Beaurevers était parti tout pensif.
Et comme l’après-midi était assez avancé, que la nuit tombait de plus en plus, il avait quitté le Louvre et, n’ayant rien à faire pour l’instant, il était tout bonnement rentré chez lui, rue Froidmantel, à l’hôtel Nostradamus.
Il se coucha et ne tarda pas à dormir comme un bienheureux. Le lendemain matin, après les ablutions, Beaurevers s’écria tout joyeux :
« Par Dieu, puisque c’est Mme Catherine qui a donné l’ordre d’enfermer Ferrière, c’est elle qui donnera l’ordre de le délivrer. C’est très simple. »
Sachant à peu près tout ce qu’il avait besoin de savoir, ayant pris ses dispositions pour éloigner les soupçons de Catherine de Fiorinda, Beaurevers se présenta avec assurance chez la reine.
Cette fois, Catherine, qui se relâchait un peu de la surveillance qu’elle exerçait sur Fiorinda, le reçut dans son oratoire.
Beaurevers débuta par un coup droit à sa manière, et de son air le plus froid :
« Madame, dit-il, je sais que le vicomte de Ferrière est détenu à la Bastille. Il s’y trouve depuis le jour même où j’eus l’honneur de vous parler de lui. Il s’y est rendu sur votre ordre. Il y est gardé sur votre ordre… Et cela, madame, en dépit du serment que vous m’aviez fait de ne rien entreprendre contre lui… serment que vous aviez fait sur la tête de votre fils Henri.
– C’est vrai, M. de Ferrière est détenu à la Bastille, sur mon ordre… Il y est depuis le jour que vous dites… Mais je ne vois pas quel rapport existe entre ce fait et le serment que vous me rappelez. Voulez-vous me dire en quoi, selon vous, j’ai manqué à ce serment ?
– Madame, vous avez juré…
– Ah ! vous êtes extraordinaire, vraiment, interrompit Catherine. Que m’avez-vous demandé, monsieur ? Je vais vous le rappeler, puisque votre mémoire vous trahit. « Jurez, m’avez-vous dit, que vous n’entreprendrez rien « contre Ferrière et Fiorinda. » Et j’ai juré sans hésiter, répétant textuellement vos paroles. Si vous m’aviez dit : « Jurez que vous n’avez rien entrepris… », je n’aurais pas juré.
– Ah ! ah ! murmura Beaurevers, je comprends.
– Un peu tard, railla Catherine. Je n’ai rien entrepris et n’entreprendrai rien contre M. de Ferrière tant que mon serment le couvrira. Mais pour ce que j’avais fait avant ce serment, vous comprendrez que c’est une autre affaire. Ce qui est fait est fait et je n’y puis rien. Pareillement tout ce qui pourra découler de ce qui aura été fait avant ce serment ne pourra pas m’être reproché.
– C’est juste, avoua franchement Beaurevers, je confesse que j’ai agi comme un niais. »
Et il la considéra un instant avec une admiration sincère. Tant de tortueuse duplicité lui paraissait dépasser les limites du possible.
Catherine ne triomphait pas. Elle demeurait très calme, très froide, sur la défensive. Ce qu’elle avait fait lui paraissait, à elle, très simple, très naturel.
« Maintenant que je vous ai montré que je n’ai manqué en rien à mon serment, dit-elle, j’espère que vous ne me parlerez plus de cette affaire. »
C’était dit sur un ton glacial qui eût fait reculer les plus braves. Mais Beaurevers, nous le savons, n’entendait et ne comprenait rien quand il ne voulait ni entendre ni comprendre. Ce fut donc de son air le plus naïf qu’il s’écria :
« Au contraire, madame, permettez-moi d’en parler. Il faut que vous sachiez qu’il m’est tout à fait insupportable de penser que ce pauvre Ferrière gémit à la Bastille parce qu’il s’est avisé d’empêcher Rospignac de nous faire griller, moi et d’autres que vous connaissez, dans certaine maison du Pré-aux-Clercs que vous savez… Car c’est pour cela, uniquement pour cela, que Ferrière est frappé. Alors je me suis dit que, puisque Ferrière est à la Bastille à cause de moi, je me dois à moi-même et je lui dois de l’en sortir. Cela ne vous semble-t-il pas juste, madame ?
– Tout à fait », sourit Catherine.
Et elle ajouta :
« Tirez-le de là si vous pouvez.
