Le lendemain matin, qui était le troisième jour de la disparition de Fiorinda, comme il revenait au Louvre, Beaurevers trouva un billet adressé à Ferrière ou à lui. Du premier coup d’œil, il reconnut l’écriture de Fiorinda. En l’absence de Ferrière, déjà parti, Beaurevers ouvrit et lut.
Et il demeura pensif.
Dans ce billet la jeune fille disait qu’elle était prisonnière de Rospignac et enfermée quelque part au village de Montmartre ou ses environs. Puis elle indiquait ce qu’il fallait faire pour trouver la maison où elle était séquestrée. Pour le reste, c’est-à-dire sa délivrance, elle s’en rapportait à l’amour de Ferrière, à l’amitié de Beaurevers. Elle insistait particulièrement sur la conduite à tenir vis-à-vis de la personne qui, moyennant une forte récompense, consentait à leur faire connaître où ils pourraient la trouver. Elle nommait cette personne : la mère Angélique, celle-là même qui avait attiré de Louvre et Beaurevers dans le guet-apens de la rue des Marais.
C’était cela qui rendait Beaurevers rêveur. Il se demandait si on ne lui tendait pas un piège dont Fiorinda se faisait innocemment la complice. Il relut attentivement le billet et réfléchit :
« Après tout, que nous demande Fiorinda ? de ne pas parler à cette mère Angélique, qui est une fieffée coquine à qui je connais maintenant un autre nom qui lui convient mieux, celui de mère Culot. De lui remettre une somme d’argent qu’elle me fixe… la somme est assez respectable et, à ce prix-là, j’admets volontiers que cette sorcière d’enfer trahisse son maître, Rospignac. De la suivre de loin, jusqu’à ce que je la voie entrer dans une maison de Montmartre ou des environs de Montmartre, qui sera celle où elle est prisonnière. Elle ne nous demande pas autre chose. Il ne s’agit pas de nous attirer dans cette maison : Fiorinda prend soin de nous informer qu’elle est gardée nuit et jour par dix hommes bien armés… Évidemment il est fâcheux que Ferrière ne soit pas là. Mais il ne s’agit que de reconnaître la place. »
Beaurevers prit deux bourses pleines d’or, les mit dans son escarcelle. Il s’enveloppa dans un manteau de teinte neutre et passa dans le couloir. Sans s’arrêter, il donna trois coups de poings dans une porte : la porte du dortoir de MM. Bouracan, Trinquemaille, Strapafar et Corpodibale. Ils sortirent aussitôt, il leur fit signe de le suivre. Et il passa, sûr qu’ils suivraient. Ils suivirent, en effet, à une distance raisonnable, et ne le perdant pas de vue.
Beaurevers s’en alla tout droit au cimetière des Innocents. Il y entra par la rue de la Lingerie.
Agenouillée sur une tombe, la mère Culot semblait prier avec ferveur. Il la reconnut aussitôt. Et il vit très bien qu’elle louchait fréquemment du côté par où il devait paraître. Dès qu’elle l’aperçut, la vieille se mit à se frapper la poitrine en des mea culpa frénétiques et elle parut secouée de frissons convulsifs. Peut-être sanglotait-elle. Peut-être était-ce la vue de Beaurevers qui lui mettait la peur au ventre.
Beaurevers passa sans s’arrêter. Et, en passant, il laissa tomber sur le sable de l’allée les deux bourses qu’il avait emportées.
Touchèrent-elles le sable seulement ? C’est ce que nous ne saurions dire, tant la vieille mit de promptitude à les escamoter. Et sa douleur immense tomba comme par enchantement.
Sans se retourner, il sortit par la rue Saint-Denis. Et il attendit la sortie de la vieille. Elle ne le fit pas trop attendre.
Beaurevers la suivit d’assez loin. Mais on peut croire qu’il ne la perdait pas de vue.
Les quatre suivirent Beaurevers.
Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à la porte Montmartre. La mère Culot franchit la porte.
Beaurevers suivit la mère Culot.
Les quatre allaient suivre Beaurevers.
À ce moment, surgies on ne sait d’où, parurent quatre belles filles.
Les quatre s’immobilisèrent. Leurs yeux flambèrent. Leurs bouches s’ouvrirent en d’immenses sourires. Ils se dandinèrent, firent des grâces, tordirent leurs énormes moustaches en un geste vainqueur. Ils s’administrèrent de formidables coups de coude dans les côtes et tous les quatre en même temps, avec une sorte d’admiration fervente :
« Les quatre Maon !… »
À ce moment, Beaurevers se retourna. Il les vit de loin. Il crut qu’ils suivaient : il était si sûr de leur fidélité et de leur obéissance. Il ne s’en occupa pas davantage et continua de suivre la mère Culot qui longeait l’égout, lequel, comme on sait, coulait à découvert le long du faubourg Montmartre, sur lequel ne se voyaient alors que quelques masures espacées.
