VII OÙ FERRIÈRE APPREND QU’IL ÉTAIT SANS LE SAVOIR, FIANCÉ À UNE AUTRE QUE CELLE QU’IL AIME

Tout pensif, le vidame de Saint-Germain s’achemina vers sa maison. Malgré lui, les paroles de Beaurevers repassaient dans son esprit. Et il se sentait troublé, plus qu’il n’eût voulu.

Comme il passait à proximité d’une des trois portes qui faisaient communiquer son jardin avec celui de son fils, cette porte s’ouvrit et une ombre parut dans l’encombrement.

« C’est vous, vicomte ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur », répondit la voix de Ferrière.

Le jeune homme aborda respectueusement son père. Celui-ci, d’un rapide coup d’œil, l’inspecta des pieds à la tête. Et ce regard trahissait l’inquiétude paternelle.

Ferrière paraissait préoccupé, inquiet. Rien chez lui ni dans sa tenue n’indiquait qu’il eût soutenu une lutte récente. Il paraissait en excellente santé. Et le père se rasséréna. Seulement, ce sentiment d’inquiétude avait passé si rapidement sur le visage du vidame que le comte, d’ailleurs visiblement absent, ne le remarqua pas.

« Eh bien, vicomte, prononça le vidame, c’est à cette heure-ci que vous venez… quand je vous avais recommandé d’être là à huit heures au plus tard.

– Monsieur, répondit Ferrière troublé, accablez-moi.

Je le mérite. J’avoue que j’ai totalement oublié l’ordre que vous m’avez donné. J’avoue que cet ordre me revient à la mémoire à l’instant… parce que vous me le rappelez.

– Il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque chose de bien grave. Je reconnais que vous êtes ordinairement respectueux des ordres paternels.

– En effet, monsieur.

– Rien de fâcheux, j’espère.

– Non, monsieur, rassurez-vous. Et c’est pour vous entretenir de ces choses que, malgré l’heure tardive, je venais vous supplier de m’accorder la faveur d’un entretien particulier.

– Soit, vous pourrez parler tout à l’heure, quand les visiteurs qui sont chez moi seront partis. Car j’ai reçu la visite d’illustres personnages. Et c’est en prévision de cette visite que je vous avais recommandé d’être là… Venez, vicomte. »

Et il entraîna Ferrière, à la fois intrigué et ennuyé.

L’entrée de Ferrière dans les circonstances présentes passa complètement inaperçue. Et cela se conçoit.

Le duc de Guise paraissait complètement remis de la furieuse secousse que Beaurevers lui avait infligée.

« Monsieur, dit-il dès que le vidame parut dans la salle, nous attendions votre retour pour nous concerter sur les mesures qu’il convient de prendre.

– À quel sujet, monseigneur ?

– Mais, au sujet de ce truand, que l’enfer engloutisse. Vous devez bien penser qu’il n’aura rien de plus pressé que d’aller nous dénoncer. Et comme malheureusement, il a emporté la bulle du pape, il possède une arme terrible contre nous.

– Rassurez-vous, monseigneur, cette arme n’existe plus.

– Vous la lui avez reprise ? s’écria vivement le duc, étonné.

– Non, monseigneur, mais ce jeune homme s’en est dessaisi lui-même », répondit le vidame.

Et il raconta brièvement comment Beaurevers avait jeté la bulle dans la rivière.

En apprenant que Beaurevers ne possédait plus la bulle, preuve indéniable de leurs menées tortueuses pour extorquer la couronne de France, les Guises s’étaient sentis soulagés du poids énorme qui les oppressait. Le duc reprit son air aimable. Alors seulement, il parut remarquer la présence de Ferrière.

« N’est-ce pas le vicomte, votre fils, que je vois là ?… dit-il avec un gracieux sourire. Et pourquoi, diable, se tient-il à l’écart ?

– J’ai laissé le vicomte à l’écart parce que j’ai compris que vous attendiez de moi des renseignements qui, dans l’incertitude où vous étiez, avaient une importance qui prime tout.