– Je vais m’y employer de mon mieux, fit Beaurevers qui paraissait peu sûr de lui. Le malheur est qu’on ne sort pas aisément de la Bastille… c’est tout une affaire. »
Catherine, qui le voyait indécis, flottant, eut un mouvement des épaules comme pour dire :
« Je n’y puis rien. »
« Vous y pouvez beaucoup, au contraire, madame, dit Beaurevers qui souriait maintenant d’un de ses sourires railleurs. Ferrière est à la Bastille sur vos ordres. J’ai appris que seul un ordre signé de votre main pourra faire ouvrir les portes de sa prison.
– Et vous avez pensé que je consentirais à signer cet ordre ? »
Le ton sur lequel elle disait cela signifiait très nettement que jamais elle ne consentirait à signer cet ordre.
Beaurevers ne s’y méprit pas un instant. Mais il feignit de ne pas comprendre et reprenant son air naïf :
« Précisément, dit-il. Je me suis dit : Sa Majesté la reine a bien voulu m’assurer, à différentes reprises, qu’elle serait heureuse de s’acquitter envers moi des menus services que j’ai eu le bonheur de rendre à elle ou à sa maison. Voilà l’occasion qu’elle cherche. Sûrement, Sa Majesté, qui m’a offert des récompenses splendides, fort au-dessus de mon faible mérite, Sa Majesté sera touchée de voir que je la tiens quitte à si bon compte et que je me contente d’implorer humblement la grâce d’un homme d’ailleurs innocent de tout crime et même d’un simple méfait. »
Il prit un parchemin qu’il avait passé à la ceinture, le déplia avec un calme extravagant et le présentant tout ouvert à Catherine, stupéfaite de tant d’audace :
« J’étais, reprit-il, tellement sûr de la bienveillance de Votre Majesté que je n’ai pas hésité à apporter l’ordre préparé d’avance. »
Il déposa respectueusement le parchemin ouvert devant Catherine effarée et expliqua complaisamment :
« La reine n’a que quelques mots à ajouter de sa main et à mettre sa signature au bas. Tout sera dit. »
Et il ajouta :
« Je supplie très humblement Votre Majesté de m’accorder cette faveur, insignifiante pour elle, à laquelle j’attache, moi, un inestimable prix. »
Il n’y avait rien à reprendre dans son attitude, pas plus que dans ses paroles et dans le ton sur lequel elles étaient prononcées. Tout cela était rigoureusement conforme à la plus stricte étiquette. Mais il y avait dans sa voix des vibrations qui résonnèrent désagréablement à l’oreille de Catherine.
« Et si je refuse ? » dit-elle en le regardant en face.
Elle bravait. Mieux : elle semblait provoquer. Peut-être le tâtait-elle pour savoir jusqu’où il était décidé à aller. Peut-être voulait-elle l’obliger à formuler nettement des menaces qui, jusque-là, demeuraient à l’état latent.
Mais Beaurevers devait avoir son plan tracé d’avance, qu’il suivait sans en dévier d’une ligne. Il se contenta de saluer profondément, et sans qu’il fût possible de démêler s’il raillait ou parlait sérieusement :
« La reine, dit-il, a bien voulu me donner sa parole royale à différentes reprises. Et je sais que la reine possède au plus haut point le respect de sa parole. »
Catherine prit le parchemin, le lut et le replaça devant elle. Elle allongea la main, prit la plume et médita un long moment en mordillant les barbes et la plume d’un air rêveur.
Brusquement, elle trempa la plume dans l’encre et écrivit rapidement quelques mots en souriant d’un sourire énigmatique. Au bas de la page et sous les mots qu’elle venait de griffonner, elle posa un double et vigoureux paraphe. Et elle tendit le papier dûment signé à Beaurevers, en disant simplement :
« Voilà. »
Beaurevers prit le parchemin et lut ce qui suit :
« Mettre en liberté M. de Ferrière, impossible. Le garder à la Bastille comme convenu. – Signé :
CATHERINE. »
Beaurevers ne dit pas un mot. Pas un muscle de son visage ne bougea. Seulement, si forte et si décidée qu’elle fût, Catherine sentit un frisson d’épouvante s’abattre sur sa nuque en voyant le regard qu’il lui jetait.
Toujours impassible, Beaurevers relut l’ordre une deuxième fois.
Catherine s’attendait à une explosion terrible. Elle se tenait prête à appeler.
