XVI OÙ BEAUREVERS MONTRE LES DENTS

Cependant Catherine s’avisait enfin qu’elle devait au moins un remerciement à l’homme qui, elle en convenait elle-même, venait de sauver la vie à son fils Henri… Le seul qui comptait à ses yeux. Elle n’était pas chiche de belles paroles. Et, très aimable :

« Monsieur de Beaurevers, dit-elle, vous venez de me rendre un service que je n’oublierai pas, croyez-le bien. C’est du plus profond de mon cœur que je vous dis merci. À tout autre qu’à vous j’offrirais une récompense… Mais je sais que vous n’accepteriez pas, ce qui fait que je m’abstiens.

– Votre Majesté se trompe. Pour une fois, j’ai quelque chose à demander. J’ose espérer que la reine voudra bien accéder à ma prière.

– Je me disais aussi que ce superbe désintéressement ne pouvait durer éternellement… Parlez donc, chevalier, et s’il ne tient qu’à moi…

– Je tiens d’abord à vous faire remarquer, madame, qu’en somme je viens de sauver la vie à votre fils préféré… Le seul que vous aimez.

– Je n’en disconviens pas… Vous pouvez donc demander beaucoup. Quant à ce qui est de prétendre que mon fils Henri est le seul que j’aime, c’est là une indigne calomnie que je m’étonne de voir tomber de votre bouche. »

Avec un calme effrayant, Beaurevers riposta :

« À d’autres, madame, vous pourriez parler d’indigne calomnie… à moi, non. Je sais ce que je dis, quand je dis que votre fils Henri, que je n’avais pas nommé, est le seul que vous aimez. Et vous savez, vous, que je dis la vérité. Je suis prêt à fournir des précisions, si vous le désirez. »

Catherine le vit bien décidé. Elle ne comprenait toujours pas ce qui pouvait avoir motivé ce changement d’attitude. Mais elle comprit fort bien qu’il menaçait. Elle n’était pas femme à reculer. Et, agressive :

« Eh ! que pourriez-vous dire, mon Dieu ?… Voyons, je suis curieuse de le savoir. J’attends ces précisions.

– Les voici, madame, répliqua Beaurevers avec une froideur terrible. La preuve que votre fils Henri est le seul que vous aimez, c’est qu’il est l’enfant de l’amour. Le père de cet enfant…

– Monsieur ! interrompit Catherine dans un hurlement de rage.

– S’appelle Gabriel de Montgomery, continua implacablement Beaurevers. La preuve que vous n’aimez que celui-là, c’est que vous êtes allée chez Nostradamus, mon père, lui demander de consulter le destin pour savoir si cet enfant serait roi, au détriment de ses aînés, apparemment condamnés… J’étais là, madame, invisible. J’ai tout vu et tout entendu… Précisions encore : depuis qu’il est roi, on ne compte plus les attentats mystérieux dirigés contre votre autre fils, François II. L’attentat de la porte de Nesle fut organisé par Rospignac, qui vous appartient. J’en ai la preuve. Celui, plus récent, du Pré-aux-Clercs : organisé par Rospignac, sur vos ordres, et de connivence avec les Guises. J’en ai la preuve. Lorsqu’une jeune fille vint ici, au Louvre, aviser Griffon du danger couru par le roi, cette jeune fille fut retardée dans l’accomplissement de sa mission par le concierge. Une créature à vous, madame, qui n’agit ainsi que sur vos ordres. J’en ai la preuve. D’ailleurs, il a été chassé de la cour comme un vil espion qu’il était. Enfin, dernière précision : cette conspiration des Guises de concert avec le vidame de Saint-Germain – vous voyez que je joue carte sur table et que j’appelle les choses par leur nom – cette fameuse conspiration que j’avais l’air de vous révéler et que vous connaissiez aussi bien que moi, attendu que c’est vous qui l’avez machinée de toutes pièces et qui en teniez les fils dans l’ombre. J’en ai la preuve. Toute cette accumulation de crimes est votre œuvre. Et tout cela uniquement dans le but de rapprocher du trône votre fils Henri. Vous trouvez-vous suffisamment édifiée, madame ? »

Catherine avait écouté cette espèce de réquisitoire pour ainsi dire malgré elle. Les sentiments déchaînés en elle par les accusations qu’on lui jetait à la face l’avaient mise dans l’incapacité de dire une parole, d’esquisser un geste.

Pas un muscle de sa face devenue livide ne bougeait. Seuls les yeux étincelants qu’elle dardait sur Beaurevers attestaient que la vie existait encore en elle et parlaient un langage effroyablement menaçant.

