Revenons à Beaurevers, maintenant.
Ferrière l’avait quitté d’une manière qui lui parut si étrange qu’il en demeura un instant tout saisi. Il eut un mouvement pour s’élancer, le rattraper, lui dire : « Je vous accompagne. » Mais il se dit :
« À quoi bon ?… Je le gênerais, c’est clair… S’il ne dit rien, c’est qu’il ne peut ou ne veut rien dire.
Il le regarda s’éloigner d’un œil rêveur. Et il partit d’un air résolu dans la direction du Louvre, où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers l’appartement particulier du roi, auprès duquel il fut admis séance tenante, sans avoir été annoncé. Faveur toute spéciale dont il était peut-être le seul à bénéficier au Louvre.
Il était environ cinq heures du soir lorsque Beaurevers quitta le roi, sans lui dire qu’il se rendait près de Catherine. Et peut-être n’avait-il tardé ainsi que parce qu’il hésitait à faire cette démarche. Ou du moins peut-être n’était-il pas bien fixé sur ce qu’il allait dire.
Catherine ne s’attendait pas à cette visite. Dans son esprit inquiet, les questions affluèrent. Néanmoins, elle donna l’ordre d’introduire M. le chevalier de Beaurevers dans sa chambre même, où elle se trouvait.
Celui-ci parut. Il semblait très calme, très maître de lui. Il était seulement un peu froid. C’est que, en effet, un entretien entre Catherine et lui était toujours comme une manière de duel où, de part et d’autre, on s’allongeait de rudes coups.
De son côté, Catherine était en garde. Ce qui ne l’empêcha pas de lui faire le meilleur accueil.
Beaurevers aborda sans détour le sujet qui l’amenait :
« Madame, dit-il, le hasard m’a fait surprendre une conversation particulièrement intéressante pour Votre Majesté. Et je crois de mon devoir de vous révéler l’objet de cette conversation.
– Je vous écoute, monsieur », fit Catherine, attentive. Et d’un air détaché :
« Mais d’abord, quelles sont ces personnes dont vous avez surpris la conversation que vous croyez devoir me répéter ?
– Je l’ignore, madame », répondit Beaurevers sur un ton péremptoire.
Et plus doucement :
« Je le saurais, d’ailleurs, que je ne vous le dirais pas… Entendons-nous bien, madame. En faisant cette démarche, j’ai conscience de rendre un signalé service à votre maison et à vous particulièrement. Il ne fallait pas moins que cette considération pour me décider à accomplir une chose qui, au fond, me répugne. Mais, je vous en prie, n’attendez pas de moi que je vous fasse l’office de délateur.
– Ce scrupule est trop honorable pour que je ne l’admette pas, consentit gracieusement Catherine. Parlez donc, monsieur. Je vous écoute avec la plus vive attention.
– La chose en vaut la peine, madame, vous ne tarderez pas à le reconnaître. En deux mots, voici de quoi il retourne. Il s’agit d’un complot destiné à renverser le roi, votre fils, et à le remplacer par le duc de Guise, qui serait proclamé roi de France.
– On prête des projets de bien vaste envergure à l’ambition de MM. de Guise, dit Catherine d’un air sceptique.
– Oui, mais cette fois la chose est sérieuse et mérite d’être prise en considération, répliqua Beaurevers avec force. J’ai tenu en main, un instant, la preuve palpable et indubitable de la réalité de ce complot et de l’adresse extraordinaire avec laquelle il a été machiné. Il réussira fatalement si on ne fait rien pour l’enrayer quand il en est temps encore.
– De quoi s’agit-il, voyons ? demanda Catherine, impressionnée.
– D’un danger qui vous menace personnellement… ou qui menace un des vôtres… votre fils Henri par exemple.
– Henri ! s’écria Catherine, bouleversée.
– Ai-je dit Henri ! fit Beaurevers de son air le plus naïf. Henri, Charles ou François, peu importe, madame ! Il s’agit de l’existence et de l’héritage de ces trois enfants, qui sont en péril.
– Par le Dieu vivant ! s’écria Catherine soudain redressée, mon rôle est tout indiqué dès l’instant qu’il s’agit de la vie et de l’héritage de mes enfants. Je les défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang.
– Je suis heureux, mais non surpris de vous voir si résolue, madame », déclara Beaurevers en réprimant un sourire, car il avait parfaitement compris la restriction de Catherine.
Il se recueillit une seconde et reprit, tandis que Catherine, prodigieusement intéressée maintenant qu’elle savait que la vie de son fils bien-aimé Henri était en jeu, écoutait avec une attention que rien ne pouvait plus distraire.
« Vous savez, madame, que le roi a jugé bon de ménager messieurs de la Réforme et qu’il est résolu à aller plus loin pour se les attacher et pouvoir s’appuyer sur eux.
– Mesure bien imprudente peut-être, dit Catherine qui sondait le terrain.