– Et je vous remercie, Monsieur. Mais, maintenant, je crois que nous pouvons en toute quiétude d’esprit régler cette affaire de famille qui vous tient particulièrement à cœur, m’avez-vous dit ? »

Le vidame, avec cette franchise si remarquable chez lui, ne se donna pas la peine de dissimuler la joie que lui causaient ces paroles et, s’adressant à son fils :

« Vicomte, dit-il, faites votre compliment à Mgr le duc de Guise qui, bientôt, sera reconnu pour légitime roi de France. Et remerciez-le de l’insigne honneur qu’il veut bien vous faire en vous accordant la main de Mme Claude de Guise, sa sœur. »

Ces paroles tombèrent sur l’amoureux Ferrière comme un formidable coup de massue.

Et le duc, qui avait hâte d’en finir avec une affaire de minime importance pour lui, s’empressa d’annoncer sa « surprise ».

« En plus de ce qui est et demeure entendu entre nous, notez, je vous prie, que je donne au jeune ménage, en toute propriété, pour eux et leurs hoirs, ma terre de Nanteuil, qui compte cinquante et quatre fiefs et qui a titre de comté. Plus tard, nous verrons à faire mieux.

– Et moi, déclara le cardinal, je donne pareillement ma terre de Chevreuse, qui a rang de duché.

– Messeigneurs, fit le vidame radieux, vous êtes d’une générosité vraiment royale. »

Ayant dit, le duc s’empressa de revenir à ses propres affaires, qui lui paraissaient autrement importantes. Des questions diverses furent débattues, des plans dressés, des résolutions prises. Tout cela, naturellement, tendait à la destruction de l’hérésie et au triomphe de la cause des Guises.

On parla à peine du roi. Le duc comprenait confusément que, sur ce sujet scabreux, il eût été imprudent de demander le concours du vidame. On l’avait amené à considérer comme naturel ce qui, pour nommer les choses par leur nom, était un assassinat. Il eût été dangereux de lui demander de participer à cet assassinat.

Le duc se contenta de dire incidemment :

« Quant à François II et à ses héritiers directs, ainsi que vous avez pu vous en assurer par la lecture de la bulle que ce misérable aventurier a détruite, ils ont été condamnés par le souverain pontife qui, pour nous bons catholiques, est le représentant de Dieu. (Et il insistait sur ces mots qu’il savait de nature à impressionner son auditeur.) Ils sont morts. N’en parlons plus. »

Ferrière, qui s’était de nouveau mis à l’écart, entendait tout cela avec un effarement grandissant. Il n’était pas au bout de ses surprises.

Tout étant réglé, les Guises se levèrent pour se retirer.

Au dernier moment, se souvenant tout à coup, le duc s’écria :

« À propos, monsieur, ne manquez pas de m’aviser si vous découvrez le nom de l’homme qui, hier, s’est si malencontreusement avisé de favoriser la fuite du comte de Louvre et de ce Beaurevers. »

Ces deux noms, jetés brusquement, retentirent dans l’esprit de Ferrière comme un coup de tonnerre. Il n’y avait pas à se méprendre sur les intentions du duc : elles étaient loin d’être bienveillantes. Ferrière entrevit soudain la possibilité de se soustraire à une union qui lui paraissait de plus en plus odieuse. Et il n’hésita pas :

« Pardon, monseigneur, dit-il, intervenant tout à coup, vous parlez sans doute de l’algarade de la rue des Marais ?

– En effet.

– L’homme que vous cherchez, si je ne m’abuse, est celui qui a réussi à faire passer aux deux personnes que vous venez de nommer une corde qui leur a permis de se tirer de la dangereuse situation où ils se trouvaient ?

– Celui-là même ! s’écria vivement le duc. Le connaîtriez-vous, d’aventure ?

– Je le connais, déclara froidement Ferrière. C’est moi. »

Et bien qu’il comprît que la situation était grave, il ne put réprimer un sourire en voyant l’ahurissement profond des personnages qui l’écoutaient.