Cependant, à son grand ébahissement et à sa grande satisfaction aussi, Beaurevers ne fit pas la moindre observation. Il ne dit pas un mot, rien. Le plus tranquillement du monde, il replia le papier en quatre et le passa à sa ceinture.
Ceci fait, il s’inclina devant Catherine qui se demandait si elle rêvait et prononça de sa voix calme :
« J’ai l’honneur de présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. »
Et il sortit.
Catherine demeura un instant suffoquée. Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et partit d’un éclat de rire fou, irrésistible.
« Et dire que ce matamore a failli me faire peur ! » s’écria-t-elle.
Pendant que Catherine se félicitait d’avoir résisté aux exigences de Beaurevers, celui-ci se dirigeait de son pas vif et nerveux vers les appartements du roi. Il n’entra pas, s’arrêta dans l’antichambre où veillait Griffon. Au bout d’une minute, il en sortit. Il s’en alla tout droit à la Bastille.
Une fois devant le gouverneur, Beaurevers prit à sa ceinture l’ordre de Catherine et le mit sous les yeux du gouverneur. Le même ordre ? Parfaitement. Beaurevers ne l’avait ni changé ni escamoté. C’était toujours le même ordre de garder M. de Ferrière à la Bastille comme convenu. Il n’y avait pas changé un mot.
Cependant, en lisant cet ordre, le gouverneur ne cacha pas son étonnement et grommela :
« C’était bien la peine de m’assommer de tant et de si minutieuses instructions au sujet de ce prisonnier pour m’ordonner de lui rendre sa liberté au bout de quelques jours. »
Sous son air calme et froid, Beaurevers bouillait d’impatience. Il tremblait que quelque hasard malencontreux ne vînt le faire échouer au moment où il touchait au but. Il dit :
« Le prisonnier doit être remis entre mes mains séance tenante. Je dois vous en donner décharge et à partir de ce moment j’en réponds sur ma tête. »
Comme dit l’autre, il parlait pour dire quelque chose. Peut-être espérait-il simplement amener le gouverneur à agir un peu plus vite.
Il arriva que le gouverneur découvrit à ses paroles un sens mystérieux auquel il n’avait certes pas songé, car il dit d’un air entendu et en baissant la voix :
« Je vois ce qu’il en est, la reine craint que son prisonnier ne soit en sûreté ici et elle le fait transporter ailleurs. »
Beaurevers saisit la balle au bond et voyant que le mystère réussissait, il prit aussi une mine de circonstance et ce fut dans un murmure qu’il dit :
« Je ne devrais pas vous le dire, mais puisque vous avez deviné… Je vous serai, monsieur, personnellement obligé d’abréger les formalités… J’ai une longue route à faire et je voudrais bien être arrivé avant la nuit… Je ne vous cache pas que j’ai une crainte terrible de voir le prisonnier me fausser compagnie en route.
– Je comprends cela, peste ! C’est que la reine y tient à ce prisonnier-là ! déclara naïvement le gouverneur. Et sinistre : Dites-lui bien cependant qu’elle aurait pu le laisser ici sans crainte aucune. On disparaît de la Bastille, sans laisser de trace, aussi bien que de n’importe quelle autre prison. Dieu merci, nous avons tout ce qu’il faut. Et en ce qui concerne ce prisonnier particulièrement, toutes les précautions avaient été prises selon les ordres reçus. Jamais on n’aurait pu savoir ce qu’il était devenu. »
En entendant ces paroles qui le fixaient sur le sort réservé à Ferrière, Beaurevers frémit intérieurement. Et il se dit :
« Diable, ce pauvre ami, je crois qu’il était temps que je vienne l’arracher aux griffes de Catherine. »
Beaurevers avait eu le don de plaire au gouverneur de la Bastille. Il activa les formalités.
Il ne fallait guère plus d’une demi-heure pour extraire Ferrière de son cachot et l’amener dans la salle où Beaurevers l’attendait en se rongeant les poings d’impatience.
Naturellement, en voyant le chevalier, le premier mouvement de Ferrière avait été de s’élancer vers lui. Mais Beaurevers l’avait cloué sur place en lui jetant un coup d’œil d’une éloquence irrésistible.
Bref, un peu plus d’une heure après son entrée à la Bastille, Beaurevers en sortit. Il tenait Ferrière par le bras non pas comme un ami sur lequel on s’appuie, mais bien comme un prisonnier sur lequel on veille jalousement.
