Beaurevers, attiré par l’appel lancé par la jeune fille, était sorti précipitamment de la petite maison, avait inutilement fouillé les alentours et, n’ayant pas un instant à perdre, avait-il dit, s’était dirigé vers le quai du Louvre et avait sauté dans un bachot dans l’intention de traverser la Seine.
Quelques minutes plus tard, Beaurevers prenait pied sur le quai des Augustins, à quelques pas de la rue Pavée-d’Andouilles. Tout courant, il se dirigea vers la rue de la Rondelle et vint s’arrêter devant l’hôtel du vidame. Il ne lui avait pas fallu dix minutes pour traverser la rivière et arriver jusque-là. Mais il avait perdu un bon moment à chercher Fiorinda et il craignait d’arriver trop tard pour ce qu’il voulait faire. C’est pourquoi il avait franchi au pas de course la distance qui séparait le quai de la rue de la Rondelle.
Trinquemaille et Bouracan, dès qu’il s’arrêta non loin de la porte, surgirent d’on ne sait quel invisible trou et se dressèrent à ses côtés.
À voix basse, et avec une pointe d’inquiétude, le chevalier interrogea :
« J’espère qu’ils ne sont pas entrés déjà ?
– Non, Monsieur, personne n’est entré, rassura Trinquemaille.
– Tout va bien », murmura Beaurevers avec un soupir de soulagement.
Et il repartit, toujours courant.
Il vint s’arrêter devant la porte basse du quai, comme il s’était arrêté devant la grande porte de la rue de la Rondelle. Là ce furent Strapafar et Corpodibale qui se dressèrent soudain devant lui. Et ce fut Strapafar qui, avant d’être interrogé, renseigna :
« Il vient d’entrer, il y a quelques minutes à peine.
– Qui lui a ouvert ? » demanda Beaurevers.
Et Corpodibale répondit :
« Personne. Il avait une clef. »
Complètement rassuré, Beaurevers murmura pour lui-même :
« Allons, tout est pour le mieux et j’arrive à temps. »
Il s’approcha de la porte du jardin de Ferrière en faisant signe à Corpodibale et à Strapafar de le suivre.
Une demi-minute plus tard, ayant escaladé le mur avec l’aide de ses deux compagnons, comme nous lui avons vu faire une fois déjà, il se laissait tomber sans bruit dans le jardin du vicomte.
Maintenant, il connaissait les lieux jusque dans les moindres recoins. Il eut vite fait de passer du jardin du vicomte dans celui du vidame.
Il alla au perron, monta les degrés de marbre blanc et s’approcha de la porte. C’était une porte-fenêtre. À travers les vitraux multicolores enchâssés de plomb, il jeta un coup d’œil dans l’intérieur de la pièce. Elle était brillamment éclairée par une profusion de cires. Il n’eut aucune peine à reconnaître le vidame qui s’entretenait avec Rospignac.
Seulement, il se rendit compte que, la porte fermée, pas une des paroles prononcées à l’intérieur ne parvenait jusqu’à lui. Et il avait l’ouïe particulièrement fine.
Il n’hésita pas : avec des précautions infinies, il saisit le loquet et le souleva sans bruit. Il eut la joie de sentir que la porte cédait. Il se garda bien d’ouvrir et laissa retomber le loquet. Il savait maintenant que la porte s’ouvrirait au bon moment. Cela lui suffisait pour l’instant.
Il attendit patiemment. Au bout de quelques minutes, Rospignac, qui était debout, disparut tout à coup.
« Voilà ce que j’espérais ! murmura Beaurevers, joyeux. M. le baron va faire l’office de portier et introduire lui-même les illustres visiteurs… Quant à Mgr le vidame, j’espère qu’il comprendra que le moins qu’il puisse faire pour de tels visiteurs, c’est d’aller les recevoir sur le perron. Ce qui me permettra d’entrer sans difficulté. »
Il ne s’était pas trompé dans ses conjectures. Rospignac avait bien voulu se charger d’ouvrir la porte aux Guises, en l’absence du portier éloigné pour la circonstance, comme tous les autres serviteurs.
Demeuré seul, le vidame jeta un coup d’œil circulaire autour de lui pour s’assurer que tout était en ordre, et jugeant le moment venu, il sortit et alla se placer au haut du grand perron. Et il attendit l’arrivée de ses visiteurs dans une de ses attitudes de suprême majesté qui semblaient naturelles chez lui.
Il était évident que son absence ne pouvait être longue.
Beaurevers ne perdit pas une seconde. Il ouvrit doucement la porte et entra. Il se dirigea résolument vers une portière et ouvrit la porte qui se trouvait derrière. Il se trouvait sur le seuil d’un petit cabinet obscur. Il maintint un instant la portière écartée pour permettre aux lumières de la grande salle d’éclairer le cabinet. Et il étudia la position des lieux. Sa décision fut vite prise :
« Je serai à merveille pour voir et pour entendre là-dedans », se dit-il.