Le duc revint sur ses pas et considéra le vidame avec un air soucieux. Celui-ci retrouvait déjà son calme habituel. Seulement son visage conserva une expression de contrariété assez vive. Et, répondant à la muette interrogation du duc :

« Si vous le voulez bien, monseigneur, nous allons tirer cette affaire au clair, sans plus tarder.

– J’allais vous le demander. »

Le vidame se tourna vers Ferrière qui attendait impassible et, d’un air sévère :

« Comment, vicomte, vous fréquentez les hérétiques, vous leur venez en aide, vous leur donnez les moyens de se soustraire à la poursuite des archers qui les veulent appréhender au corps ? Voilà qui est étrange.

– Je ne comprends rien à ce que vous me faites l’honneur de me dire, monsieur. Je suis venu en aide à M. le comte de Louvre et à M. le chevalier de Beaurevers, qui sont de mes amis. Voilà tout.

– Vous connaissez le comte de Louvre ? s’écria vivement le vidame.

– J’ai eu l’honneur de vous dire que c’est un de mes bons amis.

– Quel homme est-ce que ce comte de Louvre ?

– Mais… c’est un gentilhomme de mon âge à peu près, d’excellente maison, fort riche, un brave et gentil compagnon. D’ailleurs, je puis vous assurer que, comme nous, il est de religion catholique. Ainsi que M. de Beaurevers, du reste.

– Soit, je n’ai rien à dire contre le comte de Louvre qui, en effet, est de fort bonne maison. Mais ce Beaurevers ? Savez-vous, vicomte, que c’est un aventurier redoutable, équivoque, et qu’on dit sans scrupules ?

– Vous êtes mal informé, monsieur, protesta Ferrière, avec une chaleur communicative. Beaurevers ! mais c’est la loyauté, c’est la bravoure, c’est la générosité même ! Je ne connais pas de caractère plus noble, plus élevé que le sien !

– C’est donc le même que celui dont vous m’avez parlé et que vous désirez me présenter ?

– Le même. Oui, monsieur. Et je m’étonne que vous paraissiez l’avoir oublié, car je sais que vous avez bonne mémoire, Dieu merci.

– Je ne l’avais pas oublié, mais je pensais qu’il s’agissait d’un autre Beaurevers. Le portrait que vous en aviez fait ressemble si peu à ce que nous savons, à ce que nous avons vu !

– Dans tous les cas, il ne vous appartient pas d’en dire du mal, car, sachez, monsieur, que si votre fils est encore vivant, c’est à Beaurevers que vous le devez.

– Vous ne m’aviez pas dit cela ! s’écria le vidame d’une voix émue.

– J’ai jugé inutile de vous inquiéter, monsieur, expliqua Ferrière avec une grande douceur.

– Et, reprit le vidame, êtes-vous redevable d’un service aussi signalé envers M. le comte de Louvre ?

– Non, monsieur, sourit Ferrière. C’est tout le contraire.

– Voulez-vous dire que c’est vous qui avez sauvé la vie à M. de Louvre ?

– Je lui ai rendu un léger service, fit Ferrière embarrassé.

– Quel service ? Ne pouvez-vous préciser ?

– À quoi bon, monsieur ?

– J’y tiens, vicomte. Vous devez bien penser que j’ai de bonnes raisons pour exiger de vous la vérité dans ses moindres détails. »

Ferrière comprit qu’il ne pouvait pas esquiver le récit qu’on lui demandait avec tant d’insistance. Et il raconta comment il avait lié connaissance avec le comte de Louvre en venant à son secours au moment où il allait succomber dans le guet-apens que Rospignac lui avait fait tendre à la porte de Nesle.

Seulement il fit ce récit très sobrement, glissant avec une modestie charmante et qui flatta doucement son père, sur le rôle qu’il avait joué dans cette affaire. Par contre, il s’étala complaisamment sur l’intervention de Beaurevers dans cette même affaire.