Beaurevers avait achevé de parler qu’elle était encore immobile et muette, comme privée de sentiment. Enfin elle retrouva l’usage de la parole et, dans un grondement furieux, qui n’avait plus rien d’humain, elle hoqueta :

« Misérable truand, tu oses insulter la reine… la mère du roi !… Je veux… le bourreau… la question… les supplices les plus… »

Les mots maintenant se pressaient sur ses lèvres avec une telle impétuosité qu’elle ne parvenait pas à les assembler en phrases correctes.

Elle prit le temps de souffler.

Beaurevers, plus froid que jamais, l’observait avec une attention intense. Et il se disait :

« Attention, voilà le moment critique. Si j’hésite, si je m’embrouille, si je trébuche, je suis perdu… Une seule des accusations que je viens de porter suffirait à faire tomber ma tête si je ne puis la prouver. Il faut que Catherine soit persuadée du contraire. »

Catherine s’était remise. La colère, une colère froide, terrible, la faisait vibrer. Elle voulut appeler. Le timbre et les marteaux d’ébène se trouvaient sur une petite table. Cette table, par suite d’un oubli, n’était pas à portée de sa main.

Elle se leva lentement pour aller à cette table.

Beaurevers comprit son intention. Il n’hésita pas.

« Qu’allez-vous faire, madame ? » demanda-t-il avec un calme stupéfiant.

Et répondant lui-même :

« Appeler votre capitaine des gardes. Lui donner l’ordre de m’arrêter… La pire des maladresses que vous pourriez commettre en cette occurrence terrible comme celle-ci. »

Sans hâte, sans provocation, d’un pas ferme, aussi tranquille que s’il accomplissait le geste le plus banal, il alla à la petite table, la prit et vint la poser doucement devant Catherine stupéfaite et déjà inquiète.

Puis, saisissant le marteau, il le lui tendit en disant :

« Tenez, madame, appelez… Réfléchissez cependant avant de frapper sur ce timbre. Demandez-vous un peu si je suis un homme à être venu ici sans avoir pris préalablement mes petites précautions.

– Démon !

– Raisonnons, voulez-vous ? Vous ordonnez mon arrestation. Parfait. Votre capitaine se présente. Je ne fais aucune difficulté de lui remettre mon épée… Seulement, j’exhibe à mon tour un ordre entièrement écrit de la main du roi, prescrivant, en cas d’arrestation, de me conduire avant toute chose devant lui. »

Il avait dégrafé son pourpoint et mis la main dans son sein comme pour en sortir l’ordre dont il la menaçait. Mais il eût été bien en peine de le montrer, cet ordre, pour l’excellence raison qu’il n’en avait aucun, d’aucune espèce.

Mais Catherine ne prit toujours par le marteau. Preuve qu’elle croyait, elle, à l’existence de cet ordre.

Beaurevers continua avec plus de force :

« Votre capitaine obéira à l’ordre du roi, comme il aura obéi au vôtre. De cela, vous ne doutez pas, j’imagine. On me conduira devant le roi. Il faudra que vous y veniez aussi, madame. Vous déposerez votre plainte. Moi, je préciserai mes accusations… et je fournirai mes preuves. Soyez tranquille, madame, la chose sera vite réglée, pas dans le sens que vous espériez. »

Catherine, qui se tenait droite devant lui, se laissa tomber lourdement dans son fauteuil. Ses jambes refusaient de la porter plus longtemps. Et une sueur glacée pointait à la racine de ses cheveux.

Beaurevers ne triompha pas. Il posa doucement le marteau sur la table, devant elle. Il était sûr maintenant qu’elle n’y toucherait pas. Et, les bras croisés sur la poitrine, il attendit avec confiance.

Catherine réfléchissait. Elle ne s’avouait pas encore vaincue. Elle cherchait. Et tout à coup ses yeux se posèrent avec insistance sur le marteau.

Beaurevers ne la perdait pas de vue. On eût pu croire qu’il lisait dans son esprit comme dans un livre ouvert, car il dit, froidement :

« Je sais, madame : à quoi bon une arrestation dangereuse ? Un misérable a osé insulter la reine dans sa chambre. Sus ! qu’on l’abatte comme un chien enragé. Et dix, vingt estafiers se ruent sur lui. Tout doux, madame. Vous savez bien qu’on ne me tue pas si aisément, moi ! »

Furieuse de se voir si bien devinée, Catherine gronda encore une fois entre ses dents :

« Ce démon a donc, comme son père, le don de lire dans les cœurs ! »

Beaurevers, avec un peu de rudesse, car sa résistance commençait à l’énerver, continua :

