VI OÙ LES CHOSES SE GÂTENT

En les voyant dégainer, Beaurevers les avait imités. Il avait donc, lui aussi, l’épée à la main, et il les surveillait de son œil étincelant. Il profita de l’espèce d’hébétude dans laquelle les plongeait sa soudaine apparition et – catastrophe effroyable – la disparition du précieux parchemin, pour se placer de manière à pouvoir évoluer à son aise. En même temps, il expliquait de sa voix mordante et railleuse :

« Rassurez-vous, messieurs, ce parchemin n’est pas égaré… il est entre mes mains… C’est vous dire qu’il est en bonnes mains. »

Sa voix cinglait. Toute son attitude était une insulte et une bravade.

Mais, tandis qu’il parlait, les autres se remettaient.

Bien qu’il fût désarmé, le vidame s’était jeté devant le duc et lui faisait un rempart de sa poitrine.

Rospignac, Nemours, le cardinal lui-même, bien qu’il ne brillât pas précisément par la bravoure, s’étaient rangés aux côtés du futur roi.

Le duc, d’une voix rauque, indistincte, gronda :

« Nous sommes tous perdus si cet espion sort d’ici vivant ! »

Le cardinal, que la peur talonnait, déplora :

« Quel malheur que nous n’ayons pas amené nos gens ici ! »

Rospignac rassura avec un sourire livide :

« Heureusement, moi je suis un homme de précaution : d’un coup de sifflet, je peux faire accourir vingt hommes ici. »

Ceci était murmuré entre haut et bas pendant que Beaurevers parlait. Déjà Rospignac portait la main à sa poitrine pour y prendre son sifflet. Le vidame avait entendu. Il se tourna vers le groupe qui encadrait le duc et, comme Beaurevers achevait en réitérant son démenti, il prononça à haute et intelligible voix :

« Que personne ne bouge. Que personne n’appelle. Vous êtes ici chez moi. Je me tiens pour responsable de ce qui vous arrive. C’est à moi, à moi seul qu’il appartient de régler cet incident. »

Il avait parlé avec un si grand air d’autorité que personne ne bougea et que Rospignac n’acheva pas son geste. Tous, même Beaurevers, se figèrent dans l’attente curieuse de ce qu’allait faire le vieillard.

« Monsieur, dit le vidame de sa voix grave, très ferme, vous vous êtes introduit chez moi comme un malfaiteur… »

Et comme Beaurevers avait un geste de protestation :

« Le mot vous semble dur ? Je n’en vois pas d’autre pour qualifier l’action honteuse dont vous vous êtes rendu coupable, jeune homme. Je répète donc : Vous vous êtes introduit ici comme un malfaiteur. En l’absence de mes gens je pourrais vous traiter comme tel et vous abattre sans pitié. Ma conscience ne me reprocherait pas ce meurtre. Mais j’ai pitié de votre jeunesse, et je vous dis : Rendez, jeune homme, le parchemin que vous vous êtes… indûment approprié. Et nous oublierons que vous avez surpris ici des secrets mortels, que nul ne doit connaître. Et vous pourrez vous retirer librement. Je vous en donne ma parole. »

Beaurevers considéra le vidame avec une étrange ex-pression où il y avait comme du respect, de l’admiration et de la pitié. Et très doucement :

« Et si je refuse ? dit-il.

– En ce cas, dit le vidame, en montrant son épée, j’en appellerai au jugement de Dieu. Et comme ma cause est juste, Dieu me donnera la victoire. Je vous tuerai, jeune homme, n’en doutez pas. Et à tout prendre, il vaut mieux qu’il en soit ainsi. »

Il avait dit cela avec une imperturbable confiance. On voyait qu’il était très convaincu.

Pour la deuxième fois, Beaurevers lui jeta un long regard apitoyé. Puis ses yeux se portèrent sur le groupe formé par le duc et ses compagnons. Et une lueur de colère passa dans son œil clair. Il se disait :

– Ah ! les misérables qui abusent ainsi de la candide honnêteté de ce galant homme ! »

Le vidame surprit ce coup d’œil. Et, se méprenant sur sa signification, il dit, s’adressant à ses hôtes, sur un ton d’irrémédiable autorité :

« Rengainez, messieurs, et nous livrez du champ. Il ne faut pas que monsieur puisse supposer un seul instant que nous avons l’intention de l’assassiner. »

Les quatre à qui il s’adressait eurent une seconde d’hésitation. Mais le duc le premier, et avec un regret visible, ayant obéi, les autres firent comme lui. Et ils reculèrent de quelques pas après avoir remis les épées au fourreau.