On pense que ce récit fut écouté avec une attention passionnée par tous. Mais plus particulièrement par Rospignac. Quand il fut terminé, le duc, d’un air sombre, prononça :

« En sorte que deux fois en quelques jours, le comte de Louvre vous aura dû son salut. »

En fixant le vidame avec une insistance significative : « Il y a de ces fatalités, fit-il entre haut et bas.

– Monseigneur, dit le vidame respectueusement mais avec fermeté, il faut bien reconnaître que, en ces deux circonstances, le vicomte a agi en brave et loyal gentilhomme qu’il est. »

Ferrière attendit avec anxiété la réponse du duc. Il espérait, après les aveux qu’il venait de faire, que les Guises allaient se dégager, rompre l’union projetée.

Il remarqua bien que les Guises lui décochaient des regards furieux, presque haineux. Mais il fut déçu dans son attente, car le duc reconnut :

« En effet, monsieur, et si déplorable que soient ces événements nous ne saurions en rendre responsable le vicomte, ni lui en vouloir. »

Du mariage, il ne fut pas dit un mot. Il était bien décidé que tout ce que venait de dire Ferrière n’y changeait rien.

Les Guises n’avaient plus rien à faire chez le vidame. Ils prirent congé. Le vidame lui-même, un flambeau à la main, les précéda.

Le vidame revint dans la salle, prit place posément dans son grand fauteuil et considéra un instant son fils en silence.

« Ah, çà ! vicomte, dit-il enfin, savez-vous qu’à vous voir aussi sombre on croirait que ce mariage n’est pas de votre goût.

– On ne se tromperait guère, monsieur, avoua nettement Ferrière.

– Ce mariage ne vous convient pas ? s’écria le vidame stupéfait.

– Pas le moins du monde, répéta Ferrière avec plus de force.

– En quoi ? Voyons, parlez, expliquez-vous.

– Une bâtarde, monsieur, car Mme Claude n’est qu’une bâtarde.

– Légitimée, vicomte, ne l’oubliez pas, légitimée par le feu duc Claude avant sa mort.

– Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue, je ne l’aime pas… et je sens que je la détesterais si j’étais obligé de la prendre pour femme. »

Le vidame regarda son fils avec cet air de commisération un peu étonné qu’on prend devant une personne qui divague.

« Vous parlez comme un enfant qui ne sait rien de la vie, dit-il. Est-il besoin de se connaître et de s’aimer ? Mais moi non plus je n’aimais pas madame votre mère. Nous ne nous étions jamais vus quand on nous a mariés. Nous nous sommes inclinés devant la décision de nos parents. Et nos parents n’ont pris cette décision qu’à bon escient et en toute connaissance de cause. L’amour est venu plus tard.

– Mon cœur est pris, monsieur, il s’est donné une fois et ne se reprendra jamais. J’aime, monsieur, comprenez-vous ? Et c’était pour vous dire cela que je vous avais prié de m’accorder un entretien. J’aime, monsieur, et dans cet amour j’ai mis l’espoir de toute ma vie. J’aime et, malheureusement, je suis, je le sens, de ceux qui ne se donnent qu’une fois dans leur vie. Et je me suis donné, monsieur, cœur, corps, âme, esprit, tout, tout. Voudrez-vous faire le malheur de ma vie en m’imposant une union qui m’est odieuse ? Non, vous ne le voudrez pas, mon père, car vous m’aimez. Or, sachez-le, et vous pouvez me croire, vous savez que je ne mens jamais, si je ne puis prendre pour femme celle que j’aime, nulle autre ne m’aura, car je mourrai, monsieur. »

Il s’était animé. Le désespoir lui avait donné le courage de tenir tête à son père. La passion avait été plus forte que la crainte et le respect, et il avait dit ce qu’il avait sur le cœur tout d’une traite.