Ce ne fut que lorsqu’il fut dans la rue Saint-Antoine, loin de la sinistre forteresse, qu’il respira à son aise. Et il s’écria joyeusement :
« Maintenant, vicomte, vous pouvez m’embrasser sans crainte. »
Mais Beaurevers l’arrêta en disant de son air froid :
« Voici qu’il est bientôt cinq heures. C’est l’heure où les honnêtes gens soupent. Si vous voulez m’en croire, vous viendrez souper avec moi, chez moi, rue Froidmantel. Là, vous pourrez sans crainte poser toutes les questions qu’il vous plaira. Est-ce dit ?
– C’est dit », accepta Ferrière sans se faire prier.
Ils se prirent par le bras, cette fois comme de bons amis, et ils se rendirent à l’hôtel Nostradamus, en causant de choses indifférentes.
Il était plus de six heures lorsqu’ils y arrivèrent. Beaurevers, qui voyait Ferrière, sombre, préoccupé, résolut de le garder à coucher près de lui. Il le laissa seul un instant pour aller donner des ordres.
Ses ordres donnés, Beaurevers rejoignit Ferrière. Son absence avait duré quelques minutes à peine. Ces quelques minutes, Ferrière les avait trouvées longues comme des heures, tant il avait hâte d’être fixé. Cependant, malgré son inquiétude, malgré son impatience, ce fut encore Fiorinda qui passa la première, ce fut d’elle qu’il s’informa tout d’abord.
Beaurevers le rassura. Tranquille, au moins de ce côté, Ferrière aborda sans plus tarder le sujet qui lui tenait au cœur.
« Chevalier, dit-il, c’est bien sur un ordre de Mme Catherine que j’ai été remis en liberté ?
– Oui », dit nettement Beaurevers sans la moindre hésitation.
Ferrière respira. Il commençait à se sentir plus à son aise. Cependant, comme il n’osait pas trop croire à son bonheur, il insista :
« Alors, c’est à Mme Catherine que je suis redevable de ce service ? C’est à elle que doit aller ma gratitude ?
– Vous ne devez rien à Mme Catherine. Vous m’entendez ? Rien. Rien de rien.
– Si l’ordre venait de Mme Catherine, comment pouvez-vous dire que je ne lui dois rien…
– Au diable ! interrompit Beaurevers embarrassé. Eh bien, la vérité est que l’ordre de la reine disait… tout le contraire de ce que je lui ai fait dire… Mortdiable, tudiable, ventrediable, fallait-il vous laisser… moisir à la Bastille ?… Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, je me suis arrangé comme j’ai pu… Voilà, êtes-vous fixé maintenant ? »
« Hélas ! oui », soupira Ferrière en lui-même.
Et tout haut, en lui serrant les mains affectueusement :
« Ainsi, brave et généreux ami, c’est vous qui… c’est à vous que je suis redevable…
– Ouais ! grommela Beaurevers agacé, savez-vous, mon cher, que vous avez l’air positivement navré d’apprendre que c’est à moi que vous êtes redevable comme vous dites, et non à Mme Catherine ! »
La réflexion était juste. Le pauvre Ferrière, réellement navré, se disait en ce moment même :
« Ce n’est pas Catherine, c’est Beaurevers qui m’a délivré !… Alors, si je ne veux pas attirer la foudre sur la tête de mon père, si je ne veux me parjurer, il faut que j’aille me mettre aux ordres de la reine et me faire réincarcérer dans telle geôle qu’il lui plaira de me désigner… Ainsi ferai-je, bien que la perspective ne soit pas précisément agréable… Mais, dussé-je y laisser mes os, il ne sera pas dit qu’un Ferrière a manqué à sa parole. »
À ce moment on vint annoncer qu’ils étaient servis, et ils passèrent dans la salle à manger.
MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Bouracan, de Corpodibale brillaient par leur absence. Ferrière eut la politesse de s’informer d’eux. Et Beaurevers lui répondit que « ces fieffés ivrognes devaient s’être attardés à boire dans quelque cabaret de bas étage, à moins que, ribauds et paillards comme ils étaient, ils ne se fussent oubliés dans les bras de quelque ribaude du Val d’Amour ou du Champ Flory ». Ce qui, peut-être, était un peu exagéré.
Quoi qu’il en soit, et malgré les ennuis qui l’assiégeaient, Ferrière n’en fit pas moins honneur au souper de Beaurevers. Ce souper d’ailleurs avait été particulièrement soigné et le vicomte n’exagéra nullement en le proclamant délectable.