Il entra, laissa retomber la portière derrière lui et se trouva dans les ténèbres. Il poussa la porte sans la fermer complètement, écarta imperceptiblement la portière, se ménagea un jour suffisant pour voir et entendre sans trahir sa présence.
Et toujours aussi calme, extraordinairement froid, il attendit, l’œil et l’oreille au guet.
Il avait eu raison d’agir sans précipitation, car une ou deux bonnes minutes s’écoulèrent encore avant que le vidame revînt avec ses visiteurs.
Ces visiteurs étaient au nombre de trois : le duc François de Guise, le cardinal Charles de Lorraine et le duc de Nemours.
Quelques minutes furent consacrées à l’inévitable échange de politesse banales. Puis le duc, qui témoignait une déférence visible à son hôte, attaqua avec une certaine solennité :
« Monsieur le vidame, j’ai voulu vous dire moi-même que je tiens pour très honorable pour nous une alliance avec l’illustre maison dont vous êtes le chef très respectable et très respecté.
– Monseigneur, fit le vidame en s’inclinant, si illustre qu’elle soit, ma maison ne saurait marcher de pair avec la vôtre. C’est vous dire que je considère que tout l’honneur est pour moi et ma maison. »
Ce fut au tour du duc de s’incliner en signe de remerciement. Et il reprit :
« Le mariage projeté du vicomte de Ferrière, votre fils, avec Claude de Guise, notre jeune sœur, doit être célébré le plus tôt qu’il sera possible. »
Le vidame se recueillit un instant et commença :
« Vous savez, messeigneurs, que je suis un croyant convaincu, sincère, irréductible. Je ne veux pas vous faire un sermon. Je veux simplement vous dire que j’ai la foi, la foi aveugle, absolue… et je crois fermement que la foi seule sauvera et régénérera le monde.
– Nous savons, complimenta le cardinal, quels sont vos sentiments à ce sujet. Ils sont connus de tous. Ils vous ont valu l’estime de vos ennemis mêmes. »
Le vidame salua et continua :
« Je suis venu à vous… Mais avant de dire si je suis à vous, laissez-moi vous dire en quoi je puis être utile à votre parti, si ce parti devient le mien. »
Il se recueillit une seconde et sans la moindre hésitation, en homme qui connaît à fond le sujet qu’il va traiter :
« Les hésitants, les timorés, les mécontents religieux et politiques, ceux enfin que l’ambition, vraie ou prétendue, de votre maison inquiète, forment une masse imposante. Cette masse n’attend plus qu’un chef pour devenir un parti assez puissant pour vous créer de réelles difficultés, de nombreux embarras.
– Oui, fit le duc assombri, et Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, roi de Navarre, par sa femme, Jeanne d’Albret, Antoine, je le sais, ne se fera pas trop prier pour accepter de se mettre à la tête de ce parti. C’est là, je le reconnais, une menace qui n’est pas sans me causer quelque souci.
– Sa majesté de Navarre, fit le vidame avec une assurance impressionnante, n’hésitera pas un instant à prendre la direction de ce parti. Et quand il l’aura prise, qu’il le veuille ou non, c’est contre vous qu’il lui faudra marcher. Vous aurez à lutter contre deux partis : les religionnaires dirigés par le prince de Condé, et les mécontents ou politiques, dirigés par le roi de Navarre. Chacun de ces deux partis, pris isolément, pourrait être battu, non sans difficulté, croyez-le bien. Réunis, et ils se réuniront fatalement pour vous accabler, réunis, dis-je votre perte est assurée. Tout ce que vous pourrez faire sera de prolonger la lutte, de tomber glorieusement… Mais tenez pour assuré que vous tomberez inévitablement. Vous n’ignorez pas, messeigneurs, que je dispose de quelque influence. Il va de soi que cette influence passe toute à votre service… si je suis des vôtres. D’autre part, je crois vous en avoir assez dit pour que vous pressentiez que si, à mon âge, je me suis décidé à descendre dans la mêlée, ce n’est pas pour y demeurer inactif. J’entends agir avec la plus grande activité, sans ménager ni ma peine ni mes forces. Le résultat de cette activité que je déploierai à votre service sera que, avant longtemps, j’aurai rallié à vous la plus grande partie des mécontents que vous voyez prêts à se dresser contre vous. Je ne dis pas que tous viendront. Non. Mais leur nombre sera tellement diminué qu’ils n’existeront plus en tant que parti. Sa majesté de Navarre ne consentira jamais à se mettre à la tête d’une poignée de mécontents sans argent, sans forces, sans cohésion, sans rien de ce qui peut constituer un parti. Voilà, d’abord, ce que je puis, ce que je suis sûr de faire pour vous qui me paraît déjà appréciable.