Le vidame ayant baissé sa tête vénérable, son opulente barbe blanche étalée en flots d’argent sur le velours sombre du pourpoint, se disait avec horreur que ce serait lui, le père, qui serait cause et de la mort et de la damnation de son fils. Et cela pour avoir ambitionné un accroissement de puissance et de grandeur de sa maison. Il se dit cela et il n’hésita pas. Et redressant sa belle tête attristée :

« J’avais rêvé, dit-il, de voir notre maison s’allier à une maison royale. Vous ne le voulez pas. C’est bien, n’en parlons plus. J’irai trouver Mgr le duc, je lui expliquerai… C’est moi qui lui avais pour ainsi dire imposé ce mariage… J’espère qu’il ne fera aucune difficulté pour me rendre ma parole… d’autant plus que je n’en demeurerai pas moins un de ses partisans… Êtes-vous satisfait, vicomte ? »

Ferrière était stupéfait de la facilité de sa victoire. Il regardait son père avec des yeux fous. Et comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles, il balbutia :

« Quoi, monsieur, vous avez cette bonté de consentir ?…

– Eh ! fit le vidame avec une brusquerie affectée, je ne veux pas que vous mourriez, moi. »

Ferrière se précipita aux genoux de son père et saisit sa main, qu’il porta respectueusement à ses lèvres :

« Ah ! mon père ! s’écria-t-il d’une voix que la joie faisait trembler, c’est maintenant que je vois combien vous m’aimez ! Car, je le sens, vous me faites un grand sacrifice en renonçant à cette union.

– Dites un sacrifice immense, vicomte, fit le vidame avec une pointe d’amertume. Mais il faut bien que nous, les vieux, nous sachions nous sacrifier à nos enfants puisqu’ils refusent d’entendre la voix de la raison. »

Il demeura un moment pensif, poussant des soupirs.

Ferrière, qui s’était redressé et se tenait respectueusement debout devant lui, se garda bien de troubler sa méditation.

Au bout d’un instant de silence, le vidame reprit la conversation.

« Voyons, vicomte, parlez-moi maintenant de celle que vous avez choisie et sans qui la vie, pour vous, serait sans charme. »

On pense bien que notre amoureux ne se fit pas prier. Et il entama un interminable couplet de louanges dithyrambiques en l’honneur de Fiorinda.

Le vidame l’écouta avec une patience inaltérable.

« Allons, dit-il quand il put placer son mot, vous la voyez parée de toutes les perfections.

– C’est qu’elle les a toutes, mon père ! interrompit Ferrière avec une chaleureuse conviction.

– Soit, je ne demande pas mieux que de vous croire. Mais voyons à quelle maison appartient cette perle rare ? A-t-elle du bien ? Comment s’appelle-t-elle, enfin ?

– Elle est seule au monde, monsieur. Elle est pauvre. Elle se nomme Fiorinda. »

Ici, le vidame commença à froncer le sourcil. Son attitude cessa d’être paternelle. Il reprit cet air sévère, quelque peu distant, qu’il affectait vis-à-vis de son fils. Il réfléchit une seconde, et en soupirant :

« C’est regrettable », dit-il enfin.

Et il insista :

« Très regrettable… Quand je pense que vous refusez… Oui, vous avez raison ; ne récriminons pas. Eh bien, vicomte, il ne sera pas dit que je me serai arrêté plus longtemps sur une misérable question d’argent. Cette jeune fille n’a pas de biens. Nous nous en passerons, voilà tout. Heureusement, vous en possédez, vous, pour deux.

– Ah ! monsieur, murmura Ferrière, très ému, vous êtes la bonté même ! Je ne sais pas comment vous remercier…

– Ne parlons pas de cela. Vous êtes en train de me faire faire une folie. Ne la faisons pas à moitié. Comment m’avez-vous dit déjà que se nomme cette jeune fille ?

– Fiorinda, monsieur.

– Fiorinda ! Joli nom, ma foi. Quelque étrangère… Sans doute quelque dame de la suite de la reine Marie Stuart ou de la reine Catherine de Médicis… Vous dites Fiorinda… Fiorinda comment ?