« On ne me tuera pas du premier coup. Il y aura bataille, du bruit… Je me charge d’en faire comme vingt à moi tout seul… Une bataille dans la chambre de Sa Majesté la reine mère, quel scandale et quelle émotion aussi… Mais tout le Louvre, le roi en tête, va se précipiter dans cette chambre. »

Il prit un temps, comme pour lui laisser le loisir de bien fixer dans ses yeux le tableau qu’il évoquait, et il acheva :

« C’est ce que je demande, moi. Du monde, beaucoup de monde autour de moi pour m’entendre dire et prouver que Catherine de Médicis, épouse, fut adultère. Mère, elle a comploté et complote encore la mort de son fils, le roi François II. Catherine de Médicis adultère et régicide… Vous savez, madame, quel est le châtiment réservé aux régicides ?… Pardieu, je vous entends : le roi ne peut pas faire dresser l’échafaud pour sa propre mère. C’est entendu, madame. Mais il y a mille moyens de se débarrasser à la douce d’un criminel… Et puis, et votre fils Henri ?… Quand vous ne serez plus là, madame, quand il connaîtra la vérité, est-ce que vous croyez que le roi tolérera la présence de cet intrus dans sa famille ?… Ah ! le pauvre petit Henri, victime innocente des fautes de sa mère, il ne sera pas long à dormir son dernier sommeil, couché entre les quatre planches d’un cercueil. Le même cercueil peut-être où vous vouliez étendre son frère, le roi, pour le rapprocher du trône.

– Assez !… » hurla Catherine affolée par l’épouvantable vision de son fils bien-aimé, livide, glacé, rigide, descendu au cercueil.

Cette fois, Beaurevers comprit qu’elle était définitivement domptée. Il n’ajouta plus un mot. Et il reprit une attitude respectueuse, telle que la lui imposait cette même étiquette qu’il venait de fouler aux pieds avec une audace qui aurait pu lui coûter cher.

Vaincue, Catherine ne chercha plus à louvoyer.

« C’est bien, dit-elle après un court silence, dites ce que vous exigez de moi. »

Elle insistait sur le mot.

Beaurevers l’accepta sans sourciller. Et, traitant de puissance à puissance :

« Je vais, madame, parler sans ambages, dit-il. C’est le plus sûr moyen d’arriver à une entente rapide. Vous voulez la mort du roi. Moi, je ne la veux pas. Je comprends, je trouve très naturel que vous cherchiez à me supprimer, puisque je suis l’obstacle qui menace de faire avorter vos projets. Mais je ne comprends plus, je n’admets plus, que vous cherchiez à me frapper dans mes amis, qui sont bien innocents et tout à fait ignorants de nos affaires.

– Eh quoi ! fit Catherine, étonnée, ce n’est pas de vous-même que vous voulez parler, c’est de vos amis ?

– De mes amis, oui, madame. Et puisque vous avez employé ce mot, j’exige que vous ne les teniez pas pour responsables de mes actes et que vous ne vous vengiez pas sur eux des embarras que je vous cause.

– Je ne prévoyais pas cette requête. Je la trouve juste, d’ailleurs. Encore faut-il me faire connaître le nom de ces amis qui vous sont chers.

– Je parle du comte de Ferrière et de sa fiancée Fiorinda, madame, répliqua Beaurevers qui se tenait sur ses gardes.

– Ferrière, Fiorinda, s’écria Catherine avec un air de surprise admirablement joué, mais je n’ai aucun motif de leur vouloir du mal !

– Ah ! je vous en prie, madame, s’impatienta Beaurevers, ne recommençons pas les finasseries. Ferrière m’a aidé à sauver le roi. Et vous le savez… Fiorinda a été chargée d’un message pour Griffon. Vous le savez encore. Et il se trouve que Ferrière a subitement disparu, que Fiorinda a été enlevée sur votre ordre et conduite ici, où elle est même séquestrée.

– Cette jeune fille est venue ici contre son gré, c’est vrai. Mais c’est de son plein gré qu’elle y demeure. Elle est si peu séquestrée qu’elle peut circuler librement, s’en aller si cela lui convient. Si elle ne le fait pas, c’est parce qu’elle sait bien que la fantaisie que j’ai de la consulter lui apportera d’un coup plus qu’elle ne gagne en plusieurs années. Où voyez-vous du mystère là-dedans ?

– Alors, fit Beaurevers, méfiant, vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je lui fasse une visite ?