Le vidame se retourna alors vers Beaurevers, et avec une politesse hautaine :

« Quand vous voudrez, monsieur », fit-il.

Beaurevers secoua la tête, et répéta avec la même douceur.

« Et si je refuse de me battre avec vous, monsieur ?

– Monsieur, dit sèchement le vidame, par respect pour mes hôtes et pour moi-même, j’ai bien voulu vous traiter comme un homme de cœur. Ne m’obligez pas à me souvenir que vous vous êtes coulé dans une honnête maison dans une intention de vil espionnage. Ne m’obligez pas à vous dire… »

Beaurevers vit venir l’insulte. Il n’était pas très patient de son naturel. Il interrompit assez brutalement :

« Ah ! mordiable, puisque vous ne voulez pas comprendre qu’il me répugne de croiser le fer avec un vieillard débile… finissons-en. Et ne vous en prenez qu’à vous-même de ce qui vous arrivera de fâcheux. »

D’un geste vif, il écarta deux fauteuils et la table. Ces meubles ne le gênaient aucunement. Mais il avait l’œil à tout. Les autres témoins rangés derrière le vidame ne lui inspiraient aucune confiance. Il les voyait très bien, quoi qu’en eût dit le père de Ferrière, le chargeant traîtreusement tous les quatre ensemble. Cette table et ces fauteuils rangés adroitement, sans en avoir l’air, devaient constituer un rempart derrière lequel, si fragile qu’il fût, il pourrait au besoin s’abriter, le temps de souffler.

Les deux hommes tombèrent en garde. Les fers s’engagèrent. Beaurevers surveillait attentivement le duc et ses compagnons. Il ne regardait pour ainsi dire pas son adversaire qui ne comptait pas pour lui.

De fait, jamais passe d’armes ne fut plus brève. Quelques froissements de fer suffirent. Et l’épée du vidame, comme arrachée par une force irrésistible sauta, décrivit une courbe dans l’air, et alla tomber sur le tapis à dix pas de là, au grand effarement du vidame qui ne s’attendait pas à pareille mésaventure, et Beaurevers, avec un respect visible, s’excusa :

« Dieu m’est témoin, monsieur, que je voulais vous épargner cette humiliation. Mais vous l’avez absolument voulu.

– Recommençons », dit froidement le vidame.

Et il alla ramasser son épée.

« Autant de fois qu’il vous plaira, monsieur, je suis à vos ordres », dit poliment Beaurevers.

Et il attendit, très froid, la pointe de la rapière fixée sur le bout de la botte.

Mais tandis que le vidame allait ramasser son épée, le duc grondait :

« Parbleu, c’était prévu ! Nous perdons un temps précieux et cet espion risque de nous échapper. Appelez vos hommes, Rospignac, et, en attendant qu’ils arrivent, chargeons tous les quatre et tuons. »

À peine avait-il achevé qu’un coup de sifflet strident déchirait l’espace. Et le vidame, effaré et indigné, les vit se ruer en trombe, en hurlant.

« Tue ! tue ! »

Seulement Rospignac s’était attardé un instant très court pour lancer son coup de sifflet. Le cardinal s’était volontairement attardé un instant un peu plus long. Il en résulta que le duc et Nemours partirent seuls en même temps. Le duc, violent et emporté de tempérament, mis hors de lui par l’extraordinaire mésaventure qui lui arrivait, le duc, aux trois quarts enragé, incapable de réfléchir, ne mesura pas son élan et distança ses trois compagnons.

Nous avons dit que Beaurevers se méfiait. L’attaque ne le surprit donc pas. Il cingla :

« À la bonne heure, duc, au moins aujourd’hui vous faites vous-même votre besogne d’assassin !

– Misérable espion ! hurla le duc fou de rage, tu mourras de la main du bourreau !

– C’est donc que vous espérez me frapper vous-même ? » railla Beaurevers.