– Fiorinda tout court, monsieur. Elle ne se connaît pas d’autre nom… Elle n’est de la suite d’aucune reine… Elle n’est ni noble ni bourgeoise. C’est une humble fille du peuple et elle vit de son travail… Et ce travail consiste à dire la bonne aventure sur les places et les carrefours. »

Il n’était jamais entré dans la pensée de Ferrière de dissimuler la moindre des choses sur la situation de Fiorinda. Ayant dit d’une traite ce qui était le plus dur à dire, il souffla fortement, se sentit soulagé, et retrouva tout son calme, tout son sang-froid.

D’une voix blanche le vidame prononça :

« Je me disais aussi : Voilà un nom qui ne m’est pas inconnu. L’idée ne me serait jamais venue qu’il pouvait être question de cette bohémienne qu’on voit courant les rues du matin au soir… Une coureuse des rues !… Mais, monsieur, un gentilhomme qui se respecte ne donne pas son nom à une fille de cette espèce. Il la prend pour maîtresse et c’est encore beaucoup d’honneur qu’il lui fait. Celle-ci vous plaît ?… Prenez-la et n’en parlons plus. »

Ces paroles et le ton souverainement dédaigneux sur lequel elles étaient prononcées amenèrent la rougeur de l’indignation au front de Ferrière. Peu s’en fallut qu’il n’éclatât. Il se contint cependant, mais ce ne fut pas sans peine. Et ce fut d’une voix où l’on sentait gronder la révolte qu’il répondit :

« Prenez garde, monsieur, vous vous trompez, Fiorinda n’est pas ce que vous lui faites l’injure de croire qu’elle est. Et si vous n’étiez mon père, j’aurais… Fiorinda est une honnête fille, digne de tous les respects. Ne l’oubliez pas, monsieur, je vous en supplie…

– Allons donc ! Montrez-lui une bourse convenablement garnie, à cette honnête jeune fille, et vous la verrez vous suivre partout où il vous plaira de la mener. C’est une aventure qui a dû… »

Il n’acheva pas la phrase. Ferrière, livide, la mâchoire contractée, l’œil injecté, les poings crispés, interrompit brusquement, d’une voix rauque :

« Pas un mot de plus, monsieur, pas un !… Si vous laissiez tomber l’insulte que je lis dans votre pensée, je crois, oui, je crois que j’oublierais que vous êtes mon père. Je serais capable !…

– Dieu me pardonne, interrompit à son tour le vidame avec une inexprimable majesté, je crois que vous menacez votre père, monsieur !

– Monsieur, reprit Ferrière d’une voix blanche, méconnaissable, avec un calme plus effrayant que les éclats de la plus violente colère, j’insulterais, je menacerais, je tuerais le Christ lui-même si, descendu de sa croix, il osait proférer l’injure que je viens d’arrêter sur le bout de vos lèvres.

– Horrible blasphème ! » lança le vidame, qui se signa dévotement.

Seulement, il comprit que son fils était dans un état voisin de la folie, que sur un mot de plus de lui cet enfant, qui jusque-là s’était toujours montré respectueux et obéissant, oublierait tout pour se dresser devant son père la menace à la bouche, et qui sait ? l’arme au poing.

Et il eut peur de cela, il voulut éviter cet irréparable malheur. Et il n’insista pas. De ce même air froid, il déclara :

« Vous êtes fou, monsieur, fou à lier. C’est ce qui fait que je veux bien oublier les inqualifiables paroles que vous venez de m’adresser. Mais n’attendez pas de moi que je prolonge cette discussion : on ne discute pas avec les fous. Allez, vicomte, rentrez chez vous. Demain, dans quelques jours, quand vous serez revenu à la raison, nous reprendrons cette conversation. »

Ferrière comprit que son père ne voulait pas le pousser à bout. Il lui sut gré de sa longanimité. Mais il comprit aussi qu’un semblable entretien, qui du premier coup s’était élevé à un diapason si aigu, ne pouvait être repris. C’était sur l’heure qu’il fallait liquider.