– Mesure très sage, au contraire, madame, répliqua Beaurevers, et vous allez être de cet avis. Les protestants sont les ennemis des Guises qui rêvent de les exterminer tous… parce qu’ils font obstacle à leur ambition. En les persécutant comme on ne cessait de le lui conseiller, le roi les poussait à la révolte, s’en faisait des ennemis enragés. Un jour prochain serait vite arrivé où, pris entre eux et les Guises, il eût été brisé comme un fétu. Il a compris ou on lui a fait comprendre ce danger. De là son changement d’attitude envers les protestants. Dès maintenant, il se trouve que le roi n’a plus contre lui que MM. de Guise. Demain, il pourra lâcher sur eux les protestants. Vous comprenez, n’est-ce pas, que les rôles seront renversés : ce sont les Guises qui se trouveront pris entre les forces du roi et celles des protestants. Je crois qu’ils ne pourront résister et qu’il leur faudra se soumettre… s’ils ne veulent pas être brisés.
– Peut-être… En effet… fit évasivement Catherine.
– Les Guises ont si bien compris ce danger que dès maintenant ils s’efforcent d’y parer.
– Comment ?
– En divisant les forces des protestants. En contractant une alliance avec le roi de Navarre. »
Catherine dressa l’oreille. Jusque-là il lui semblait que Beaurevers faisait allusion à ce qui s’était dit chez le vidame. Car nous n’avons pas besoin de dire que Rospignac l’avait mise au courant. Maintenant, elle commençait à en être sûre.
« Soit, dit-elle, mais je n’y puis rien.
– Erreur, madame, vous pouvez tout. Et c’est bien pour cela que je m’adresse à vous.
– Moi ! se récria Catherine. C’est vous qui vous trompez. »
Comme s’il n’avait pas entendu, Beaurevers continua, imperturbablement :
« Je maintiens que vous seule, madame, pouvez empêcher cette alliance de se faire. Mieux : vous pouvez rendre la brouille entre les deux partis plus complète qu’elle n’a jamais été.
– Je serais curieuse de savoir comment.
– Ceci, madame, c’est votre affaire. Quand vous aurez vu que votre intérêt personnel, ou pour mieux dire l’intérêt du véritable héritier de la couronne est en jeu, je ne doute pas que vous trouviez séance tenante le moyen infaillible d’empêcher de se rapprocher ceux qui, dès maintenant, essaient de le faire.
– Encore faudrait-il que cet intérêt m’apparût clairement.
– C’est ce que je me fais fort de vous démontrer, madame. Et pour cela, nous allons, si vous le voulez bien, revenir à cette question momentanément écartée de la succession légitime au trône de France. »
Catherine se fit tout oreilles. Elle comprenait qu’il allait être encore question de son fils Henri, qu’il fût nommé ou non. Beaurevers reprit :
« Je voudrais que vous fussiez bien pénétrée de cette pensée, madame, que, si le roi François II est renversé par les Guises, sa succession ira, non plus au duc d’Orléans, non plus à la maison de Valois, mais à la maison de Guise.
– Oh ! oh ! protesta Catherine, plutôt sceptique, voilà qui est bientôt dit. En admettant que ce malheur arrive à mon fils, le roi actuel, ce qui ne se produira pas d’ailleurs, pensez-vous que je sois femme à laisser dépouiller mes autres enfants, héritiers légitimes de leur frère ?…
– Vous défendrez les droits de vos enfants. Nul n’en a jamais douté. Mais il sera trop tard, madame… Parce qu’on ne se bat pas pour défendre des morts. »
Catherine fut aussitôt debout et secouée par une terreur indicible :
« Voulez-vous dire qu’on se débarrassera de mes autres enfants ?… On assassinera mon fils ?…
– Parbleu, madame, on se gênera ! » lança fortement Beaurevers qui feignit de ne pas remarquer qu’elle venait de se trahir et que toute sa terreur, toute son inquiétude allaient à un seul de ses fils : à Henri.
Et il ajouta avec plus de force :
« Mais comprenez donc, madame, que les Guises savent voir et faire grand. La race des Valois les gêne : c’est très simple. Ils condamnent toute la race qui ne pourra plus leur demander compte de leur usurpation quand elle aura disparu. Vous parlez d’assassinat. Fi, le vilain mot, madame. Une exécution, oui, et non un assassinat. L’exécution d’un jugement rendu par une puissance plus forte que la vôtre, madame, et devant laquelle s’inclineront tous vos sujets – ou à peu près tous.
– La bulle du pape ! » grinça Catherine, qui perdait la tête devant la menace suspendue sur son fils.
Beaurevers nota dans son for intérieur :
« Bon, j’étais bien sûr que tu connaissais cette histoire aussi bien que moi ! »
Et tout haut, d’un air détaché :
« La bulle, oui, madame. Je vois que vous êtes renseignée.