Cependant le duc, en quelques bonds prodigieux, arrivait sur lui l’épée haute. Car les gestes s’accomplissaient avec une rapidité extraordinaire. Mais si rapides qu’ils fussent, cette pensée, plus rapide encore, traversait l’esprit exorbité de Beaurevers qui avait compris la signification du coup de sifflet de Rospignac :

« J’aurai dû prévoir que Rospignac ferait garder la maison !… Ses acolytes vont me tomber dessus de tous les côtés. Et, à moins d’une manœuvre exceptionnelle, je vais être pris comme un renardeau inexpérimenté au terrier. »

Quelle manœuvre exceptionnelle ? Il ne savait pas. Mais, dans le même moment, il remarqua que le duc distançait ses compagnons de deux ou trois pas. Et ce fut une révélation.

Jusque-là il avait attendu le choc. Il s’ébranla à son tour. Il partit brusquement avec la force impétueuse d’un ouragan. Et ce fut la foudre qui tomba sur le duc.

Un coup de fouet formidable releva violemment l’épée du duc au moment où il croyait engager le fer. Au même instant, une poigne, une tenaille d’acier, le saisissait à la gorge, le happait, l’attirait, le soulevait comme un fétu.

À moitié étranglé, le duc fit entendre un sourd gémissement, lâcha son épée. Alors, plus rapide que la pensée, Beaurevers prit sa rapière entre les dents et, de sa main devenue libre, empoigna le duc à la ceinture. Un bond fantastique ramena Beaurevers emportant François de Guise en arrière.

« Un pas de plus, un mouvement suspect, et j’enfonce, et j’envoie votre duc dans l’autre monde, voir s’il s’y trouve des couronnes à larronner. »

Cela s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Ils n’eurent pas le loisir de s’opposer à l’herculéenne manœuvre : ils ne la virent que lorsqu’elle était achevée. Écumant, grinçant, grondant d’intraduisibles injures et d’effroyables menaces, ils demeurèrent cloués sur place. Car ils comprirent que, s’ils faisaient un mouvement, l’enragé Beaurevers n’hésiterait pas à mettre sa menace à exécution et poignarderait le duc sous leurs yeux.

Le vidame regardait comme un homme qui ne comprend pas. Il n’était pas encore revenu de la stupeur et de l’indignation que lui avait causées cette attaque traîtresse.

Le duc, à demi privé de sentiment, se tenait immobile, rigide comme un cadavre.

Beaurevers était maître de la situation. Et comprenant que le duc était incapable d’esquisser un mouvement dans l’état où il était, il relâcha son étreinte et lui permit de respirer. Mais la pointe de sa rapière ne cessa pas de peser sur sa gorge.

À ce moment, Guillaume Pentecôte et ses hommes parurent sur le petit perron. Beaurevers les aperçut aussitôt. Et il songea :

« Il était temps ! »

Et tout haut, avec un sourire aigu, sur un ton inquiétant :

« Rospignac, dit-il, je te conseille de ne pas laisser entrer ces drôles ici. »

Et Rospignac, qui comprit la menace, voulut s’élancer, dans l’espoir de donner quelque ordre secret qui, peut-être, les tirerait de ce mauvais pas.

Mais Beaurevers ne se laissait pas aussi facilement jouer. Il le cloua sur place en ordonnant de son air froid :

« Inutile de bouger pour cela. Tes sacripants connaissent ta voix, je suppose. Parle-leur. »

Et Rospignac, furieux, dut s’exécuter. Il commanda d’un ton rude :

« N’entrez pas, drôles. Attendez mes ordres dans le jardin. »

Et Guillaume Pentecôte et ses séides plongèrent aussitôt dans l’ombre.

Beaurevers eut un mince sourire de satisfaction. Et, d’un air glacial :

« Traitons, maintenant, dit-il. Mais je vous avertis : je ne me fis qu’à la parole de M. le vidame. »

Le cardinal se tourna vers le vidame et l’implora du regard. Écartant la pénible impression produite sur lui par cette succession rapide d’événements fâcheux, celui-ci accéda à cette prière muette. Il se hâta de déclarer :

« Faites vos conditions, monsieur. Au nom de ces messieurs et en mon nom personnel, je déclare qu’elles sont acceptées d’avance, sans discussion. Je vous en donne ma parole d’honneur.