« Monsieur, dit-il respectueusement, excusez-moi si je résiste à votre ordre. Mais je crois que le mieux est d’en finir au plus vite. »

Le vidame fut dupe de ce calme apparent. Il réfléchit une seconde, et, croyant qu’il pourrait lui faire entendre raison :

« Soit, dit-il, peut-être avez-vous raison. »

Il allait entamer une sorte de sermon. Ferrière lui coupa la parole :

« Monsieur, dit-il d’une voix émue, je vous supplie humblement de me donner votre consentement. Je vous en supplie à deux genoux. (Effectivement, il se laissait tomber rudement sur les deux genoux.) Je vous ai gravement offensé, monsieur, je vous en demande pardon… Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir à quelles violences peut se porter un homme que la passion étreint.

– Dites : que la passion aveugle, interrompit le vidame.

– Si vous voulez, monsieur, consentit docilement Ferrière. Vous avez toujours été d’un tempérament calme, pondéré, presque froid. C’est fort heureux pour vous. Moi, monsieur, je suis un exalté !… Je vous dis cela, non pour excuser, mais pour expliquer un oubli involontaire. Voyons, monsieur, ne vous laisserez-vous pas attendrir ? Vous êtes mon père, pourtant. Et si je vous dis que la vie ne m’est plus rien si je ne dois avoir la compagne que je me suis choisie, demeurerez-vous inflexible ? Ne m’avez-vous donné le jour que pour faire de moi ma vie durant le plus misérable des humains ? Ce n’est pas possible. Je vous jure, monsieur, que Fiorinda est plus pure que ne sont les nobles dames que vous voudriez me voir épouser… Elle est pauvre, elle n’a pas de nom, pas de titres, pas de terres… Eh ! mon Dieu, n’ai-je pas de tout cela à revendre moi ? »

Le pauvre Ferrière, un long moment, laissa déborder son cœur aux pieds de son père. Il fut éloquent, de cette éloquence simple et forte qui vient du cœur.

Malheureusement, il s’attaquait à un préjugé, le plus redoutable de tous, que son père avait au plus haut point : le préjugé de caste. Car, au fond, c’était cela : Fiorinda n’était pas « née ».

Ferrière finit par comprendre que son père ne se laisserait pas fléchir. Et il se releva péniblement, le désespoir dans l’âme.

Le vidame quitta son fauteuil. Il se tint debout devant Ferrière. Et il parla, de sa même voix douce, sans éclats, sans gestes, le visage figé dans une immobilité de marbre. Et ce calme apparent soulignait encore l’outrance des mots, indiquait que ni prières ni menaces, rien ni personne au monde ne le ferait revenir sur l’implacable décision qu’il signifiait :

« Monsieur, dit-il, sachez-le – et que Dieu me juge et me condamne si je blasphème – je vous tuerais de ma propre main, plutôt que de consentir à cette union honteuse qui déshonorerait à tout jamais un nom qui, jusqu’à ce jour, est demeuré sans tache. Vous m’entendez, monsieur ? Je vous tuerais de ma main. »

Mais il arriva que ces horribles paroles dépassèrent le but qu’il se proposait d’atteindre. La menace ne pouvait pas effrayer Ferrière. Elle ne fit que le confirmer dans sa résolution. Et alors, pour la première fois, il songea que puisque son père le prenait sur ce ton, il était une autre solution, pénible, certes, mais beaucoup plus pratique et plus sage que de se passer stupidement son épée au travers du corps. Et cette résolution, c’était de se passer du consentement paternel. Et ce fut avec un calme qui n’avait plus rien de forcé qu’il répondit tranquillement :

« J’entends, monsieur. »

Le vidame reprit, sans élever la voix :

« J’ai eu la faiblesse de discuter avec vous. J’ai eu tort. C’est une erreur que je ne commettrai plus. Voici quelle est ma volonté formelle que je vous signifie : Je vous accorde la journée de demain pour réfléchir. Demain soir, à pareille heure, vous viendrez m’engager votre parole que vous acceptez l’union que je vous propose. À ce prix-là, seulement, j’oublierai que vous avez été assez dénaturé pour vous révolter contre l’autorité paternelle. Allez, monsieur.

– Un instant encore, s’il vous plaît, monsieur, fit Ferrière d’une voix douce et attristée. Et si demain je viens vous dire que je persiste dans ma rébellion, qu’arrivera-t-il ?