– Dites que c’est énorme, s’écria le duc transporté. Grâce à vous, monseigneur, le terrain sera notablement déblayé. Il faudrait que nous fussions vraiment maladroits pour ne pas tirer profit d’un avantage aussi considérable.
– Vous avez dit, monseigneur, intervint le cardinal qui était tout sourire, vous avez dit que vous pouviez faire cela « d’abord ». C’est donc qu’il y a un « ensuite » ?
– En effet, continua le vidame. Réduire les hérétiques à leurs propres forces, c’est beaucoup. C’est insuffisant cependant, parce que ces forces, même réduites à elles seules, demeurent encore imposantes. Diviser ces forces, c’est encore mieux. Et détacher une notable partie pour l’amener à vous, voilà le couronnement de l’œuvre. Si vos forces à vous augmentent au fur et à mesure que diminuent celles de l’ennemi, l’issue de la lutte ne peut pas être douteuse. Y aura-t-il lutte sérieuse, seulement ? On peut en douter.
– Ce serait merveilleux, en effet, soupira le duc un peu sceptique. Malheureusement, pour réaliser ce programme, il faudrait une bonne et solide alliance entre les Bourbons et moi. Et ceci ne me paraît pas réalisable.
– Monseigneur, dit le vidame avec force, vingt-quatre heures après que j’aurai adhéré à votre parti, Mgr le cardinal de Bourbon se déclarera pour vous.
– C’est un effet moral dont je ne conteste pas la valeur, mais ce n’est qu’un effet moral, interrompit le duc.
– Et, continua imperturbablement le vidame, un mois après, un traité en bonne et due forme sera signé entre vous et Antoine de Bourbon, roi de Navarre.
– Ah ! ah ! fit vivement le duc, voilà qui change la question du tout au tout. Si vraiment vous croyez…
– D’ici un mois, interrompit le vidame avec plus de force, le traité sera signé. Je m’en charge. J’en réponds sur ma tête. »
Et s’expliquant :
« Antoine de Bourbon est un homme sans caractère. Ce n’est pas un indécis, c’est l’indécision même. Il pouvait être dangereux s’il avait consenti à se laisser diriger par sa femme, Jeanne d’Albret. Mais le voilà brouillé avec elle, précisément. Brouille sérieuse qu’on peut, qu’on doit entretenir soigneusement. Qu’il vienne à vous – et je répète que je m’en charge – et vous aurez entre les mains un instrument docile que vous manœuvrerez à votre gré. Pour cela, vous n’aurez qu’à lui parler de son cadet, le prince de Condé. Son cadet qu’il jalouse, monseigneur, parce qu’il se montre aussi actif, aussi remuant, et ajoutons aussi ambitieux qu’il est, lui, indécis, nonchalant et dénué d’ambition. Son cadet qui l’inquiète et l’effraie, qui l’offusque de sa supériorité. Supériorité réelle, au surplus.
– Mon frère, dit le cardinal en insistant d’une manière significative. Écoutez la voix de Mgr le vidame. Ce qu’il vous dit est plein de bon sens.
– Eh ! fit le duc, avec une certaine brusquerie, croyez-vous que je ne le comprenne pas !… Mais c’est que tout cela me paraît si beau que je n’ose y croire.
– Monseigneur, répéta le vidame avec une force de conviction communicative, il en sera ainsi si vous le voulez.
– Si je le veux ! Vive Dieu, pouvez-vous le demander ! »
Ceci avait été une explosion. Il rayonnait, le brave duc. Ainsi que ses deux compagnons, du reste. Aussitôt après, il se ressaisit et très froid :
« Cependant, je vois très bien que vous ne vous déclarerez pas franchement pour nous, tant que vous n’aurez pas dit certaines choses que vous avez à dire. Voyons donc quelles sont ces choses. Je serai fort déçu si nous n’arrivons pas à nous entendre.
– En effet, monseigneur, je désire vous poser simplement une question. Et suivant la réponse que vous y ferez, je serai vôtre ou ne le serai pas. »
Il y eut un instant de silence presque solennel.
Enfin le vidame prononça :
« On parle beaucoup de l’ambition de votre maison. D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que…
– D’aucuns prétendent que je rêve de confisquer la couronne de France à mon profit. C’est là ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, monsieur le vidame ? fit le duc.
– Oui, monseigneur, dit nettement le vidame, c’est là la question que je désirais vous poser. Et ce n’est que lorsque vous y aurez répondu que je vous dirai si vous pouvez compter sur moi, oui ou non.