– Aucun. Sortez de ma chambre, traversez l’oratoire et l’antichambre, vous serez dans le couloir. Tournez à droite et frappez à la cinquième porte que vous trouverez à votre droite. Vous serez rendu. »

Et comme Beaurevers la fixait avec insistance, inlassablement patiente :

« Que craignez-vous ? Que je mette à profit ce long détour pour exercer sur elle je ne sais quelle pression. S’il en est ainsi, passez par mon cabinet de toilette. Il donne directement sur la chambre occupée par cette jeune fille. »

Cruellement perplexe, Beaurevers se disait :

« Serait-elle de bonne foi, pour une fois ? Elle se montre bien complaisante… »

Catherine reprit :

« Pour ce qui est de M. Ferrière, il est venu me voir au sujet de cette petite. C’est un fort gentil cavalier qui m’a beaucoup plu. À telles enseignes que je lui ai séance tenante donné les mêmes explications que je viens de vous donner au sujet de sa fiancée avec laquelle il a eu un long entretien. Je lui veux si peu de mal que je lui ai spontanément offert de m’entremettre auprès de son père pour l’amener à consentir à cette union en laquelle le vicomte espère trouver le bonheur de toute sa vie. Je ne peux pas vous en dire plus long que je n’en sais. Je puis ajouter cependant qu’il est sorti libre du Louvre. »

Beaurevers le savait, cela, puisqu’il avait rencontré Ferrière à sa sortie du Louvre précisément. Il réfléchissait :

« Je ne sais rien… Il me faut bien me contenter des assurances qu’elle me donne. Mais elle se trompe si elle se figure que je vais la tenir quitte à si bon compte. Non, mortdiable, j’ouvrirai l’œil… »

Et tout haut, croyant l’embarrasser :

« Madame, me jureriez-vous sur la tête de votre fils Henri que vous n’entreprendrez rien contre Ferrière et Fiorinda ?

Sans la moindre hésitation, elle répéta, étendant la main :

« Sur la tête de mon fils Henri, je vous jure que je n’entreprendrai rien contre Ferrière et Fiorinda. »

Beaurevers fut stupéfait de la facilité avec laquelle elle venait de s’exécuter. Il savait qu’un serment sur la tête de son fils bien-aimé serait sacré pour elle. Il eût dû être complètement rassuré. Il se trouva plus inquiet qu’avant. Il n’aurait pas su dire pourquoi.

Cependant, il lui fallait bien se contenter de ce serment qu’il avait demandé lui-même et qu’elle avait répété sans l’ombre d’une hésitation dans les termes mêmes dont il s’était servi.

« C’est bien, dit-il d’un air soucieux. Je tiens le serment pour valable. Il me reste maintenant à vous entretenir du vidame lui-même. Ce vidame, madame, est un grand honnête homme. S’il n’avait été indignement trompé par Rospignac et par les Guises, jamais il ne serait entré dans cette conspiration.

– Monsieur, dit Catherine sérieuse, je vous assure que je n’en veux pas au vidame. Je vous assure que je n’ai rien fait et ne ferai rien contre lui. Si donc il peut se tirer indemne de la méchante affaire où il s’est fourré malencontreusement, je ne ferai rien pour l’en empêcher. Mieux : je réfléchis que le concours du vidame est indispensable aux Guises. J’ai donc, moi, intérêt à le détacher d’eux. Je vous promets que je vais le faire appeler. Je le catéchiserai de mon mieux, c’est mon intérêt, et si je réussis à le convaincre, c’est-à-dire s’il quitte le parti des Guises pour redevenir neutre comme il était précédemment, eh bien, il sera sauvé. Je ne peux pas promettre davantage.

– Cela me suffit, madame », dit Beaurevers, qui voyait qu’elle était sincère sur ce point.

Et il ajouta :

« Maintenant, madame, voulez-vous me permettre d’aller voir cette petite Fiorinda ? Je vous demanderai la permission de passer par votre cabinet. Non par méfiance, madame, croyez-le bien, mais simplement parce qu’il se fait tard et que mon temps est pris. »

Sans la moindre difficulté, avec le même air gracieux, elle consentit :

« Allez, monsieur. »

Beaurevers s’inclina devant elle et se dirigea vers la porte de la penderie qu’il voyait ouverte.

« Pas par là, avertit tranquillement Catherine ; ce cabinet est sans issue. La porte fermée que vous voyez plus loin là-bas. C’est cela. »

Dès que la porte se fut fermée sur Beaurevers, Catherine bondit sur cette porte et poussa le verrou.

Puis elle se glissa vivement dans la penderie. Le petit judas était ouvert. Elle n’eut qu’à se pencher pour voir Beaurevers qui, à ce moment même, pénétrait chez Fiorinda. Mais malgré son vif désir, elle ne put entendre la courte conversation qu’échangèrent les deux jeunes gens. Beaurevers savait combien il devait se méfier.

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