– Je considérerai que je n’ai plus de fils.

– C’est le plus grand malheur qui pourrait s’abattre sur moi. Mais, monsieur, il est bien inutile d’attendre jusqu’à demain. Rien ne me fera changer de résolution. Je préfère vous le déclarer tout de suite : je n’aurai pas d’autre épouse que celle que mon cœur a élue.

– Vous oubliez que je ne changerai pas non plus de résolution : vous n’aurez jamais mon consentement. Alors ?

– Alors, monsieur, je viens de penser que je n’ai que vingt-deux ans. J’ai de longues années devant moi. Je réfléchis qu’il serait abominable vraiment de me condamner à passer ces années dans le désespoir et la douleur, tout cela pour un préjugé de caste respectable si on veut, mais qui ne vaut pas qu’on lui sacrifie deux existences. Je trouverai, n’en doutez pas, un prêtre qui consentira à nous unir sans exiger le consentement paternel. »

Cette fois, ce fut le vidame qui chancela, et qui, d’une voix troublée, s’écria :

« Quoi ! vous oserez passer outre ma volonté ?

– J’aurai ce regret, monsieur.

– Ah ! fit le vidame qui déjà se remettait, j’aurais dû penser que vous n’auriez jamais le courage de vous meurtrir vous-même. Par Dieu, les jeunes gens d’aujourd’hui tiennent étrangement à leurs précieuses personnes. C’est si simple, en effet, de se passer du consentement paternel. Eh bien, monsieur, voilà un arrangement auquel je n’aurais pas songé, je l’avoue. Et comme tout s’arrange : vous ne vous tuez pas, je ne vous tue pas. Nous sauvons tous les deux notre âme dont le salut se trouvait compromis par ce meurtre. Mais c’est parfait. Allez, courez vous faire unir clandestinement par un prêtre complaisant, allez donc, vous dis-je, et que ma malédiction vous accompagne. »

Il s’était animé peu à peu, sa voix s’était enflée et c’était dans un grondement sauvage qu’il avait lancé sa malédiction.

« Mon père !… supplia Ferrière ému jusqu’au fond des entrailles.

– Je ne suis plus votre père ! interrompit le vidame d’une voix tonnante. Je n’ai plus de fils !… Hors d’ici !… Hors d’ici, vous dis-je, ou j’appelle mes laquais et je vous fais jeter dehors comme un ribaud, comme un truand que vous êtes. Dehors ! »

Ferrière comprit qu’il n’y avait rien à dire. Il était bouleversé. Mais pas un instant sa résolution ne fut ébranlée. Il s’inclina silencieusement devant son père et se dirigea lentement vers la porte du petit perron.

Avant de franchir le seuil, il se retourna et jeta sur son père un regard suppliant.

Le vidame était demeuré debout au milieu de la vaste salle. Il se tenait droit, raide, comme pétrifié. Il leva le bras, l’allongea dans un geste impérieux et gronda une dernière fois :

« Hors d’ici !… »

Longtemps après que la porte se fut fermée sur son fils, le vidame demeura figé dans son attitude. Enfin il se laissa tomber, accablé, dans son fauteuil. Deux larmes brûlantes jaillirent de ses paupières rougies, glissèrent lentement sur ses joues pâles, allèrent se perdre dans son opulente barbe blanche. Et il murmura dans un sanglot :

« Je n’ai plus de fils. »

Il resta ainsi un long moment. Puis il se redressa péniblement et, courbé, voûté, il se tint debout au milieu de la pièce, promenant un œil rêveur sur les tableaux qui la garnissaient et qui étaient tous les portraits des Ferrières disparus. Il leva vers eux ses mains tremblantes comme pour les prendre à témoin et, d’une voix plus ferme, il prononça tout haut :

« Vous avez vu, vous avez entendu. Je suis sûr que vous m’approuvez. »

D’un pas lourd, chancelant, il se dirigea vers sa chambre, où il s’enferma.

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