Ce fut une stupeur dans la noble assemblée.
Quoi, l’orgueilleux, le tout-puissant François de Guise, acceptait sa disgrâce sans mot dire !… Quoi ! lui qui, jusque-là, avait dirigé les affaires de l’État en maître absolu, il se laissait évincer, chasser presque, sans demander une explication ! Il se courbait, il sollicitait humblement des ordres !
C’était plus qu’une reculade, c’était un effondrement.
Voilà ce que se disaient les gens qui ne s’en rapportaient qu’aux apparences, oubliant que les apparences sont souvent trompeuses.
Ainsi dut juger le roi. Car une fugitive lueur de triomphe passa dans ses yeux.
Mais Catherine ne jugea pas ainsi, elle. Car un sourire énigmatique passa comme une ombre sur ses lèvres pincées.
Beaurevers non plus ne jugea pas ainsi. Car il quitta sa place et vint s’incliner devant le roi.
François comprit qu’il avait quelque chose d’important à dire. Il lui adressa un gracieux sourire – ce jour-là décidément, il souriait à tout le monde, hormis à ses oncles, remarquèrent les courtisans plus attentifs que jamais. Et il autorisa :
« Parlez, chevalier. »
Le duc toisa le nouveau venu d’un air souverainement dédaigneux. Et il tourna la tête de l’autre côté. Et pour mieux marquer le peu de cas qu’il faisait du personnage et de ce qu’il allait dire, il affecta de s’entretenir à voix basse avec son frère.
À part cela, tout le monde, même le roi, même Catherine, même les Guises, malgré leur air détaché, attendait avec la curiosité la plus vive ce qu’allait dire le chevalier.
Sans paraître remarquer l’attitude impertinente du duc, nullement gêné par l’attention générale concentrée sur lui, Beaurevers commença de sa voix claironnante :
« Sire, dit-il, il me semble qu’un malentendu s’est élevé entre Votre Majesté et M. le duc de Guise. Étant donné la gravité des circonstances, il importe de faire cesser ce malentendu. »
Le duc tressaillit. D’après le préambule de Beaurevers, il lui semblait que c’était un secours inespéré qui lui arrivait là. Dans la situation difficile où il se trouvait, il se dit qu’il avait eu tort de se montrer aussi hautain vis-à-vis d’un homme qui s’annonçait comme un allié, momentané tout au moins. Il craignit de l’avoir froissé par son attitude. Et il se tourna franchement vers lui. Et il lui accorda ouvertement une attention qu’il avait voulu dissimuler jusque-là.
Moins fier, son frère, le cardinal, fit mieux. Il lui adressa son plus gracieux sourire.
Devant ce changement à vue, une lueur s’alluma dans l’œil de Beaurevers. Mais il ne sourcilla pas, ne parut pas avoir remarqué ce changement et reprit :
« Votre Majesté veut-elle autoriser un entretien particulier entre MM. de Guise et moi-même ? Ici même, nous trouverons bien un coin où nous isoler… l’embrasure de cette fenêtre, par exemple. Je réponds qu’après cet entretien, qui sera très bref, MM. de Guise, convaincus par les arguments que je leur ferai valoir, seront complètement d’accord avec Votre Majesté. J’en réponds sur ma tête. »
Sans hésiter, le roi autorisa séance tenante :
« Allez, chevalier. Je m’en rapporte à vous. »
Beaurevers se tourna alors vers le duc, attendant sa décision. Il vit qu’il allait refuser. Il fit deux pas en avant qui l’amenèrent presque poitrine contre poitrine avec le duc et, dans un souffle à peine perceptible, il lui jeta dans la figure :
« Si vous préférez que je parle tout haut, devant tout le monde, dites-le. Mais, croyez-moi, duc, pour vous, il vaut mieux que ce que j’ai à vous dire reste entre nous. »
Il souriait en disant cela. On pouvait croire, en le voyant, qu’il venait de dire une banalité. Mais le regard qu’il fixait sur le duc était tel que celui-ci comprit aussitôt qu’une menace effroyable était suspendue sur lui.
Son frère ne lui laissa pas le temps de faire un coup de sa tête. Il avait deviné ce que Beaurevers avait dit, plus qu’il ne l’avait entendu. Lui aussi, il comprit. L’imminence du péril lui dicta les paroles propres à sauvegarder l’amour-propre de son frère :
« Allons, mon frère, dit-il, puisque c’est l’ordre du roi. »
En même temps, il lui saisissait le bras comme pour s’appuyer dessus et, d’une pression impérieuse de la main, lui recommandait la prudence.
