lorsqu’elle vit que Beaurevers se retirait, elle réfléchit. Et le résultat de ces réflexions fut qu’elle se dit :

« S’il avait eu l’ordre de m’arrêter, il l’aurait montré, il aurait exigé de nous accompagner, tout au moins jusqu’au bout du couloir. Il ne l’a pas fait. C’est qu’il n’a rien… »

Elle attendit que Beaurevers fût loin, hors de la portée de la voix. Alors elle se remit en marche en disant simplement :

« Allons. »

Fiorinda la suivit. Cette scène l’avait bouleversée. Elle était maintenant aussi inquiète que lorsqu’elle avait franchi le seuil de l’oratoire de Catherine, à sa suite. Elle n’avait pas osé donner son avis. Mais s’il n’avait tenu qu’à elle, Beaurevers ne l’eût pas imprudemment quittée comme il venait de le faire.

Elle n’eut pas le temps de faire aucune réflexion. Au bout d’une dizaine de pas, Catherine s’arrêta et s’accota au mur, comme si elle était fatiguée.

Fiorinda s’arrêta comme elle et attendit son bon plaisir.

Tout à coup elle entendit comme le bruit d’un déclic assez fort. Et elle vit une dalle basculer à quelques pas devant elle.

D’une voix effroyablement calme, Catherine prononça :

« La trappe est ouverte. »

Elle saisit Fiorinda par le poignet et s’approcha avec elle du trou béant. Elle le lui montra du doigt et dit :

« Vous voyez qu’il n’y a pas d’abîme là… Il n’y a qu’un petit escalier, assez raide, assez étroit, j’en conviens, mais enfin un escalier n’est pas un abîme. Ce Beaurevers a la manie d’exagérer sans mesure. »

Elle la lâcha et, la main tendue vers le trou, les traits durcis, le regard froid, d’une voix impérieuse, elle gronda :

« Descendez ! »

Fiorinda eut un instinctif mouvement de recul. Elle avait eu beau prévoir le danger, il se présentait à elle d’une manière si imprévue qu’il la surprenait malgré tout. D’une voix faible, elle murmura :

« Descendre là !… C’est horrible !… »

Catherine la contempla un instant en silence. Elle jouissait de son trouble et de son effroi. Avec le même calme sinistre, elle expliqua :

« Je vous avais promis que vous seriez châtiée, si vous désobéissiez. Vous avez désobéi. Voici le châtiment… Allons, descendez ! »

Catherine croyait avoir étudié Fiorinda et la connaître à fond. Elle devait s’apercevoir là qu’elle ne la connaissait pas du tout, ou du moins très mal.

Le premier moment de surprise et de frayeur était passé. Fiorinda déjà se ressaisissait. Devant l’imminence du péril, elle retrouvait tout son sang-froid. Et la femme d’action, aux décisions promptes, qu’elle-même ne savait pas être, devait se révéler.

Elle regarda Catherine en face et, d’une voix qui ne tremblait pas :

« Je ne descendrai pas, dit-elle.

– Vraiment ! railla Catherine.

– Non, ma foi, railla à son tour Fiorinda. Il fait trop noir, trop froid là-dedans… Et puis, cela ne sent vraiment pas bon. Descendez vous-même et vous verrez… »

Catherine, stupéfaite, demeura un instant sans voix devant cette attitude menaçante qu’elle n’avait pas prévue.

Fiorinda fouilla vivement dans son sein, en sortit son poignard et, levant le bras, d’une voix changée, qu’on ne pouvait plus reconnaître, à son tour, elle commanda, impérieusement :

« Descendez !… Ou, aussi vrai que vous êtes une méchante et abominable femme, je débarrasse le monde d’un monstre tel que vous… je vous tue sans pitié. »

Catherine était brave. Elle le fit bien voir, elle aussi. Elle se mit à rire doucement, sous la menace du poignard levé sur elle. Avec le plus grand calme, elle prit une montre qu’elle avait à sa ceinture, la consulta et, la mettant sous les yeux de Fiorinda, interdite :

« Tenez, regardez, dit-elle tranquillement, savez-vous ce qui va se passer si dans dix minutes je ne suis pas de retour chez moi pour y révoquer certain ordre que j’ai donné avant mon départ ? »

Fiorinda sentit un frisson la parcourir des pieds à la tête. Elle entrevoyait quelque chose d’affreux, elle sentait que la catastrophe allait s’abattre sur elle, inévitable et inexorable. Son bras levé retomba doucement.

Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Catherine. Malheureusement, elle ne la vit pas. Sans quoi elle eût compris que la terrible jouteuse, jamais à court de ruses, était en train de la jouer en mentant audacieusement, comme Beaurevers l’avait jouée elle-même l’instant d’avant.

Voyant qu’elle ne frappait pas et se taisait, Catherine reprit avec le même air tranquille :

« Il se passera que M. de Ferrière sera mis à la question.

– La question ! lança Fiorinda, éperdue.

– La question, oui. La grande et la petite… Faut-il vous expliquer en quoi cela consiste ?

– C’est abominable ! clama Fiorinda qui sentait une sueur froide glacer ses tempes.

– Maintenant, continua impitoyablement Catherine, frappez-moi si vous voulez… Non ?… Attendons. Le temps passe… Ferrière aura les jambes broyées, on tenaillera ses chairs pantelantes, on y coulera du plomb fondu, on lui arrachera la langue… C’est vous, vous qui le voulez ainsi. »

La pauvre Fiorinda ne put en entendre davantage. Elle gémit :

« Grâce ! »

Catherine se redressa, farouche, terrible, et montrant le trou :

« Descendons ! fit-elle. Je n’ai plus que huit minutes pour rentrer chez moi. »

Fiorinda frissonna :

« Et si j’obéis, dit-elle en se tordant les mains, qui me dit que mon fiancé sera épargné ?

– Sur la tête de mon fils Henri, je jure qu’il le sera, dit Catherine. Allons, décide-toi… Dépêche-toi. »

Fiorinda en savait assez pour comprendre qu’elle respecterait ce serment-là. Elle n’hésita pas :

« Je descends », dit-elle.

Et elle mit le pied sur la première marche, s’enfonça dans le noir, dans l’inconnu, dans la mort…

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