– Et si je vous disais, monsieur, qu’on ne se trompe pas, que j’ai fait réellement ce rêve de prendre cette couronne royale que je tiens dans ma main et de la poser sur mon front, que répondriez-vous ?
– Je répondrais : en ce cas, monseigneur, je ne serai jamais votre homme. »
Ces paroles tombèrent fortes et tranchantes.
Le duc, très sûr de lui, fouilla dans son pourpoint et en sortit un parchemin qu’il déroula en expliquant :
« J’ai fait poser au pape actuel la même question que fit poser, autrefois, le duc Pépin au pape Zacharie : « Celui qui a le pouvoir royal de fait, doit-il « l’avoir de nom et porter la couronne ? » Et voici la réponse du pape Pie IV, voici le jugement rendu par le représentant de Dieu, après avoir délibéré avec ses cardinaux… Prenez, lisez, monsieur, et vous verrez que ce jugement est en tous points conforme à celui rendu jadis. Il va même plus loin… J’espère que vous me ferez la grâce de croire que ce n’est pas moi qui ai demandé de pousser les choses aussi loin. »
Il tendit le parchemin ouvert en expliquant :
« Au jour fixé par moi, cette bulle sera lue en chaire aux fidèles assemblés, à la même heure, dans les cent cinquante-deux mille églises ou chapelles de France. »
Comme si de rien n’était, le duc reprit :
« Eh bien, monsieur, dit-il, vous ne pouvez contester maintenant que le roi favorise secrètement l’hérésie.
– Hélas ! non, monseigneur.
– Je vais plus loin : je soutiens que le roi est un hérétique lui-même. Et je vais vous le prouver.
« Vous n’êtes pas sans avoir entendu chuchoter que le roi passe la plus grande partie de son temps hors du Louvre, à courir la ville sous un déguisement.
– En effet, monseigneur, cela se chuchote. Mais comme on n’a jamais pu découvrir une preuve certaine, les gens raisonnables ont fini par se persuader que ce bruit vague était sans fondement.
– C’est ce que nous avons cru nous-mêmes fort longtemps. Le roi avait admirablement pris ses précautions. Mais je puis vous dire en toute assurance que le fait est rigoureusement exact. Avez-vous entendu parler du scandale inouï qui s’est produit, pas plus tard qu’hier, sur le petit Pré-aux-Clercs ?
– Hélas ! non, monseigneur, s’excusa le vidame contrit. Je n’ai pas bougé de chez moi… Mais le petit Pré-aux-Clercs est sous la juridiction de monseigneur l’abbé… de la mienne par conséquent, et je compulserai, à ce sujet, les rapports qui n’ont pas manqué d’être faits et que je n’ai pu encore étudier.
– Vous y trouverez des choses fort intéressantes dont je vais vous dire l’essentiel. »
Ici, le duc, en l’arrangeant toujours à sa manière, fit le récit des événements qui s’étaient passés sur le Pré-aux-Clercs.
« Et savez-vous, dit-il en terminant, qui est en réalité ce comte du Louvre ?
– J’attends que vous me fassiez l’honneur de me l’apprendre. »
Le duc ne répondit pas tout de suite. Il préparait son effet.
« Le comte de Louvre, c’est le roi François II, dit-il enfin.
– Le roi ! s’écria le vidame, qui se leva bouleversé, le roi parmi les hérétiques, chantant avec eux leurs exécrables cantiques ! Oh !…
– Oui, monseigneur, fit le duc avec force, le roi lui-même. Vous voyez donc bien que c’est à juste raison que je puis dire : le roi est un hérétique. Il est indigne de régner sur la France catholique. »
À ce moment, une voix claire et vibrante lança à toute volée, comme un formidable soufflet :
« Eh bien, vous mentez, duc ! »
La foudre tombant avec fracas au milieu de la noble assistance n’eût pas produit un effet comparable à celui que produisirent ces paroles tombant soudain au milieu d’un silence attentif.
Ce furent d’abord trois cris, trois hurlements plutôt, qui se fondirent en un seul :
« Beaurevers !…
– L’infernal Beaurevers !…
– Le damné Beaurevers !… »
C’étaient le duc, le cardinal et Rospignac qui venaient de pousser ces cris. Au même instant, tous étaient debout, la rapière au poing. Sauf le vidame qui n’avait pas d’épée au côté.
Ce fut là le premier mouvement ; ce furent aussi les seules paroles prononcées, et cela en un temps qui ne dura pas la dixième partie d’une seconde. Aussitôt après, un autre cri, un cri terrible, de désespoir farouche, poussé par le cardinal :
« La bulle !… la bulle !… »
Ils se tournèrent tous vers la table sur laquelle le vidame avait déposé ce papier. Et ce fut un autre coup de foudre, plus effroyable que le premier, qui les assomma.
La bulle n’était plus là.