Heureux d’avoir une raison de céder sans paraître se courber devant la menace, le duc accéda.
« C’est juste. On ne résiste pas à un ordre du roi… Allons. »
Les trois hommes se trouvèrent en présence derrière le rideau.
Ils s’observèrent une seconde en silence.
Et ce fut le duc qui attaqua sur un ton railleur :
« Vous prétendez avoir des choses à dire qui doivent nous mettre pleinement d’accord avec Sa Majesté. Voyons ces choses. Je vous écoute.
– Je dois vous dire que c’est moi qui ai suscité le conflit qui vient d’éclater entre le roi et vous. C’est moi qui ai ébranlé fortement votre crédit, rendu votre disgrâce imminente. »
Hors de lui, le duc gronda furieusement :
« Ah ! c’est vous qui nous avez desservis ! Et vous le dites en face !… Par le Dieu crucifié, j’admire votre impudence, mon maître !
– Impudence, non. Loyauté, oui. Il n’est pas dans mes habitudes de prendre les gens en traître… je ne suis pas assez grand seigneur pour me permettre de tels procédés. C’est ici, entre nous, une manière de duel d’où je suis sûr de sortir vainqueur. Il me répugnait d’user contre vous d’avantages que vous ignoriez. C’est pourquoi je vous ai avertis. Il me reste de vous faire connaître ce que je puis faire de plus.
– Quoi ! railla le duc, vous pouvez faire plus encore ! Et quoi donc, bon Dieu ?
– Je puis achever de consommer votre ruine. Je puis faire tomber vos têtes… »
Le duc se redressa de toute sa hauteur et, sur un ton de dédain écrasant :
« Monsieur, dit-il, par l’intrigue, par de tortueuses manœuvres, on peut faire disgracier, ruiner, empoisonner un prince de sang royal… On peut à la rigueur se défaire de lui par le poison ou le poignard d’un assassin… Mais, en aucun cas, on ne le frappe à la tête. »
Le cardinal avait observé Beaurevers et il avait abouti à une erreur. Celle-ci : Beaurevers après leur avoir nettement prouvé qu’il jouissait d’une influence réelle – et ceci lui paraissait évident – voulait tout simplement se faire acheter le plus cher possible l’influence dont il disposait.
Ayant cette idée en tête, le cardinal se jetait dans la discussion.
« Ne prononçons pas d’inutiles et surtout d’irréparables paroles, fit-il d’un air conciliant. Monsieur de Beaurevers, vous avez voulu nous montrer que votre crédit est assez considérable pour faire échec au nôtre. J’aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, puisque, grâce à vous, nous sommes sur le chemin de la disgrâce. Ensuite, vous nous avez assuré que vous étiez assez fort pour achever de nous perdre dans l’esprit du roi. Ceci me paraît moins prouvé. Mais n’importe, je le tiens pour admis. Vous nous avez dit que vous pouviez achever de nous perdre. Mais vous ne nous avez pas dit que vous le feriez… D’où je conclus que vous avez, monsieur de Beaurevers, certaines propositions à nous faire. Et vous agirez selon que nous aurons accepté ou repoussé ces propositions. »
Beaurevers s’inclina.
« J’admire, monseigneur, la pénétration de votre esprit, fit-il.
– Bah ! dit le cardinal avec un air de fausse modestie, je vous ai dit que c’était là un jeu d’enfant. Parlez donc, monsieur de Beaurevers, parlez… Et ne craignez pas de trop demander. Nous ne demandons qu’à nous entendre avec vous.
– Nous vous écoutons, monsieur », encouragea le duc.
Froidement, avec un air sérieux qui indiquait qu’il ne songeait plus à s’amuser, Beaurevers commença :
« Faire la paix avec les réformés.
– Mais, monsieur, s’écria le cardinal, n’avez-vous pas entendu monseigneur le duc déclarer au roi qu’il était prêt à exécuter ses ordres à ce sujet ? Il me semble que nous sommes d’accord.
– Sans doute, sans doute, monsieur le cardinal. Mais c’est qu’il ne faudrait pas qu’on défit d’une main ce qu’on aurait fait de l’autre.
– Qu’est-ce à dire ? gronda le duc. Oseriez-vous nous soupçonner de mauvaise foi ? » Avec une froideur terrible, Beaurevers répliqua :
« Oui, duc !… »
Et ce oui tombait sec et tranchant comme un coup de hache.