Non, ils ne suivaient pas, les malheureux. Béants d’admiration, ils attendaient celles qui venaient à eux en riant aux éclats, d’un rire qui, s’ils avaient eu leur raison à eux, leur eût paru un peu bien moqueur, celles qu’ils venaient d’appeler les quatre Maon.
Qu’est-ce que les quatre Maon ? Voici :
C’étaient quatre beaux brins de fille. Jolies : elles l’étaient vraiment, à faire damner un saint. À plus forte raison nos quatre compagnons qui n’avaient pas la prétention d’être des saints. Jeunes : entre dix-sept et vingt ans. Point farouches, il s’en faut, et pour cause : elles exerçaient l’honorable profession de filles galantes.
Mais ce n’étaient point là de ces lamentables filles galantes comme on en voyait dans les immondes ruelles qui avoisinaient Saint-Merry (telles que les rues Brise-Miche et Taille-Pain) et Saint-Leufroy (telle que la rue Trop-va-qui-Dure).
Pourquoi Maon ?
Ceci était un mot de Trinquemaille, le bel esprit de la bande : ces belles filles se nommaient – ou prétendaient se nommer – Marion, Madelon, Marton, Margoton. Quatre noms qui n’ont rien de suave ni de distingué. Trinquemaille avait remarqué que ces quatre noms commençaient par la syllabe ma et se terminaient par la syllabe on, tous les quatre. Il s’était écrié : « Les quatre Maon ! »
Les autres avaient trouvé le mot fort spirituel, l’avaient adopté d’enthousiasme et ne les appelaient plus autrement.
C’étaient des filles huppées, élégantes, bien attifées, qui pouvaient se permettre le luxe de choisir leurs galants de rencontre.
Nos quatre compagnons avaient rencontré ces quatre belles, il y avait de cela une dizaine de jours. Par habitude professionnelle, sans doute, elles leur avaient fait de l’œil, les avaient aguichés, allumés… Et ç’avait été le coup de foudre… un quadruple coup de foudre.
Et depuis ce jour, tirant la langue, riboulant des yeux, prenant des poses avantageuses, exhibant des costumes d’une élégance tapageuse, ils passaient la plus grande partie de leur temps à courir après les quatre Maon.
Et quand ils les avaient trouvées, le reste de leur temps se passait en parties fines, au cours desquelles ils s’efforçaient de les attendrir par des déclarations enflammées, appuyées par des présents d’un goût douteux, mais de valeur réelle. Car leur bourse était bien garnie, et quand elle était vide, Beaurevers la leur remplissait.
Or, voici le plus beau de l’affaire : les quatre Maon dévoraient à belles dents les repas fins et délicats qu’on leur offrait, elles acceptaient sans scrupules : fleurs, rubans, dentelles et bijoux mais elles s’étaient avisées de tenir la dragée haute à ces quatre grands enfants et ne leur permettaient que la menue monnaie de l’amour, ce que par un euphémisme charmant on appelle « les bagatelles de la porte ».
Ceci paraîtra bizarre, étant donné que nous avons eu l’indiscrétion de révéler tout d’abord la profession de ces belles. On commencera à comprendre quand nous aurons ajouté qu’une des quatre Maon n’était autre que cette jolie servante qui avait reçu Fiorinda, rue Montmartre, et qui, revêtue d’un costume pareil à celui de la jeune fille, avait stationné rue Comte-d’Artois… En sorte qu’on l’avait répété de bonne foi à Beaurevers et à Ferrière… En sorte que…
De cette résistance imprévue, savamment dosée, expliquée par un motif flatteur pour eux, il était résulté que les quatre drôlesses avaient littéralement affolé les quatre naïfs et trop inflammables amis. Et elles les menaient par le bout du nez, il fallait voir.
Donc les quatre Maon ayant rencontré, par hasard, nos quatre compagnons à la porte Montmartre, s’approchèrent d’eux en riant aux éclats et, en minaudant, s’informèrent :
« Où allez-vous ainsi, beaux galants ? »
Et tout aussitôt, riant de plus belle, elles firent la réponse elles-mêmes :
« Je gage que vous aviez deviné que nous viendrions nous promener par ici !…
– L’amour les a guidés !
– Vous nous cherchiez !