– Non, fit vivement Catherine, qui voyait trop tard la faute qu’elle venait de commettre. Je ne suis pas renseignée. J’ai entendu chuchoter sous le manteau que MM. de Guise avaient sollicité, ou allaient solliciter l’intervention du pape. On parlait d’une bulle. Personne ne disait, et pour cause, ce qu’elle contenait ou contiendrait. Vous le savez donc, vous, monsieur, qui parlez avec tant d’assurance ? »
Beaurevers sourit des explications embarrassées qu’elle s’évertuait à lui donner. Et il répliqua :
« J’ai eu l’honneur de vous dire en commençant que j’avais eu en main la preuve palpable du complot. En disant cela, je faisais allusion à cette bulle. »
Catherine le savait avant qu’il l’eût dit. Seulement elle ne voyait pas alors cette bulle du même œil qu’elle la voyait maintenant. Et de sa voix caressante :
« En sorte, dit-elle, que mieux que personne vous devez savoir ce qu’elle contient. Et j’espère bien que vous allez me renseigner.
– Je ne suis venu que dans cette intention. Le pape, madame, donne le trône de France au duc de Guise, à l’exclusion de la race des Valois qui est déclarée indigne de régner.
– Je savais cela, avoua Catherine. Mais la race des Valois… voilà qui me paraît assez vague. On peut…
– Non, madame, interrompit Beaurevers avec plus de rudesse, aucune échappatoire n’est possible. Le pape précise et nomme les trois héritiers éventuels : Charles, Henri, François. Il fulmine l’anathème contre eux… Il ordonne à tous les fidèles de leur courir sus et de les abattre comme des bêtes malfaisantes… Vous entendez, madame : des bêtes malfaisantes. Il accorde d’avance des indulgences plénières et sa sainte bénédiction à celui qui délivrera le monde de ces trois petits monstres.
– Vous êtes sûr qu’il y a cela ? demanda Catherine les lèvres pincées, l’œil chargé d’éclairs, redressée enfin dans une attitude de menace.
– Tout à fait sûr, madame », répéta froidement Beaurevers.
Et il ajouta, d’un air souverainement détaché :
« Ceci, madame, constitue le danger direct dont vous êtes menacée et dont j’ai jugé qu’il était de mon devoir de vous aviser. C’est fait. Je n’ai plus rien à ajouter.
– Ah ! mon fils doit être abattu comme une bête malfaisante, à seule fin que le trône puisse revenir à M. de Guise !
« Et M. de Guise s’imagine que je vais le laisser faire !… Le sot, le niais, l’imbécile, le misérable assassin !… Me tuer mon fils, le dépouiller !… Allons donc ! Qu’il y vienne un peu, le Lorrain !… S’il n’a pas la moindre idée de ce que c’est qu’une mère qui défend son petit et de quoi elle est capable, je me charge de le lui montrer, moi !… Et d’abord, pour commencer, cette alliance avec les Bourbons ne se fera pas… Je m’en charge… Tiens, est-ce que le Lorrain s’imagine par hasard que je vais stupidement lui permettre d’augmenter ses forces pour écraser mon fils !… »
Elle s’était levée, elle allait et venait dans son oratoire par bonds successifs, et les mots sortaient de sa gorge contractée, pareils à de sourds rugissements.
Beaurevers s’était mis à l’écart. Il voyait bien qu’elle avait totalement oublié sa présence. Il l’observait avec une attention passionnée et il se disait :
« Voilà la tigresse qui se réveille, qui sort les griffes et montre les crocs… Gare aux Lorrains !… Elle va bondir sur eux et ne les manquera pas. »
Brusquement, Catherine s’apaisa. Elle devait avoir trouvé la contre manœuvre susceptible de parer le coup qui l’atteignait et de frapper à son tour, et rudement. Elle rentrait dans l’action. Et dès lors elle retrouvait ce calme et ce sang-froid qui la faisaient si redoutable. Oubliant qu’elle venait un bref moment de mettre son âme à nu, elle reprit le masque, rentra dans son rôle.
« Les renseignements que vous venez de me donner, dit-elle, sont précieux… vraiment précieux… et ils changent radicalement mes vues. J’étais mal renseignée sur cette affaire. Je ne pensais pas que le roi fût menacé. Mais puisqu’il est en danger, mon rôle est tout indiqué. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Mais ce que je sais, ce que je puis vous assurer, c’est que, moi vivante, jamais, jamais, entendez-vous, les Guises ne prendront la place de mes enfants. »
Elle avait prononcé cela avec un air de résolution tel que Beaurevers se dit :
« Bon, me voilà tranquille : pendant que Catherine travaillera à défaire de ses propres mains ce qu’elle a eu tant de mal à ériger sournoisement dans l’ombre, moi, je pourrai me consacrer entièrement à la défense de la personne du roi qui, probablement après une trêve momentanée, sera plus menacé que jamais. Et c’est tout ce que je voulais. »