Profitant de leur stupeur, il reprit aussitôt :
« Je vous ai devinés, moi, messieurs… Vous, cardinal, vous rêvez de poser sur votre front la tiare de saint Pierre, et vous, duc, de changer votre couronne ducale contre une couronne royale. Ambition grandiose, au travers de laquelle les réformés viennent se jeter. Et c’est de là, uniquement de là, que vient votre haine contre eux. Que demain ces réformés unissent leurs forces pour favoriser votre ambition, comme ils les ont unies pour la contrarier, et vous irez au prêche et vous crierez très haut et ferez crier aujourd’hui : Mort aux huguenots ! Que vous soyez roi, je n’y verrais pour ma part aucun inconvénient. Mais vous rêvez de dépouiller le roi François II… Et moi j’ai mis dans ma tête que, tant qu’il sera vivant, et moi aussi, nul ne portera la main sur son bien. Voilà pourquoi je me dresse sur votre route, prêt à défendre du bec et des ongles le bien de ce pauvre petit roi à qui vous avez juré fidélité et que vous voulez dépouiller. Et pour commencer, comme le seul obstacle sérieux à vos projets vient des réformés, je vous empêche d’écarter cet obstacle en vous mettant dans l’impossibilité de les anéantir comme vous vouliez le faire. Ceci est élémentaire, et c’est de bonne guerre aussi. Donc, duc, vous céderez sur ce point, sur lequel le roi ne transigera pas, je vous en avertis, et votre situation demeurera intacte, ou bien vous résisterez… et alors vous êtes perdu. »
La rage de se voir si bien et si complètement pénétrés les avait laissés sans voix. Pendant que le cardinal tremblait, le duc se redressait et dardait sur Beaurevers un regard étincelant, chargé de menaces. Un instant le chevalier put croire que le duc allait se ruer sur lui et lui plonger sa dague dans la gorge, tant la colère le transportait.
Mais il n’en fut rien. Brusquement, le duc se calma. Il sourit même, d’un sourire suprêmement dédaigneux. Et d’un air détaché, s’adressant à son frère :
« Dieu me pardonne, je crois que j’ai failli me fâcher !… Partons, cardinal. »
Beaurevers sourit. Il allongea le bras et souleva un coin de rideau. Et avec le même calme terrible :
« Avant de rompre cet entretien qui n’est pas achevé, jetez, duc, un coup d’œil sur les portes de cette salle, et voyez si sortir d’ici vous paraît chose facile à accomplir. »
Malgré eux, les Guises obéirent à l’invitation de Beaurevers et jetèrent un coup d’œil sur les portes. Et ils demeurèrent pétrifiés :
Devant chaque porte se tenait, sur deux rangs, un fort piquet de gardes, la pique à la main.
Le cardinal verdit. Il dut s’appuyer au mur : ses jambes se dérobaient sous lui.
Le duc tint tête et d’une voix rauque gronda :
« C’est pour nous qu’on a pris ces dispositions extraordinaires ?
– Parbleu !… Pour qui voulez-vous que ce soit ? » Ayant dit ces mots d’un air railleur, Beaurevers laissa retomber le rideau.
« Qu’est-ce que cela signifie ? murmura machinalement le duc.
– Cela signifie que vous êtes mes prisonniers, révéla Beaurevers. Vous l’êtes depuis l’instant où vous êtes venus vous mettre dans cette embrasure.
– Soit, dit le duc qui, à force de volonté, parvenait à conserver un calme apparent, nous avons été attirés dans un traquenard, nous sommes pris, c’est fort bien… Le roi nous doit une explication, et je jure Dieu donnera satisfaisante. Venez, cardinal.