– Cela me suffit, dit Beaurevers de son même air glacial. Je vous rends votre duc sain et sauf. En échange, je sortirai librement d’ici. M. le vidame voudra bien me faire l’honneur de m’accompagner jusqu’à la porte du jardin.

– C’est tout ? s’étonna le vidame.

– C’est tout. Est-ce oui ? Est-ce non ?… Répondez, monsieur.

– C’est oui, cent fois oui.

– C’est bien, répliqua Beaurevers. Je m’exécute le premier. »

Il lâcha le duc, rengaina tranquillement et s’écarta de la table, sans plus s’occuper du duc qui soufflait, se redressait péniblement, promenait un regard atone autour de lui, revenait lentement au sentiment des choses.

Tranquillement, de son pas ordinaire plutôt lent, le vidame traversa le jardin en compagnie de Beaurevers impassible. Et, montrant le quai désert :

« Vous voici libre, et j’ai tenu parole. Allez, jeune homme, et gardez-vous bien, car vous allez avoir affaire à des ennemis puissants qui ne vous ménageront pas. En ce qui me concerne, ne tombez jamais entre mes mains, car je vous préviens loyalement que vous n’en sortirez pas vivant.

– Mille grâces, monsieur, fit Beaurevers en s’inclinant courtoisement, et de votre courtoisie et de votre loyauté. »

Et, avec une certaine rudesse dans la voix :

« Je regrette seulement, pour vous, que vous ne croyiez pas devoir user de la même loyauté envers votre prince, à qui cependant vous avez juré un loyal et fidèle service.

– Ceci, jeune homme, fit sèchement le vidame, est affaire entre ma conscience et moi. Allez, maintenant.

– Un instant encore, s’il vous plaît, monsieur le vidame. Avant que de franchir le seuil de cette porte. Il est des choses que je dois vous faire entendre. Je serai bref, d’ailleurs, ne voulant pas abuser de votre patience.

– Monsieur, vous êtes encore chez moi, sous la foi de ma parole ; par conséquent, il me faut donc bien subir ce que je ne puis empêcher.

– Par conviction religieuse, vous vous êtes mis au service des Guises. Moi, par pure amitié, je suis au service du roi… de ce roi qu’on a odieusement noirci à vos yeux, à seule fin de vous faire accepter une trahison que votre honnêteté naturelle eût repoussée avec indignation sans cela. Ce roi, je le défends de mon mieux. Et vous avez pu voir que je ne crains pas de m’exposer pour lui. J’ai mis dans ma tête de lui conserver son trône tant qu’il vivra. Cela sera ainsi. C’est vous dire que votre duc ne sera jamais roi de France… Il ne faudrait pas croire, monsieur, que j’agis ainsi sur l’ordre du roi. J’agis ainsi parce que cela me plaît ainsi. Et le roi ignore ce que je fais pour lui. Il me déplairait souverainement – parce que je tiens à votre estime – que vous puissiez croire que j’irai vous dénoncer. Je vous donne ma parole que le roi ne saura rien par moi. Vous ne me croyez pas ? Je vais vous en donner une preuve. »

Il fouilla dans son pourpoint et en sortit la bulle. Il l’étala sous les yeux du vidame en disant :

« Vous reconnaissez ce parchemin ?

– Hélas ! oui… »

Beaurevers se baissa et ramassa une pierre. Il mit cette pierre au milieu du papier et fit une boule du tout.

Le vidame, très intrigué, le regardait faire sans mot dire.

« Vous plaît-il d’approcher avec moi du bord de l’eau ? » demanda Beaurevers quand sa boule fut terminée.

Et, sans attendre la réponse, il sortit. Plus intrigué encore, commençant à prévoir ce qui allait se produire, le vidame le suivit sur le quai.

D’un bras vigoureux, Beaurevers lança la boule à toute volée. On entendit un « plouf », l’eau jaillit et la bulle, lestée par la pierre, disparut dans la rivière.

« Voilà, monsieur, dit froidement Beaurevers, cette bulle ne pourra pas servir au duc de Guise, et c’est ce que je voulais. Vous êtes sûr maintenant que nul ne la verra… pas plus le roi que d’autres. Adieu, monsieur. »

Et il partit d’un pas rude et allongé, laissant le vidame tout interloqué au milieu du quai.

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