– L’amour vous favorise. Nous voici. »
Les quatre pauvres diables louchèrent du côté de la porte : Beaurevers s’éloignait de plus en plus. La tentation était puissante. Néanmoins le sentiment du devoir leur donna la force de résister. Ils avouèrent piteusement :
« Non, nous ne vous cherchions pas…
– Nous sommes en service…
– De service ! s’esclaffèrent les belles. En quoi consiste-t-il votre service ?
– Nous suivons notre maître.
– Par saint Pancrace, dit la première en imitant Trinquemaille, pour une fois votre maître peut bien aller sans vous avoir pendus à ses chausses.
– Vivadiou, nous vous tenons, nous vous gardons, dit celle à Strapafar.
– Madona ladra, nous vous enlevons, dit celle à Corpodibale.
– Sacrament, quand nous sommes là, vous n’avez pas d’autre maître que nous », dit celle à Bouracan.
Et toutes les quatre en chœur :
« C’est nous que vous devez suivre. »
Elles les entourèrent. Chacune prit le bras de son galant, essaya de l’entraîner en lui faisant toutes sortes d’agaceries amoureuses.
Ils étaient cruellement embarrassés, les pauvres bougres. Et malheureux !… Jugez donc, une si belle occasion ! Malgré tout, la discipline fut plus forte que la passion. Ils se dégagèrent doucement. Ils essayèrent d’expliquer que leur devoir était de suivre leur maître et ami… Mais ce ne serait pas long… Les quatre Maon pouvaient aller les attendre à La Devinière ; ils ne tarderaient pas à les y rejoindre.
Les belles avaient pincé les lèvres devant ces excuses embrouillées et cette requête presque timide. Leurs yeux s’étaient durcis, leur attitude s’était faite de glace. Elles leur lancèrent un éclat de rire au nez, leur tournèrent le dos en disant :
– Ils nous préfèrent leur maître.
– Et nous qui avions la sottise de les aimer.
– Ils préfèrent l’amitié à l’amour, grand bien leur fasse. »
Cependant, tout en ayant l’air de s’éloigner, elles louchaient pour voir s’ils ne les suivaient pas.
Non, ils ne les suivaient pas. Ils étaient désespérés, furieux… mais ils ne bougeaient pas. Ils regardaient leur maître qui était loin maintenant, si loin qu’ils le distinguaient à peine. En poussant des soupirs capables de renverser les remparts, ils avancèrent vers la porte.
Alors les quatre Maon eurent peur. Quoi, ils s’en allaient ! Elles n’avaient pas plus d’empire sur eux !… Elles allaient échouer dans une entreprise qu’elles avaient menée si adroitement jusqu’à ce jour !… Et qui devait leur rapporter une petite fortune à chacune !… Non, non, cent fois non.
Elles revinrent sur eux, elles les saisirent par le bras, se pendirent à leur cou, les grisèrent de baisers fous. Et chacune murmura à l’oreille du sien :
« Viens, mon beau gentilhomme, je t’aime !… Aujourd’hui je veux être tienne. »
Ce fut le dernier coup.
Ils se consultèrent du regard.
« Après tout, dit l’un, nous ne sommes pas en expédition.
– Nous ne nous battons plus depuis longtemps, dit le deuxième.
– M. le chevalier a l’air de faire une promenade. Il ne peut rien lui arriver, dit le troisième.
– Rien, il se promène, voilà tout », dit le quatrième.
Les quatre Maon virent que cette fois ils capitulaient. Elles les lâchèrent et redevenant froides, elles tournèrent encore une fois les talons, en disant :
« Aujourd’hui, ou jamais.
– Aujourd’hui, anges et archanges ! – Aujourd’hui, milodious ! – Oggi, dio birbante ! Auchourt-hui, sacrament ! »
Ce furent quatre rugissements qui jaillirent en même temps, qui n’en firent qu’un.
Ils tournèrent le dos vers la porte – au devoir. Ils bondirent sur leurs belles qui triomphaient. Chacun prit la sienne par la taille, la tint étroitement enlacée, comme une proie longtemps convoitée, enfin conquis, et qu’il n’eût pas fait bon de lui disputer.
Tout le jour et tard dans la soirée, ce fut la grande ripaille, l’énorme beuverie, l’or semé à pleines mains, avec la plus insouciante prodigalité.
Enfin, l’heure si impatiemment attendue sonna. Chacun s’enferma avec sa belle…
Seulement, par une incroyable malchance, aucun d’eux ne put jouir de sa bonne fortune : ils s’étaient si peu mesurés à table qu’ils s’endormirent tous les quatre comme des souches.
Lorsqu’ils se réveillèrent le lendemain, assez tard dans la matinée, il était trop tard : les quatre Maon avaient levé le pied.