– Un instant encore, répliqua Beaurevers sans bouger d’une semelle ; croyez-moi Duc, vous avez un intérêt capital à connaître mes explications avant que je ne les fournisse au roi, devant la cour assemblée. Ces explications sont très simples, elles sont terribles pour vous. Voici ce que je dirai au roi : « Sire, vous avez été, hier, pourchassé, traqué, assailli, malmené par une meute d’assassins, parmi lesquels se trouvaient des archers conduits par le lieutenant criminel et le chevalier du guet et aussi des gardes de M. de la Roche-sur-Yon ? C’est miracle vraiment que vous ayez pu vous tirer sain et sauf de cette formidable aventure. Vous avez voulu savoir, Sire, quels étaient les instigateurs de ce lâche attentat. Je les ai cherchés… Je les ai trouvés… Et connaissant leur puissance et leur astuce, pour qu’ils ne puissent échapper au supplice des régicides qui les attend, j’ai pris sur moi de faire garder les portes. Sire, ces assassins en chef, les voici, je les livre à votre justice. »
Beaurevers, implacable, continua sans leur laisser le temps de protester :
« Vous me direz, monsieur, qu’il ne suffit pas de porter une accusation, il faut l’appuyer par des preuves. C’est très juste. Ces preuves, je les ai là, dans mon pourpoint, et je les remettrai au roi. Cela va sans dire. Vous me direz encore qu’on peut discuter sur des preuves. Soit. À l’appui des miennes, viendront s’ajouter le propre témoignage du roi, le mien et celui de quelques autres personnes… parmi lesquelles le baron de Rospignac… le baron de Rospignac que j’ai aperçu dans cette salle, qui se trouve pris comme vous, par conséquent. Et soyez tranquille, Rospignac parlera. Il faudra qu’il parle et qu’il dise : premièrement, ce qu’il est allé faire mardi dernier à l’hôtel de Cluny. Secondement, comment et pourquoi, à la suite d’un long entretien avec M. le cardinal, il s’est trouvé muni de certains ordres plaçant sous son obéissance directe M. le grand prévôt et M. le gouverneur de la ville. Troisièmement, à quel titre il a touché une somme importante chez votre trésorier. Quatrièmement, enfin, ce qu’il faisait au moment de l’attentat dans certaine maison de la rue de Buci, dans le grenier de laquelle il se dissimulait et d’où, tel un commandant d’armée, il envoyait ses ordres aux deux archers, aux gardes et surtout à certains hommes de sac et de corde déguisés en écoliers et en truands, ce qui ne les changeait guère. »
Ayant achevé cette manière de réquisitoire, Beaurevers n’ajouta pas un mot de plus. Simplement, il s’écarta, s’effaça, livra passage aux Guises, signifiant ainsi tacitement que, s’ils voulaient rendre le débat public, ils étaient libres de le faire.
Et il eut l’immense satisfaction de voir que les Guises ne bougeaient pas.
Son audacieuse manœuvre avait pleinement réussi. Et ce fut le cardinal qui parla :
« Monsieur, dit-il de sa voix la plus insinuante, ce n’est pas le lieu de discuter avec vous les formidables accusations que vous ne craignez pas de lancer contre la maison de Guise. Quoique, à bien considérer les choses, il me paraît que vous n’êtes pas bien convaincu vous-même de la valeur de ces accusations. Sans quoi vous n’eussiez pas hésité, je crois, à les produire en plein public.
– Oui, répliqua sèchement Beaurevers, mais en agissant ainsi je vous envoyais à l’échafaud… Et je ne suis pas un pourvoyeur de bourreau, moi, monsieur !… Je m’étonne que vous ne l’ayez pas compris…
– Soit, grinça le cardinal, vaincu, faites vos conditions. »
Beaurevers ne triompha pas. Froidement, mais très simplement, il répondit :
« Je vous ai fait connaître ces conditions. Je n’ai rien à ajouter.
– Vous voulez que nous fassions la paix avec les réformés ? insista le cardinal.
– J’y tiens absolument… Écoutez donc : en vous imposant cette paix, le roi éloigne de vous sa couronne sur laquelle vous étendiez déjà la main. Tout est à recommencer pour vous. Vous recommencerez, je n’en doute pas. Alors, nous aviserons… car n’oubliez pas, messieurs, que vous me trouverez constamment sur votre chemin.
– C’est bien, allons retrouver le roi. »
Ayant ainsi effectué sa soumission, le cardinal allongea la main vers le rideau.
À ce moment, le duc se plaça devant Beaurevers et, le visage convulsé par la haine, le regard flamboyant, il gronda d’une voix indistincte :
« Par ton astuce infernale, tu triomphes aujourd’hui. C’est bien. Mais j’aurai mon tour. Garde-toi bien, Beaurevers, c’est désormais entre nous un duel à mort, et je jure Dieu que je ne te ménagerai pas.
– Je m’en doute, sourit Beaurevers. Mais, tout-puissant duc de Guise que vous êtes, vous ne me faites pas peur. »
D’un pas rude, le duc rentra dans la salle, suivi du cardinal.